L’ÉTRANGE PARTIE DE CARTES - France Catholique
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Noël : Dieu fait homme
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L’ÉTRANGE PARTIE DE CARTES

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Nous fonçons au travers de la révolution informatique dans l’aveuglement général. Les soucis les plus souvent exprimés sont celui de l’atteinte aux libertés et celui de la « révolte des robots ». Passons sur le second, vulgaire ressac dans l’opinion d’un thème de science-fiction très antérieur à l’informatique et sans rapport avec la vérité. Ce « robot »-là est comme on sait une invention de l’écrivain tchèque Karel Capek, ce n’est pas le nôtre. On le trouve déjà d’ailleurs dans les rêveries de Cyrano de Bergerac, sous Louis XIII, et même dans Homère qui pour l’occasion inventa le nom d’automate (to automaton). Les automates d’Homère sont une anticipation de trente siècles : ils servent à table, ils aident Vulcain dans sa forge, ils remplacent les chiens de garde. Ils sont plus près de la réalité que les robots de Capek1. Quant à l’« atteinte aux libertés » souvent redoutée, elle est vue comme l’excès possible d’une bureaucratie universelle et instantanée. On imagine des transferts d’informations entre nos dossiers chez le fisc, dans les banques, à la police, chez notre employeur, notre médecin, à la sécurité sociale, etc. Transferts ne présentant en effet aucune difficulté technique si ces divers dossiers ne sont défendus par des codes. Et évidemment la loi, et tout aussi bien l’illégalité d’État telle qu’elle existe dans les États totalitaires, sont maîtresses de ces codes. La vigilance s’impose donc mais ce danger est simple, facile à concevoir, et surveillé par une Commission ad hoc2. Bientôt on pourra discuter philosophie avec une machine C’est ailleurs que se fait la révolution informatique : dans des domaines où non seulement la liberté la plus totale existe, mais où elle est nécessaire, et où elle va changer complètement la nature de la relation sociale et celle de l’homme même. J’ai déjà évoqué (FC n° 1990, 8.02.85), sur le ton plaisant, les « machines parlantes », annonçant qu’avant une génération l’on pourrait discuter philosophie avec une machine, et même l’écouter produire des histoires drôles inédites3. Est-ce à dire que la machine « pense » ? Ou, qu’un jour, elle « pensera » ? Non. Cela se démontre, et il importe de le démontrer et que la démonstration (bien connue des informaticiens) soit comprise aussi du public, car à partir d’un certain niveau de progrès la machine donnera l’illusion de penser. A. M. Turing, que j’ai déjà cité, a même montré dans un raisonnement célèbre appelé « paradoxe de Turing » qu’à partir d’un certain niveau de progrès il deviendra impossible d’imaginer un test permettant de distinguer extérieurement, par l’expérience, entre un homme et la machine4. Autrement dit, si une Machine de Turing tombait du ciel, nous ne pourrions jamais savoir si c’est un être raisonnable ayant une âme créée à l’image de Dieu, ou une ferraille. Aucun autre moyen, s’entend, que le fer à souder pour voir de quoi elle est faite. Et pourtant la différence est fondamentale (évidemment) : la machine ne pense pas, elle ne fait rien qui ressemble si peu que ce soit à la pensée consciente, elle ne fait que produire de la logique. La pensée humaine ne produit pas de la logique. La logique est une invention récente dans l’histoire des hommes5. Encore aujourd’hui la logique n’est pas plus innée que le nombre Les premières œuvres du génie humain sont des histoires, des épopées, des mythes. Notre système de numération décimal nous renvoie à un temps où l’homme, ne sachant pas encore ce qu’est un nombre, se servait de ses dix doigts pour se passer de numération. Il n’est pas impossible que le nom des chiffres de un à dix ait été d’abord tout simplement le nom de chaque doigt en commençant par le pouce de la main droite (mais ce n’est là qu’une hypothèse). Les hommes se sont d’abord passés de logique, faisant, en parlant, de la logique très élémentaire, et sans le savoir. Cette logique était perdue dans un discours inventé pour exprimer des sensations, des images, des histoires, comme font les enfants de quatre à cinq ans. La formalisation du raisonnement juste, avec conscience de sa forme, commence chez les Grecs et atteint une première maturité avec