« D’une manière ou d’une autre, il faut faire comprendre au monde moderne (en théologie comme en d’autres choses), qu’une opinion peut être importante, vaste, universelle et également large d’esprit et cependant entrer en conflit avec une autre opinion importante, vaste, universelle et également large d’esprit. » Ainsi parle Chesterton dans la sentence peut-être la plus importante de « What’s Wrong with the World » (Ce qui ne va pas dans le monde). « Il n’y a jamais de guerre entre deux sectes, mais seulement entre deux Eglises Catholiques universelles » poursuit-il, « la seule collision possible est celle d’un ordre cosmique avec un autre ordre cosmique. »
Il y parle de la différence entre les sexes, dans un chapitre intitulé « Le charme de l’économie ». Les maris, dit-il, aiment aller dans les débits de boisson et y dépenser librement, ce qu’ils considèrent comme faire passer les amis avant l’argent. Les épouses, qui doivent superviser la maisonnée, peuvent apparaître par contraste comme avares.
Pourtant, leur soin apporté à l’épargne est en soi une forme de magnanimité : plus d’une excellente maîtresse de maison joue ce jeu chaque jour, avec des bouts de fromage et des chutes de tissu, non pas parce qu’elle est malintentionnée, mais au contraire parce qu’elle est magnanime ; parce qu’elle souhaite que que sa miséricorde créatrice surpasse tous ses ouvrages, qu’aucune sardine ne soit détruite ou jetée comme déchet. »
C’est un étrange conflit d’univers, impliquant un conflit entre les vertus et les vices. La générosité de l’homme semble prodigalité aux yeux de la femme ; celle de la femme semble avarice aux yeux de l’homme. Dans le récit de Chesterton, ces traits ne se neutralisent pas l’un l’autre ni ne viennent à coexister à l’amiable, en « complémentarité ». Pour sûr, selon la providence divine, le mari et la femme s’équilibrent l’un l’autre. Pourtant, il y a une sorte de défi perpétuel d’incompréhension et de tolérance entre eux. « Tout le plaisir du mariage est qu’il est en crise perpétuelle » a-t-il lancé malicieusement. Une phrase devenue célèbre.
Evidemment, lire Chesterton avec de la sympathie pour la différence des sexes requiert déjà un voyage vers un autre univers, loin de ce qui compte de nos jours comme important, vaste, universel et large d’esprit. Nous pourrions discuter dans quelle mesure son témoignage n’est qu’une créature de l’Angleterre Victorienne. Mais sur un point, il est proche de l’expérience commune de l’humanité, et nous sommes des cas particuliers – dans son insistance sur l’épargne.
Nous ne comprenons même plus le mot. « L’épargne » c’est le résultat concret de l’action d’épargner, tout comme le don résulte de l’action de donner. Epargner sans épargne n’a rien pour soi.
Les graines d’une plante sont l’épargne de la plante tout comme la richesse qu’une maisonnée peut acquérir au long d’une vie. Les familles avaient l’habitude de se consacrer à épargner, et les institutions qui ont surgi en réponse à cette intention ont été appelées simplement « caisses d’épargnes ».
Par transfert, « épargne » signifie également l’habitude de conserver l’épargne. Comme conserver l’épargne est une bonne chose, l’épargne est une vertu également connue dans la tradition comme « économie », « frugalité » et « parcimonie ».
Elle se jumelle avec « l’industrie » comme condition préalable, divinement voulue, de l’acquisition de substance : « Suivant les pas de Notre Prédécesseur » écrit Pie XI dans « Quadragesimo anno », « il serait impossible de mettre ces principes en pratique [à savoir ceux de justice sociale] tant que les travailleurs non possédant n’arrivent par industrie et épargne à posséder une petite propriété ».
« Otez l’instinct que la sagesse chrétienne a planté et cultivé dans le cœur des hommes » commentait Léon XIII, « ôtez la prévoyance, la tempérance, la frugalité, la patience et les autres habitudes légitimes et naturelles, peu importe combien il s’évertuera, [le travailleur] n’atteindra jamais la prospérité ». (encyclique « Graves de communi re »)
Nous ne sommes pas d’accord sur les mots quand les vertus ressemblent à des vices. Considérez le mot « parcimonie » : c’est un mot charmant qui signifie à l’origine « épargner de l’argent » (en latin, parcere monia). Pour Adam Smith, c’est la vertu : « la parcimonie, et non l’industrie » écrit-il dans « Richesse des nations » « est la cause immédiate de l’augmentation du capital. Bien sûr, l’industrie fournit le sujet que la parcimonie accumule ; mais quoi que ce soit que l’industrie puisse acquérir, si la parcimonie ne l’épargne pas et ne le met pas de côté, le capital ne sera jamais le plus grand ».
Pourtant, dans la tradition catholique, le mot tend à signifier le vice : « il vivait avec tant de simplicité qu’il était blâmé pour parcimonie » dit la vieille « Encyclopédie Catholique » (Giovanni Morgagni), « mais ses charités secrètes, révélées après sa mort, balaient cette accusation ».
Dans l’usage de l’argent, les vertus sont très proches des vices. « La magnanimité est une vertu » dit Saint Jean Chrysostome dans une homélie sur l’usage de l’argent :
et tout proche se trouve la prodigalité. De même, l’épargne est une vertu, et tout proche se trouve la parcimonie et l’avarice… Celui qui dépense son argent pour ce qui convient est un homme magnanime ; car quiconque n’est pas esclave de ses passions et est capable de tenir l’argent pour insignifiant a véritablement une grande âme. De même, l’économie est une bonne chose : quiconque dépense à juste escient, et non arbitrairement, sera le meilleur intendant. Mais la parcimonie est différente – même si une urgente nécessité le réclame, elle ne touchera pas au capital. Et pourtant, la parcimonie est toujours proche de l’économie.
Mais les vertus fournissent les standards de la juste raison. C’est pourquoi Léon XIII définit un « salaire décent » en relation à la vertu : « laissons le travailleur et l’employeur faire leur accord librement, et en particulier laissons les s’accorder sur le salaire ; néanmoins il y a à la base un impératif de justice naturelle plus impérieux et ancien qu’aucun marché d’homme à homme, à savoir que le salaire doit être suffisant pour offrir au salariat une vie frugale et digne. »
Les formulations modernes, cependant, tendent à évacuer les vertus : « chacun devrait tirer de son travail le moyen pour subsister lui et sa famille et pour servir la communauté humaine (Catéchisme de l’Eglise Catholique 2428) – chacun et non « toute personne frugale ».
Nous avons beaucoup à apprendre de cet autre ordre cosmique qui met l’accent sur l’épargne. Notre négligence, dans nos vies – et même dans des résumés influents de l’enseignement de l’Eglise – nous blesse tous, de bien des façons.
Michael Pakaluk, spécialiste d’Aristote et ordinaire de l’Académid Pontificale Saint Thomas d’Aquin, est doyen intérimaire de l’école Busch de Commerce et d’Industrie à l’Université Catholiqe D’Amérique. Il vit à Hyattsville (Maryland) avec son épouse Catherine, également professeur dans le même établissement, et leurs huit enfants.
Illustration : « La prière de Saint Bernard pour une bonne récolte » par Jörg Breu l’Ancien, vers 1500 [abbaye de Zwettl, Autriche] . Cette peinture est un panneau de l’autel de Saint Bernard, qui dépeint différentes scènes de la vie du fondateur de l’ordre cistercien.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/04/02/thrift-as-a-christian-virtue/
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