Une des joies de l’accompagnement intellectuel et spirituel est de recommander à quelqu’un d’autre un livre qui a profondément influé sur notre propre cheminement. Et de découvrir ensuite que l’ouvrage recommandé a, à son tour, enrichi la vie de notre étudiant ou de notre ami.
Joseph Ratzinger lui-même a bénéficié d’un tel cadeau. Il a raconté comment, au séminaire, un étudiant de cycle supérieur lui avait recommandé le classique Catholicisme d’Henri de Lubac, et comment ce livre était « devenu un jalon essentiel » de son propre parcours théologique.
Un des propres livres de Ratzinger est lui-même devenu un tel classique : Introduction au christianisme. Je l’ai recommandé avec plaisir à une génération d’étudiants en théologie, et leur réaction a été aussi enthousiaste et reconnaissante que celles de leurs prédécesseurs qui, à l’origine, assistaient aux conférences du jeune théologien de Tubingen en 1967.
Relisant cet ouvrage récemment avec un groupe d’étudiants de troisième cycle, j’ai été une fois de plus frappé par la force qui en émane. Le seul regret qu’ils ont exprimé est de ne pas en avoir eu connaissance plus tôt dans leur parcours théologique.
Une partie de l’œuvre semblait particulièrement parlante, étant donnée la proximité du grand triduum pascal. Ratzinger présente une réflexion courte, mais pénétrante sur un article du symbole des apôtres qui fait état de la descente du Christ aux enfers. Tout au long du livre, l’auteur fait preuve d’une conscience aigüe de la nécessité de s’adresser à nos contemporains, homme ou femme, qui trouvent le langage de la foi curieux, pour ne pas dire franchement mythologique.
Aussi formule-t-il l’objection carrément : « Il se peut qu’aucun article de la Foi ne soit aussi loin de l’actuelle attitude d’esprit que celui-ci. » Une solution facile, proposée par les « démythologiseurs » d’allégeances diverses, est tout simplement d’éliminer la pierre d’achoppement. On pourrait appeler cela « l’option Bultmann ». Mais Ratzinger est trop respectueux de la Tradition et il étudie avec trop de discernement la condition humaine pour choisir une échappatoire si facile.
Au contraire, à la manière d’un mystagogue, il sonde le mystère, particulièrement associé au samedi saint, et constate que cela résonne avec une force particulière à une époque où Dieu semble être devenu tellement silencieux, éminemment absent des affaires humaines, « que personne n’a plus besoin de le nier, mais peut tout simplement l’ignorer ».
Parmi les aperçus que présente Ratzinger, il y a une considération profondément réfléchie sur « l’enfer ». Il écrit : « S’il existait une chose comme une solitude impénétrable et inaccessible à la parole d’un autre ; s’il pouvait exister un état d’abandon si profond qu’aucun « toi » ne puisse plus l’atteindre, alors nous aurions une solitude et une épouvante vraiment totales, ce que la théologie appelle « l’enfer ».
Eh bien précisément, par sa descente aux enfers, Jésus est confronté à l’isolement et à la carence radicale qu’entraine la mort. Par sa descente aux enfers, il apporte la communion à ceux qui souffrent la peine de la séparation. Voilà, c’est pour la communion que sa passion est consommée : Jésus qui ne connaissait pas le péché, boit jusqu’à la lie amère, la coupe qui, par le péché sépare l’humanité des autres et de l’Autre, et en fait une coupe de bénédiction et d’action de grâces.
Ainsi Ratzinger soutient, « dans sa passion, le Christ est descendu dans les abîmes de notre abandon. Là où plus aucune voix ne peut nous atteindre, il est là…la mort n’est plus un chemin de solitude glacée ; les portes du sheol sont ouvertes. »
Comme Joseph Ratzinger a pu l’espérer, ses réflexions ont fait fuser celles de ses lecteurs. Le texte lui-même n’aborde pas de façon explicite la question de savoir si la descente aux enfers du Christ affecte le salut de tous : position désignée traditionnellement sous le terme « d’apocatastasis ». Nombreux sont ceux qui aujourd’hui affirment que « nous pouvons oser espérer que tous sont sauvés.» (Un livre de Balthasar le dit) ; mais, sagement, ils évitent toute espèce de déclaration péremptoire.
Dans la même veine, réfléchissant sur le mystère de la descente aux enfers, une idée a émergé. Elle est reliée à la grande parabole du grand Inquisiteur dans les Frères Karamazov de Dostoïevsky. La descente du Christ parmi les morts, sa présence avec eux dans leur terrible solitude est de l’ordre d’une étreinte silencieuse, d’un baiser, non de traîtrise, mais d’amour et de compassion. Il offre le pardon, la reconstruction et le renouveau.
Mais cette étreinte peut, à la dernière minute, être refusée et rejetée. Et la créature, dans sa liberté peut choisir de se détourner, et se ratatiner intérieurement jusqu’au point du non-être.
Quarante ans après que le jeune Joseph Ratzinger ait donné ses splendides conférences, Benoit XVI, âgé, a rédigé sa magnifique encyclique Spe Salvi, sur l’espérance chrétienne. Il y concède qu’il peut y avoir des « personnes pour qui tout est devenu mensonge, des personnes qui ont vécu pour la haine et ont supprimé tout amour au-dedans d’eux-mêmes ». Tragiquement, ces gens-là pourraient ne pas se repentir, même si quelqu’un se levait d’entre les morts.
Cependant, le dernier mot reste l’espérance. Il ne s’agit pas d’un espoir centré sur soi, d’un espoir privé, mais d’une espérance radicalement communautaire et par là même vraiment catholique. Avec des mots qui continuent de faire écho au Catholicisme d’Henri de Lubac, Benoit XVI écrit : « Notre espérance est toujours essentiellement une espérance pour les autres ; c’est comme cela seulement qu’elle est vraiment espérance pour moi aussi. Comme chrétiens, nous ne devrions jamais nous limiter à demander : comment puis-je me sauver moi-même ? Nous devrions aussi demander : que puis-je faire pour que les autres soient sauvés, et que pour eux aussi l’étoile de l’espérance puisse se lever ? Alors, j’aurai fait mon maximum aussi pour mon propre salut. »
La grande icône orientale de la Résurrection dépeint le Christ victorieux qui descend au sheol. Il saisit fermement les mains de nos premiers parents, les libérant de leur auto-emprisonnement. Mais l’imagination chrétienne peut aussi prévoir la suite. Après les avoir délivrés, Jésus les tourne alors l’un vers l’autre, pour que, après une si longue séparation hostile, ils puissent à nouveau s’étreindre. L’étreinte silencieuse du samedi saint, avant qu’ils ne montent ensemble dans la joie de Pâques.
https://www.thecatholicthing.org/2016/03/26/holy-saturdays-silent-embrace/
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