Aristote. En résumé la logique humaine a commencé par le flou et s’en est péniblement dégagée par un effort séculaire, douloureux, génial. Encore maintenant elle n’est pas innée, pas plus que le nombre. L’homme ne sait pas compter en naissant, il doit apprendre sa table de multiplication (sans y arriver toujours, problème de M. Chevènement6). Il doit faire un effort pour comprendre que le syllogisme : « Socrate est un homme ; or Socrate est mortel ; donc les hommes sont mortels » est faux. De cet effort, même maintenant la plupart des hommes sont encore incapables, il suffit pour s’en rendre compte d’écouter les discours politiques : « M. Untel vient d’être arrêté pour escroquerie ; or il appartient à tel parti, donc le parti en question est un parti d’escrocs » (en général, on s’abstient de formuler le donc qui conduirait au procès de diffamation perdu, car les juristes, eux, savent la logique : on laisse donc l’auditeur conclure, ce qu’il fait en forte proportion)7. À ce comportement de l’homme s’oppose la rigidité originelle de la machine, qui est absolue, mécanique (mechanê veut dire machine en grec). Elle commence par la mémoire formelle, absolue du dictionnaire, du formulaire (que nous n’avons pas8), par le seul système de numération qui soit aussi la règle fondamentale de la logique (0 et 1, oui et non), par le syllogisme infaillible (se rappeler l’aphorisme Enlart N° 1 : « Si l’ordinateur s’est trompé, videz le programmeur »9). Il est, certes, difficile de faire comprendre comment, à partir de cette rigidité de même nature que la machine à coudre et que la bicyclette, on arrive progressivement et sans innovation à obtenir une machine qui, déjà, vous bat aux échecs, compose des fugues à six voix, et demain soutiendra infatigablement votre conversation sans jamais se tromper. Nous deviendrons de plus en plus homme, de moins en moins machine Cependant, le principe n’est pas compliqué, et j’ai signalé dans mon dernier article sur ce sujet un petit livre qui l’explique très bien (a). Nous vivons l’époque extraordinaire où l’esprit de l’homme et l’activité de la ferraille commencent à se compléter. De plus en plus vite et de plus en plus radicalement, tout ce qui dans notre pensée est activité logique va être assumé par la machine, qui sans doute, en retour, nous obligera à devenir de plus en plus homme et de moins en moins machine. Ce n’est pas là optimisme béat, car être plus homme ne signifie pas être meilleur. La machine ne fait qu’accroître notre liberté, dont nous faisons ce que nous voulons, le meilleur, le pire, ou rien, ou tout le reste (b). Mais il faut être spirituellement prêts aux temps qui s’annoncent10. Je donnerai, pour finir, un exemple de recherches actuelles. Le cinéma fantastique nous a habitués à voir des êtres inexistants, entièrement fabriqués par l’homme aidé de la machine, et qui nous semblent aussi vivants que nous-mêmes. On travaille actuellement à reproduire aussi des êtres réels, pouvant être étudiés à loisir sur des films, comme Raimu, Gabin, le Général de Gaulle. Un jour − dans dix, vingt ans −, ces êtres ressusciteront sur nos écrans, jouant des rôles inventés longtemps après leur mort, donnant la réplique à des acteurs réels. De Gaulle, Churchill, Staline et Roosevelt jouant la fameuse partie de cartes, celle de Pagnol, pas de Yalta… Pourquoi pas ? Encore un peu de temps, et il suffira qu’un réalisateur en ait l’idée. Aimé MICHEL (a) C. P. Enlart : Fondements humains des programmes et métaprogrammes, titre regrettablement abstrus (le lecteur pourra, pour commencer, survoler les 10 ou 12 premières pages). Editions Cohérences, 2, rue du Donon, B.P. 47, 67034 Strasbourg Cedex. (b) Un lecteur dont j’ai égaré l’adresse, M. Y. Nourrissat, m’écrit pour la deuxième fois que la science actuelle est fausse, puisque (croit-il) elle contredit la Bible. Je crois plutôt remarquer que plus la science évolue et mieux apparaît l’immense vérité biblique (mais l’informatique est une technique plutôt qu’une science). Chronique n° 400 parue dans France Catholique − N° 1999 −12 avril 1985. La photo d’un robot plus ou moins anthropomorphe illustre l’article. Elle est accompagnée de cette légende : « À l’exposition de Tsukuba, le robot joueur d’orgue eut un grand succès. Il est capable de lire chaque note, mais le cœur y est-il ? » Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 10 juillet 2017

 

