Une certaine vieille France. On peut comparer les religions en lisant les profondes spéculations de leurs théologiens. Ou bien on le peut en pénétrant dans l’âme des fidèles, dans l’intimité des familles. Ou même dans l’héritage secret de familles et d’esprits éloignés depuis plus ou moins longtemps de la pratique ouverte et n’ayant conservé que l’empreinte, les mœurs, le sens atavique du bien et du mal1.
Et c’est ainsi qu’en lisant avec admiration l’autobiographie d’Annie Kriegel (a) je n’ai cessé d’y retrouver ce goût unique de la vieille France bien élevée, laborieuse, frondeuse mais amie de l’ordre et de la justice, où j’ai moi-même découvert la vie au lendemain de la première Guerre Mondiale, la « Grande Guerre »2. Ceux qui ne sont pas tout à fait indifférents à ce qui se passe savent qu’Annie Kriegel fut au lendemain de la deuxième Guerre Mondiale une importante personnalité du Parti Communiste, une de ses « jeunes intellectuelles » les plus actives, qu’ayant tenté de boire jusqu’à la lie la coupe du stalinisme elle en fut très tôt écœurée, qu’elle prit le large et que depuis quelque trente ou trente-cinq, ans, enseignant dans diverses universités et écrivant beaucoup, elle contribue plus peut-être qu’aucun autre intellectuel français depuis Raymond Aron à décrire la réalité du communisme, à le porter à la lumière tel qu’il est − donc à nous en délivrer.
Telle est, à grands traits, la personnalité publique d’Annie Kriegel. Certes l’itinéraire de l’écolier découvrant le communisme militant dans la Résistance, y prenant le goût du danger, de la violence, de l’héroïsme et surtout de l’espoir où naissent les rêves éveillés, cela, nous autres Français, nous le connaissons3. C’est un des thèmes littéraires de notre époque et, de façon plus désastreuse, une arène où nous avons vainement gaspillé nos forces et même notre sang. « On ne fait pas l’histoire avec des si »4, disait de Gaulle. Mais justement une des causes de l’abaissement de la France depuis la nuit de l’Occupation fut qu’alors, à beaucoup de nous, ce qu’il expliquait de sa voix hautaine était incompréhensible. Aux plus jeunes surtout pour qui lutter contre l’occupant, ce ne pouvait être que jeter des bombes ou préparer la subversion de la société, et de préférence les deux. La vision plus haute et plus lointaine de de Gaulle, fondée sur la connaissance de l’histoire et de notre long destin, dépassait notre entendement. A l’opposé les mots d’ordre communistes étaient simples d’application et appuyés pour les plus exigeants, sur ce qu’ils pouvaient souhaiter de plus abscons : la « dialectique marxiste-léniniste », remise trente ans plus tard à sa vraie place par les Polonais sous le nom de « langue de bois ». Ah, si toutes ces bonnes volontés engagées dans la Résistance avaient compris de Gaulle, ou si les gaullistes avaient pu affirmer partout une présence convaincante… Si…
Jeune lycéenne à Grenoble, voilà donc la précoce Annie engagée avec les communistes. Le hasard aidant, que nous appelons d’un autre nom5, elle et sa famille survivent à l’occupation, rentrent à Paris6. École Normale de Sèvres, agrégation d’Histoire, adhésion formelle au PC le 17 octobre 1945, puis, comme elle l’écrit elle-même, progression de la périphérie (du Parti) au centre, Stalinienne (3e partie, chapitre 6), cela ressemble à une descente aux Enfers. Au Centre, elle finit par être « responsable de l’idéologie » (ch. 9).
Dans sa propre Descente, modèle archétypique, Dante est guidé par Virgile, incarnation de la raison humaine, telle qu’on l’entendait au début du XIVe siècle7. C’est-à-dire fondée sur la Foi.
Une jeune responsable à l’idéologie communiste ne saurait connaître ou reconnaître qu’une foi : le Parti a toujours raison. Pourquoi, alors, sa raison veut-elle se rebeller ? Sa rupture avec le Parti est l’histoire de sa pensée après cet acte décisif, Annie Kriegel les appelle significativement Retours (4e partie).
