Le jeûne engendre la faim. L’aumône limite nos désirs personnels. Le temps de la prière m’extrait de « mon temps à moi ». La triple discipline du Carême frappe au cœur de nos instincts auto-centrés.
En combattant ces tiraillements égoïstes, nous ressentons intensément le drame de notre Salut se déroulant dans nos propres corps. Le Christ notre Seigneur, en renonçant aux attentes de la vie profane, a pavé la route vers la vie éternelle qui est marquée, non par la faim et l’amour de soi, mais par la béatitude avec Dieu et l’amour de Dieu. La prière, le jeûne et l’aumône nous aident à prendre conscience de notre faiblesse, de notre vulnérabilité, de notre impuissance – tout cela exprimant notre dépendance absolue à Dieu pour notre salut.
Dans notre faiblesse et notre dépendance réside l’espérance du Carême.
L’histoire du salut enseigne, encore et encore, la futilité des entreprises sans Dieu, de revendiquer notre propre volonté dans la poursuite de buts terrestres. Les rois d’Israël choisissent de « se débrouiller seul », sans Dieu ; en raison de leur arrogance, ils ont perdu l’Arche d’Alliance, le Temple et leur propre royaume.
La force et des actions d’éclat ne sont pas les chemins vers Dieu, qui, inversant les suppositions de ce monde « choisit ce qui est faible dans le monde pour faire honte aux puissants… afin qu’aucune chair ne puisse se vanter en présence de Dieu » (1 Corinthiens 1, 27-28). Les Évangiles relatent l’une après l’autre des histoires où Dieu exalte ceux qui imitent le Christ avec un cœur humble et doux : Jaïre, le centurion, la femme souffrant d’hémorragies, Marie-Madeleine.
Ces héros bibliques approchent le Christ, non avec des choses matérielles ou des actions vantardes, mais avec « le sacrifice agréable à Dieu » : « un cœur brisé et contrit » (psaume 51:17). À leur moment le plus désespéré, alors qu’ils sont vidés de cet orgueil tenace qui nous hante tous, le Christ les remplit de Sa grâce car « les yeux du Seigneur sont tournés vers les justes, et Ses oreilles vers leur cri » (psaume 34:15).
Le cœur contrit est un don de Dieu qu’on n’obtient pas sans prix – son façonnement requiert le sacrifice, qui nous oblige à renoncer à des choses qui nous sont chères. Chaque Carême, l’Église offre les armes de la prière, du jeûne et de l’aumône pour faciliter notre contrition et apporter le dessaisissement de soi qui doit se produire pour que les grâces de Pâques s’installent en nous.
Puisque ces pieuses actions répugnent à notre nature, nos ventres gargouillant et et nos désirs mis au pas peuvent engendrer un apitoiement sur soi, l’exact opposé du dessaisissement de soi auquel nous sommes appelés. Nous pouvons interpréter à tort ces moments comme des signes d’échec, des signes que nous n’atteignons pas les objectifs du Carême et que nous ne sommes pas à la hauteur de l’appel de Dieu à mourir à nous-mêmes.
Mais les moments d’apitoiement sur soi provoqués par le jeûne ne sont pas des signes d’échec – ce sont des rappels essentiels de notre dépendance radicale à Dieu, de la nécessité d’un sauveur extérieur à nous-mêmes. Nos sacrifices de Carême sont des actes de fidélité à Dieu. Ces actes sont essentiels à notre vie spirituelle, pourtant ils ne nous sauvent pas bien que nous soyons parfois tentés de le croire. Ils sont des signes extérieurs de notre disposition intérieure qui, surtout durant le Carême, peut être pleine de bonnes intentions perpétuellement écrasées par la convoitise humaine.
Le Carême nous rappelle que la bataille du salut ne se résume pas à dompter notre volonté. Car, ainsi que l’enseigne saint Paul, « nous ne luttons pas contre la chair et le sang mais contre les dominations, contre les puissances, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes » (Éphésiens 6:12). Seul le Christ peut nous sauver des forces obscures de ce monde et Il ne le fait que lorsque nous nous rendons compte de notre dépendance radicale envers Lui.
Plutôt que nous décourager en raison des inconforts du Carême, nous pouvons transformer chacun d’entre eux en prière. Premièrement, comme l’aveugle assis au bord de la route près de Jéricho, ressentant notre impuissance, nous réclamons l’aide divine : « Jésus, fils de David, prends pitié de moi ! » (Luc 17:38).
Deuxièmement, nous les réorientons, tout en étant conscients qu’ils ne vont pas disparaître mystérieusement, en suppliant Dieu de ne pas permettre à nos désirs naturels de nous consumer. Nous ne pouvons pas nous dessaisir de nous-mêmes sans Son aide. « J’ai cherché le Seigneur et Il m’a répondu, Il m’a délivré de toutes mes peurs » (psaume 34:4).
Que Dieu nous réponde et nous délivre est l’espérance du Carême. Il ne nous abandonnera pas au milieu des défis du monde. Il n’agit pas ainsi pas parce que nous contrôlons parfaitement nos désirs mais parce qu’Il nous aime. Et les pénitences supplémentaires que nous prenons pendant le Carême nous prouvent à nous-mêmes plutôt qu’à Lui que Son amour vaut plus que toute autre chose dans nos vies. La fidélité du Christ au Père lui a coûté la vie. Notre fidélité est tout aussi coûteuse : « Celui qui sauvera sa vie la perdra et celui qui perd sa vie à cause de moi la gardera » (Matthieu 16:25).
Durant le Carême, nous « allons nous asseoir à la dernière place » car c’est là et seulement là que nous nous rappelons à quel point nous avons besoin de Dieu. Alors que nous luttons rappelons-nous que chaque inconfort nous place sur la Via Dolorosa avec notre Seigneur et que ces inconforts ne sont pas signes de notre échec mais de notre rédemption : « J’ai été crucifié avec le Christ ; ce n’est plus moi qui vis mais le Christ qui vit en moi » (Galates 2:20).