  1. Il a déjà été question des rêveries de Cyrano de Bergerac dans chronique n° 280, L’âme perdue – Racine est-il le Freud du XVIIe siècle ? (25.11.2013 ; bien que j’y ai omis la description des robots). Parlons plutôt de ceux d’Homère en suivant l’article qu’Aimé Michel leur a consacré (« Sur deux passages de l’Iliade », Lumières dans la Nuit, n° 145, mai 1975, pp. 3-4 ; trad. anglaise « On Two Passages of the Iliad », Flying Saucer Review, vol. 21, n° 6, 1975, publié en avril 1976, pp. 5-7). L’histoire se passe au temps de la guerre de Troie alors qu’Achille est en fâcheuse position. Sa mère, la divine Thétis, se rend donc auprès d’Héphaïstos pour qu’il lui fasse une armure adaptée (chant XVIII, vers 367 et sq.) « (…) Thétis aux pieds d’argent arrive dans la demeure d’Héphaïstos, demeure impérissable et étoilée éclatante entre toutes aux yeux des immortels, toute en bronze et construite par le Boiteux lui-même [ce Boiteux est Héphaïstos, voir plus loin]. Elle le trouve tout suant, affairé autour de ses soufflets (= engins). Il est en train de fabriquer des trépieds – vingt en tout – qui doivent se dresser tout autour de la grande salle, le long de ses beaux murs bien droits (des murs de “bronze”, ne l’oublions pas). À la base de chacun d’eux, il a mis des roulettes en or, afin qu’ils puissent d’eux-mêmes entrer dans l’assemblée des dieux. Merveille à voir ! » Aimé Michel commente : « Deux détails sont d’une frustrante concision : premièrement ces trépieds se meuvent d’eux-mêmes. Et, attention ! Ce mot innocent en français (…) “d’eux-mêmes”, il faut le lire en grec : car ce mot n’est autre que le mot “automate” qui fait à cette occasion son entrée dans le vocabulaire universel et dans l’histoire des idées. » Ces « trépieds » seraient donc des robots ou automates selon le vocabulaire de notre époque. Plus loin dans le récit, Héphaïstos accède à le demande de Thétis de forger une cuirasse incomparable au vers 410 : « Il dit, et quitte le pied de son enclume (il vaudrait mieux traduire table de laboratoire), monstre essoufflé et boiteux, dont les jambes grêles s’agitent sous lui. Deux servantes en or soutiennent sa marche. Elles sont en or, mais elles ont l’aspect de vierges vivantes. Il y a une raison dans leurs organes. Elles ont la voix et la force, elles sont habiles aux travaux des dieux. Elles font de leur mieux pour soutenir leur seigneur. » « Encore des robots, commente Michel ; mais plus charmants ! En or, ayant l’aspect de jolies filles et possédant la raison dans leurs organes ! ». Ce n’est pas tout. Toujours dans l’Iliade mais au début (chant V, vers 748) le poète explique comment fonctionnent les portes de l’Olympe « demeure des Dieux » : « Ces portes que gardent les Heures, dit-il, s’ouvrent et se ferment d’elles-mêmes en mugissant et déplaçant une épaisse nuée. Aux Heures est commise la garde de l’entrée de l’Olympe et du vaste ciel. En d’autres termes, ces portes s’ouvrent et se ferment à heure fixe, donc sur une commande astronomique. (…) [Ce] sont des automates. (…) Et tout cela se passe dans un ciel étoilé. De nombreux passages, dont je ne fatiguerai pas le lecteur, montrent bien que l’Olympe des Dieux n’a rien à voir avec la montagne qui porte son nom. Par exemple, il est dit, v. 750 et la suite, que Cronos est assis sur le plus haut sommet de l’Olympe, à l’écart, hors des portes (de sa demeure céleste). » (Le lecteur intéressé trouvera aisément le texte complet sur la Toile, par exemple dans la traduction de Lecomte de Lisle : https://mediterranees.net/mythes/troie/iliade/chant18.html et https://www.mediterranees.net/mythes/troie/iliade/chant5.html). Ces descriptions sont fort inattendues : en effet « Ni dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, ni dans aucun poème de la même époque (par exemple Hésiode) il n’existe de merveilleux technologique. Le merveilleux homérique est par essence poétique et irréaliste, à la rigueur symbolique. Les dieux se déplacent sur des chars aériens tirés par de magnifiques chevaux, les miracles qu’ils font sont ceux que l’on trouve dans les contes de fées et qu’inventent encore au XXe siècle les petits enfants. Seul Héphaïstos n’opère aucun miracle. Ce qu’il fait en revanche nous semble extrêmement familier : il fabrique des machines, et des machines comme le XXe siècle finissant commence d’en voir : essentiellement des robots. (…) » » Mais il y