En philosophe et en moraliste, elle en raconte les épisodes. Mais innombrables sont ceux qui ont vécu les mêmes épisodes sans cesser de s’enfoncer toujours plus loin dans les ténèbres staliniennes. Il se trouve que Koestler, à ce moment même, vivait son dernier séjour à Paris, et dans son livre le plus désespéré décrivait les mêmes événements (The Time of longing, qui aurait dû s’appeler en français « le temps de l’angoisse »)8. De nombreux passages des deux livres forment comme le décor d’une même tragédie qui aurait été suivie et applaudie de la salle par Annie Kriegel et observée avec détresse de la coulisse par Koestler. Pourquoi Annie Kriegel a-t-elle finalement rejoint Koestler par-delà la Mort ?
C’est là le mystère du « Retour » qu’il faut tenter de comprendre en le suivant dans la description de ses racines culturelles et familiales.
Je ne connais d’Annie Kriegel, hors son œuvre, que la photo de couverture de son livre. J’avoue avoir découvert avec émotion le visage énergique et chaleureux de quelqu’un dont depuis vingt ans ou plus je ne peux rien lire sans ressentir un plein accord de cœur et d’esprit.
Sur la France, sur le sérieux de la vie et de ses devoirs, sur la liberté qui n’est pas licence, sur le respect de ce qui est respectable, notamment la famille et l’éducation, sur le présent comme produit du passé9, sur l’ineptie des mots pris pour des réalités, et, bref, sur tous les sujets qu’elle tourne et retourne dans ses articles, j’aime sa scrupuleuse méthode d’historienne du présent et les positions clairvoyantes qu’elle en tire.
Elle aime à dire qu’elle eut parmi ses maîtres Raymond Aron. Il est vrai que parmi les intellectuels des années 50 Aron fut un des seuls qui toujours garda son sang-froid et qu’aucune coquecigrue ne séduisit jamais. Peut-être eût-il été plus écouté avec un peu d’humour. Quand Annie Kriegel est nommé professeur à Nanterre au moment de la Grande Pagaille, elle se rappelle Péguy:
Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre
Et qu’on était content de son exactitude
On mit sous sa houlette et son inquiétude
le plus mouvant troupeau, mais le plus volontaire
… c’est elle la servante et l’antique bergère.
(Péguy : La tapisserie de sainte Geneviève).
Ses étudiants lui rapportent parfois, « pliés en deux », dit-elle, quelques vieux textes de sa plume du temps où elle enseignait à de malheureux militants l’art de méditer les œuvres complètes de Maurice Thorez.
Elle sait rire, gronder. Elle sait surtout travailler, retrouver la date, le témoin, le texte, le mensonge, la vérité oubliée ou méconnue. Au moment le plus chaud de son activité militante je rencontrais souvent aux Champs Élysées, dans quelques cafés, toujours les mêmes (le Georges V par exemple)10 des personnages curieux que Jacques Bergier, grand amateur d’ambiguïtés, me présentait comme d’« éminentes barbouzes », notamment l’élégant André Labarthe, directeur d’une revue copiée sur le Sélection du Reader’s Digest, et André Ulmann, directeur de l’illisible Tribune des Nations, qui ressemblait à Groucho Marx.
« Il y a souvent un fond de vérité dans ce qu’ils racontent, commentait Bergier, mais comme on ne sait pas quoi, cela suffit à le rendre douteux ». Annie Kriegel prouve, documents à l’appui, qu’ils appartenaient bel et bien au K.G.B.
La dernière partie du livre d’Annie Kriegel (Retours), est comme une méditation sur le mystère juif.
Méditation courageuse, profonde, émouvante. Là encore je suis avec elle en accord de cœur et d’esprit mais, hélas, la pesanteur horrible de la mort préviendra longtemps encore les non-Juifs de prendre leur part à une méditation qui appartient maintenant aux survivants et à leur descendance.
