Il existe plusieurs dimensions dans les événements que nous vivons depuis plusieurs mois. La dimension politique est la plus apparente, puisqu’il s’agit bel et bien d’un affrontement direct avec le pouvoir qui tient résolument à faire passer une réforme qu’il considère comme emblématique, même s’il a dû renoncer au préjugé selon lequel elle serait consensuelle. Les manifestations de rue constituent le moyen classique d’un tel bras de fer, surtout lorsque la majorité parlementaire est acquise au projet de l’exécutif. Mais ce qui confère son originalité au mouvement, désigné communément à l’enseigne de la Manif pour tous, dépasse de beaucoup l’enjeu politique immédiat, tant il révèle les soubassements philosophiques et éthiques d’une société. C’est en ce sens que l’analogie avec 1968 est pertinente.
Car que signifie 1968 et singulièrement le mois de Mai 1968, sinon un séisme culturel au sens le plus profond, celui qui détermine pour longtemps un véritable paradigme alternatif au code de valeurs sur lequel on avait vécu précédemment ? Dans l’instant d’ailleurs, il y a incertitude foncière sur la nature de la bifurcation. Les situationnistes, qui ont été les plus proches de la signification originale de l’ébranlement, ont tout de suite compris que leur vœu utopique allait être trahi et que le libéralisme consumériste s’épanouirait sur les débris du rêve anarchiste, tout en lui dérobant ses aspects les plus hédonistes, avec d’autant plus de facilité qu’Adam Smith et le marquis de Sade font bon ménage pour exploiter le dispositif des machines désirantes, aux fins des manipulations les plus grossières et les plus lucratives.
C’est pourquoi il faut faire attention dans les rapprochements opérés. Le mouvement de jeunesse actuel s’oppose moins à l’esprit de Mai 68 qu’à son exploitation-trahison. Par contre il le redécouvre, au sens où, il y a un demi-siècle, on s’interrogeait sur un profond malaise de civilisation et où l’on envisageait une autre option fondamentale. Maurice Clavel aurait donc désigné dans la génération des veilleurs la véritable héritière de ceux qui tentaient de comprendre le monde afin de le changer, en pariant sur une certaine modalité de l’absolu. Ce qui se trouve contesté de la façon la plus déterminante, c’est l’ethos de la société d’aujourd’hui, l’esthétisme branché et « anti-ringard » des plateaux de télévision et des représentations les plus en cour de l’imaginaire contemporain. C’est dire à quel point nous vivons un moment passionnant, celui où une civilisation s’interroge sur son orbite. Comparaison n’est pas raison. Mais il est arrivé qu’au paganisme succède un certain christianisme, à la suite d’un de ces miracles dont l’histoire demeure abasourdie.