a plus. En lisant cet épisode d’Homère, on a l’impression qu’il rapporte un fait, pour lui certes miraculeux, mais auquel il n’attache aucune importance particulière. Rien donc dans son récit ne donne à entendre qu’il voit une différence quelconque entre des mécanismes automatiques reproduisant les effets de la raison et les chevaux d’Apollon tirant le char du Soleil. La singularité du merveilleux technique ne le frappe pas, parce qu’il ne sait pas qu’il y a singularité, il ne sait pas que ce merveilleux est différent. Pour lui, tout cela est de la magie. (…) Bref, il est clair qu’Homère ne comprend pas ce qu’il raconte, et que du reste il ne s’y intéresse guère. Il répète, magnifiquement c’est certain, mais sans le comprendre, un récit plus ancien que lui et dont le sens s’est perdu. (…) » » Que faut-il donc imaginer, si l’on s’en tient strictement à ce qui est écrit, autrement dit si on se met à la place des Grecs des temps homériques, ignorants de toute cosmogonie et de toute géographie correcte, et qui prenaient à la lettre les récits du poème ? Qu’un certain Héphaïstos, dont le portrait est à retenir, vivait dans un antre de “bronze étoilé”, loin de la Terre, et qu’entre autres choses il y fabriquait des automates et des robots. Qu’il y avait dans le ciel “une demeure des Dieux”, aux portes immenses, “mugissantes” quand elles s’ouvraient (…). Libre à chacun d’expliquer cela à sa façon. » Aimé Michel écarte Dédale, Icare, l’Atlantide, « rêves trop faciles » qu’il n’aime pas. Alors où chercher ? En suivant quelque variante de la thèse de son ami Paul Misraki (voir la note 6 de la chronique n° 377, Misraki–Samivel : La musique des âmes et celle des cimes – Un musicien hanté par les Autres Mondes, 21.03.2016) ou en invoquant une vision prémonitoire par le poète ? Ou bien, toutes ces hypothèses étant en conflit avec les idées dominantes, en mettant les anachronismes d’Homère au compte de simples coïncidences à oublier au plus vite ?
  2. Il est question de la Commission Informatique et Liberté dans les chroniques n° 245, La chaise auscultatrice – Les interfaces neuronales directes : passé, présent et futur (02.02.2015) et n° 257, Le Dieu des savants (25.02.2013).
  3. Il s’agit de la chronique n° 397, Petite apocalypse des machines parlantes – L’ordinateur et vous, 06.0.3.2017.
  4. Le désormais célèbre Turing et son « paradoxe » (généralement appelé « test de Turing ») font notamment l’objet de la chronique n° 181, Des machines intelligentes – Ordinateurs intelligents de Turing et machines autoreproductrices de von Neumann, 19.08.2013.
  5. Il est surprenant de voir si souvent confondues conscience (ou pensée) et intelligence (ou logique). Ainsi, beaucoup d’informaticiens, qui se qualifient de transhumanistes, croient que l’ordinateur est l’avenir de l’homme. Pour que leur rêve ait une chance d’advenir il faudrait que la nature soit telle que la conscience puisse naître du grand nombre d’interconnexions entre les composants du cerveau (les neurones chez l’animal et l’homme), ou de leur équivalent chez la machine, et d’une judicieuse organisation d’ensemble de ceux-ci. Personne ne prétend savoir où se situe le nombre seuil, en quoi consiste cette organisation nécessaire et suffisante, ni ce qui se passe exactement dans un cerveau qui franchit ce seuil (ou un « cerveau » artificiel qui le franchirait). Mais quelle que soit l’opinion qu’on professe à ce sujet, il faudrait bien admettre (si les choses étaient ainsi) qu’il se passe quelque chose qui transforme le « tas de ferraille » qu’est l’ordinateur, certes capable de traiter de l’information de manière logique (intelligente si on veut), mais intrinsèquement sourde et aveugle, en un « être sentient et conscient », ce qui n’est pas du tout la même chose. C’est d’autant moins la même chose que l’on connait chez l’homme des pathologies, comme la « vision aveugle » qui dissocient la capacité de traiter l’information (qui est présente) et la prise de conscience de ces informations (absente, elle, d’où la cécité). (Voir à ce sujet la note 1 de la chronique n° 278, Vers la médecine automatisée – Capacités et limites des futures machines intelligentes, 07.12.2015). (Toutefois, je ne suis pas convaincu par la remarque d’Aimé Michel qui suggère qu’en examinant « au fer à souder de quoi la Machine de Turing est faite » on pourrait être sûr qu’elle n’est pas consciente.)