Pourtant. Non-Juifs… Qui en Occident peut se dire non-Juif, puisque les dix Commandements appartiennent à jamais à notre héritage ? Mais j’en resterai là, me rappelant ce que m’en disait Koestler à Londres, dans sa belle maison de Montpellier Square : « parlons-en entre nous, mais n’écrivons rien. Que le temps passe »11. Vingt ans ont passés. Je souhaite que le beau livre d’Annie Kriegel trouve d’innombrables lecteurs de toute confession ou appartenance (je ne sais). Il clarifiera leur pensée. Elle-même se décrit au versant de sa féconde vie comme assise sur la margelle du puits. Celui de Jacob. Celui où la Samaritaine puisa l’eau fraîche pour abreuver Jésus. Le puits d’où sort la vérité. Elle y prie le Dieu absent dont tous ont soif, avec ou sans la foi12.
Aimé MICHEL
(a) Annie Kriegel : Ce que j’ai cru comprendre, Laffont 1991.
Chronique n° 486 parue dans France Catholique − N° 2313 − 28 juin 1991
Notes de Jean-Pierre Rospars du 2 mars 2020
Notes de Jean-Pierre Rospars du 2 mars 2020
- Cette remarque faite en passant sur l’empreinte que laissent les religions sur ceux qui les ont quittées est confirmée par les observations de l’anthropologue Emmanuel Todd. Dans Le mystère français (Seuil, Paris, 2013), écrit avec Hervé Le Bras, il montre que « des « structures familiales et des croyances métaphysiques que l’on croyait en voie de disparition guident toujours le changement social et économique, ancrées dans des territoires, perpétuées par une mémoire des lieux. Nous avons même senti un renforcement du rôle des fonds anthropologiques et religieux dans un contexte de crise et de doute. » (pp. 308-309). Il utilise à ce propos l’expression frappante de « catholicisme zombie ». Dans son dernier livre, Où en sommes-nous ? (Seuil, Paris, 2017), fruit magistral d’une vie de réflexions, il étend cette analyse à l’ensemble de l’humanité. Il y montre que les sociétés humaines ont un conscient, un subconscient et un inconscient. Le conscient, c’est l’économie et la politique, dont on nous abreuve. Le subconscient, en passe de devenir conscient, c’est l’éducation – préoccupation des parents et maintenant des économistes (cf. les comparaisons PISA, note 5 de n° 292). L’inconscient, ce sont la famille et la religion. « Les structures familiales – autoritaires ou libérales, égalitaires ou inégalitaires, exogames ou endogames selon le pays – conditionnent, à l’insu des acteurs, valeurs politiques et performances éducatives », si bien que ces dernières dépendent davantage des traditions religieuses et familiales que de l’investissement économique. Quant à la religion, autrefois consciente, elle est passée dans un inconscient « presque absolu ». « Elle n’existe plus guère pour des citoyens qui se pensent athées, laïques et modernes et s’inquiètent de sa persistance dans les populations issues de l’immigration. L’analyse sociologique nous révèle cependant qu’elle continue d’exister chez les citoyens des pays les mieux sécularisés, en creux, comme un vide dont nous devons tenir compte si nous voulons comprendre l’angoisse des sociétés avancées. » Ce vide n’est pas le même selon les régions et les pays. À côté du catholicisme zombie, il y a un luthéranisme zombie (associé à l’efficacité éducative et économique de la Scandinavie et à la xénophobie du nord et de l’est de l’Allemagne) et, aux États-Unis, un protestantisme et un judaïsme zombies. Cette grille d’analyse donnant la primauté aux structures familiales permet à E. Todd d’analyser la nature et l’évolution des sociétés sur tous les continents et sur le très long terme, car si le temps d’évolution du conscient économique est de l’ordre de 50 ans, et celui du subconscient éducatif de 500 ans, celui de l’inconscient familial est de 5000 ans. Cela nous ramène à Sumer (3000 ans av. notre ère) et à la Chine du Nord (1500 av.), c’est-à-dire aux inventions de l’écriture et à l’entrée de l’humanité dans l’Histoire. Ces analyses pleines de surprises éclairent de multiples sujets d’actualité comme la crise de la démocratie qui est une conséquence du progrès éducatif, l’élection de D. Trump, les origines du Brexit, les crises démographiques allemande, japonaise et chinoise, l’efficacité russe, le sort incertain d’une France tiraillée entre l’Allemagne et le monde anglo-américain…
- Aimé Michel est né en mai 1919.