  6. Jean-Pierre Chevènement est à l’époque Ministre de l’Éducation nationale. Dans une circulaire de son ministère sur l’école maternelle on peut lire ceci : « Progressivement, l’enfant découvre et construit le nombre. Il apprend et récite la comptine numérique ». Il s’agit d’enseigner (différemment, mieux, plus tôt, dès l’école maternelle) le comptage à l’école. Certains accusent ces méthodes venues d’outre-Atlantique d’avoir produit « un effondrement du calcul chez les écoliers français » (Rémi Brissiaud, Apprendre à calculer à l’école : Les pièges à éviter en contexte francophone, Retz, 2013). Cette critique est fondée sur la comparaison, effectuée en 2008 par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, des résultats obtenus par des élèves de CM2 aux mêmes exercices en 1987, 1999 et 2007. Cette étude montre une très forte dégradation des performances entre 1987 et 1999 suivie d’une stabilisation à bas niveau entre 1999 et 2007. Ces observations jointes aux mauvais résultats des lycéens français dans les enquêtes PISA ne manquent pas d’être préoccupantes (voir la note 5 de la chronique n° 292, Le rite d’initiation – L’Éducation nationale atteint-elle ses objectifs éducatifs et sociaux ? 09.09.2013). Elles suggèrent qu’un peu plus de prudence, de patience et de réalisme dans les réformes prônées par les responsables de l’Éducation nationale seraient bienvenus.
  7. Le discours politique est souvent contraire à la logique et à l’esprit scientifique. On peut lui appliquer les mêmes réserves qu’à la plupart des productions littéraires et même philosophiques car, dans tous ces cas l’objectif principal n’est pas de fournir une image correcte du monde réel mais de créer des émotions fortes chez l’auditeur ou le lecteur, voire, pire encore, de le manipuler (voir à ce propos les citations de Jean Fourastié et Romain Rolland en note 4 de la chronique n° 408, Le long pèlerinage – Dans la nuit de son long pèlerinage, l’homme n’est pas abandonné).
  8. Nous n’avons pas la mémoire absolue en général, mais il y a des exceptions. J’ai déjà parlé du livre du célèbre neurologue russe Alexandre Louria, Une prodigieuse mémoire (Delachaux et Niestlé, 1971) sur le « mnémoniste » Veniamin qui était capable de citer de mémoire et dans n’importe quel ordre un tableau de nombre vu une seule fois plus de dix ans auparavant (chronique n° 64, L’« infirmité » de la mémoire – Louria et la mémoire phénoménale de Veniamin, 07.02.2011). J’ai également signalé à ce propos les travaux du Professeur Bernard Mazoyer et de son équipe à Caen qui montrent par l’imagerie cérébrale que ces personnes aux performances de mémoire et de calcul exceptionnelles utilisent des aires cérébrales différentes de celles des hommes ordinaires. Les travaux plus récents de James L. McGaugh de l’université de Californie à Irvine sont venus confirmer ces performances. Dans un premier article (« A Case of Unusual Autobiographical Remembering », Neurocase, 12, 35-49, 2006), E.S. Parker, L. Cahill et J.L. McGaugh décrivent une femme, connue par ses initiales A.J., née en 1965, capables de se souvenir avec précision de son passé depuis l’âge de onze ans. « Chaque fois que je vois une date, explique-t-elle, s’afficher à la télévision (ou n’importe où du reste) je reviens automatiquement en ce jour et je me rappelle où j’étais, ce que je faisais, quel jour c’était et ainsi de suite. C’est sans arrêt, incontrôlable et complètement exténuant ». Bien sûr ces scientifiques ne l’ont pas crue sur parole mais l’ont étudiée durant cinq ans. Ainsi, ils lui ont demandé sans la prévenir les 24 dates de Pâques de 1980 à 2003 (une seule erreur), les dates de leurs rencontres antérieures (aucune erreur), les dates d’évènements aussi divers que la mort d’Elvis Presley (16 août 1977) ou la chute d’un avion à Chicago (25 mai 1979). Mais ses capacités de mémoire de A.J. ne sont pas universelles : par exemple, contrairement à Veniamin, elle ne peut se souvenir que de 7 des 52 nombres d’une matrice 4 x 13 qu’on lui laisse étudier durant trois minutes et elle ne peut déterminer le jour de la semaine d’une date antérieure à sa naissance qui n’est pas liée à son expérience personnelle. Six ans plus tard, dans un second article (LePort et coll., « Behavioral and neuroanatomical investigation of Highly Superior Autobiographical Memory (HSAM) », Neurobiology of Learning and Memory, 98, 78-92, 2012), McGaugh et ses collègues rapportent comment ils ont sélectionné onze individus avec les mêmes capacités de mémoire autobiographique que A.J. Une étude détaillée par imagerie des cerveaux de ces sujets leur a permis d’identifier des régions présentant des différences avec des individus témoins. Or, des études indépendantes ont montré que plusieurs de ces régions sont impliquées dans la mémoire autobiographique. Ainsi, contrairement aux observations faites par Mazoyer et coll. sur d’autres sujets, les mêmes aires cérébrales seraient utilisées par les individus normaux et surdoués ; simplement ces derniers les utiliseraient de manière plus efficace.
  9. Sur l’informaticien Christian P. Enlart et son petit livre référencé en note (a), voir la chronique n° 397, citée ci-dessus.
  10. Toujours cette réflexion sur l’avenir de l’homme à très long terme sur lequel Aimé Michel a beaucoup médité. Ici cet avenir est envisagé en termes neutres, incluant toutes les possibilités « le meilleur, le pire ou rien ». Ailleurs il prend des couleurs plus sombres : « À échéance, on saura rendre conscients, donc libres, tous les ressorts de la machine, ce qui élargira à l’infini notre capacité de cracher à la face du logos en bestialisant même notre esprit. » (n° 213, Le témoin caché – La maîtrise des activités inconscientes et les fruits ambigus de la connaissance, 22.09.2014). Ou au contraire, plus mystérieuse : « Vient le temps où notre destinée sera de persister spirituellement dans un milieu plus intelligent que nous, où notre intelligence risque d’être périmée. » (n° 438, Vers l’homme périmé, à paraître). Parole profonde qui est dans le prolongement direct de l’idée que « nous allons vers un temps où les ordinateurs seront plus habiles que nous à concevoir des ordinateurs » (n° 50, La troublante loi de Good – Sur l’intelligence des machines susceptible d’échapper à la nôtre, 06.12.2010). Cette idée n’est cependant pas à l’abri de toute critique car elle ignore la contribution possible de la conscience (et de la motivation) à l’intelligence. Quoi qu’il en soit de ce point délicat, dans un premier temps, celui que nous vivons actuellement, l’usage de l’ordinateur comme prothèse intellectuelle s’impose de plus en plus : nous lui confions les tâches de bas niveau, qu’il réalise bien mieux que nous, pour nous aider résoudre les problèmes de haut niveau qu’il est incapable de traiter jusqu’à nouvel ordre. Mais de cette symbiose homme-ordinateur va naître progressivement un homme différent car elle nous conduira à mettre en œuvre des « capacités latentes de notre esprit », à l’instar de ce qui s’est déjà passé au cours de la longue évolution humaine (ainsi les exemples de l’accession consciente à l’arithmétique, la logique et la musique donnés par Aimé Michel). Cette perspective est évoquée dans la chronique n° 390, Les performances de l’ordinateur et le mystère de l’esprit – Au-delà du cerveau, 12.12.2016. L’idée que dans ce processus « Nous deviendrons de plus en plus homme, de moins en moins machine » est traitée plus en détail sous un autre angle, celui des extériorisations de fonction, dans la chronique n° 237, L’homme dénudé par la machine – Tout ce qui n’est pas son âme sensible et contemplative sera bientôt évacué dans la machine, 08.12.2014, et en note 9 de la n° 273, Le choc de la drogue – Sous ce choc l’âme endormie se réveille mais se découvre en enfer, 22.06.2015. Ces symbiotes (d’ores et déjà très probables) et les ordinateurs d’un futur proche dont les transhumanistes prédisent qu’ils vont « dépasser le niveau humain » (ce qui n’est pas encore assuré, du moins en tous domaines) évolueront-ils selon des voies divergentes ou dans une étroite coopération fondée sur leur complémentarité ? Chi lo sa ?