- Cet « écolier » qui découvre le communisme dans la Résistance, c’est lui-même. Frais émoulu de l’université, il quitte son premier poste à la radio (il a été recruté par Pierre Schaeffer avec l’aide d’Albert Camus lors d’un concours mémorable, note 7 de n° 242) sous le prétexte d’une affaire de famille « grave et urgente » pour rejoindre le maquis communiste dirigé par son frère ainé dans les Alpes. Il évoque cet épisode de jeunesse et les leçons qu’il en tira dans la chronique n° 371. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire la lettre de mise en demeure que son supérieur hiérarchique lui adresse quelques jours après le début du débarquement de Normandie : «Paris, le 9 Juin 1944 NOTE Pour Monsieur Aimé Michel Saint Vincent les Forts (Basses-Alpes) Je suis très surpris de ne pas avoir de vos nouvelles. Je vous ai autorisé à régler une affaire de famille, que vous m’avez dit être grave et urgente, mais je vous ai demandé de me faire connaître, dès votre arrivée chez vous, la date exacte de votre retour. Faute d’avoir de vos nouvelles sous huitaine, je me verrai dans l’obligation de prendre les mesures nécessitées par une absence sans limites précises. Le Chef du Studio d’Essai de la Radiodiffusion Nationale » La signature est illisible (ce n’est pas celle de Pierre Schaeffer). Le Studio d’essai étant un lieu de résistance, on peut supposer que son chef n’était pas dupe. Sur ce lieu et cette période on peut écouter https://www.franceculture.fr/emissions/creation-air/pierre-schaeffer-au-temps-du-studio-d-essai-1943-1945.
- Une autre formule de la même veine est : « Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités. » De Gaulle a prononcé cette phrase en décembre 1965, lors de la campagne du second tour de l’élection présidentielle. La phrase qui suit est restée gravée dans les mémoires car elle est toujours utilisée pour doucher les enthousiasmes faciles de ceux qui voient dans la construction européenne une solution à tous les problèmes de la France : « Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri, en disant : l’Europe ! l’Europe ! l’Europe !… mais ça n’aboutit à rien et ça ne signifie rien. Je répète : il faut prendre les choses comme elles sont. »
- « Nous qui nommons le Hasard Providence, son vrai nom » (n° 406).
- Il est difficile de donner une idée juste d’un ouvrage aussi long (842 pages), riche et argumenté que celui-là. Les chapitres autobiographiques sur son adolescence sont les plus détaillés et les plus émouvants. Dans Paris occupé, elle porte l’étoile jaune. Avertie de la rafle du Vel’ d’Hiv, elle fuit la capitale avec sa famille, franchit à la nage la rivière servant de ligne de démarcation et rejoint Grenoble. En 1942, à 16 ans, elle y adhère au mouvement de résistance communiste et mène une triple vie, lycéenne le jour, secrétaire-dactylo la nuit pour aider sa famille, et résistante dans les entre-deux. Voilà qui force le respect et garde de tout jugement sommaire.
- En cette année 1991, A. Michel relisait Dante dans le texte original. Ceci explique sa remarque dans une précédente chronique sur les langues d’oc, dont l’un des dialectes était la langue natale de ses parents que lui-même lisait mais ne parlait pas (ses parents lui parlaient français), dont les variantes se poursuivaient au-delà de la frontière avec l’Italie : « Dante parlait le provençal comme le toscan. Il eut même d’abord l’idée d’écrire sa Divine comédie en provençal et c’est encore dans cette langue que s’exprime le troubadour Sordello (Purgatoire). » (n° 483). (Il y n’a guère de travaux d’ensemble à ma connaissance sur la mosaïque linguistique de la France d’avant 1914, et sur l’abandon volontaire de ces langues locales par leurs locuteurs, étrange point aveugle sur un aspect pourtant essentiel).
- Le titre exact du roman de Koestler est The age of longing. Publié en 1951, en pleine guerre froide, il a été traduit en français sous le titre Les hommes ont soif. Son héros, Nikitine, attaché culturel à l’ambassade d’URSS et communiste ardent, résume ainsi sa foi : « Tout ici est infecté de malheur. Cela ressemble à la syphilis. Il faut donc brûler ce monde comme un taudis insalubre et bâtir une maison neuve à sa place ». La foi est le thème du livre, car c’est d’une foi que les hommes ont soif. Mais il leur faut parfois y renoncer. C’est ce qui est arrivé à Koestler qui fut membre du parti communiste de 1930 à 1938, qui voyagea même en Ukraine, au plus fort de la famine de 1932, et au Kazakhstan, sans rien comprendre, en interprétant tout dans le sens de ses opinions (voir note 2 de n° 372 et note 5 de n° 461). Il lui faudra attendre les Grandes Purges staliniennes et l’exécution de Boukharine, président de l’Internationale communiste, en 1938, pour que ses yeux se décillent et que lui apparaisse la réalité de l’État policier. « En conséquence, chaque fois qu’il meurt un Dieu, il y a des difficultés dans l’Histoire. Les gens ont l’impression de s’être laissé duper par ses promesses, de se trouver avec un chèque sans provision dans leur poche, et ils courent après tous les charlatans qui leur promettent de le payer. » Sans doute est-ce une autre façon de dire que les vrais problèmes de l’homme ne sont ni politiques ni économiques mais métaphysiques et religieux (voir chronique n° 324). A. Koestler et A. Michel étaient amis et avaient beaucoup en commun, si ce n’est que le premier cédait à un pessimisme en accord avec son agnosticisme (voir la chronique n° 372 d’avril 1983, Prière pour Arthur Koestler, écrite peu après son suicide, le 3 mars 1983).
- Parmi ces accords « de cœur et d’esprit », il en est un que je relève d’emblée : c’est la sympathie d’A. Kriegel pour les permanents du Parti, ces ouvriers souvent autodidactes aux caractères trempés dans les luttes syndicales et la Résistance. Ses flèches acérées, elle les réserve aux intellectuels. On trouve des dispositions similaires chez A. Michel : « Voici un exemple qui m’a troublé tout au long de ma carrière : dans la grande machine où j’ai travaillé pendant trente et un ans (les services de recherche de l’ex-ORTF), les gens consciencieux, honnêtes, respectueux du matériel et du travail, comptaient un nombre exceptionnel de communistes. (…) [L]es communistes avaient le bousillage, l’irresponsabilité en horreur ! (…) Il n’est donc pas douteux que sur certains points fondamentaux de la morale occidentale traditionnelle, en particulier sur le caractère sérieux du travail, de la responsabilité sociale, voire familiale, ceux-là mêmes qui nous annoncent leur dessein de tout changer sont plus conservateurs que l’Occident géographique actuel ! » (n° 212 de juillet 1975). Arrêtons-nous un instant sur ces brèves notations sur « le sérieux de la vie et de ses devoirs », etc. qui prolongent la phrase, plus haut dans le texte, sur : « ce goût unique de la vieille France bien élevée, laborieuse, frondeuse mais amie de l’ordre et de la justice ». Elles traduisent la pensée profonde de l’auteure, telle qu’elle s’exprime dans son livre et, nous dit A. Michel, dans toute son œuvre. Annie Kriegel est née dans une famille largement déjudaïsée alliant affection et autorité, solidarités affirmées et morale rigoureuse, traditionnaliste en un mot. On voit qu’elle en garde la nostalgie et que c’est son attachement aux valeurs familiales qui lui a donné la force de traverser les épreuves dont sa vie n’a pas manqué. Mais au-delà du cas particulier de l’auteure et de ses préférences, elles révèlent un changement profond de mentalité de la société, habituellement présenté comme un progrès arraché à un conservatisme injustifiable. Dans une recension élogieuse du livre, l’historien Maurice Agulhon (1926-2014), professeur au Collège de France, militant de gauche, communiste devenu social-démocrate, commente judicieusement cette pensée conservatrice et ce traditionalisme moral. « Bien entendu, ce serait une erreur caricaturale que d’associer, comme on l’entend faire tous les jours dans la presse de gauche, ce moralisme au “pétainisme”. Pour A. Kriegel, juive et communiste sous l’Occupation, le cœur toujours endeuillé par le souvenir des camarades tombés sous Vichy, l’imputation serait pire qu’impertinente. Ce que son témoignage nous fait comprendre et même sentir, par imprégnation encore plus que par déclaration consciente, est combien ce moralisme vient de plus loin. Disons qu’il vient de la République, la véritable, l’éducatrice, la Troisième. Vichy n’a été moralisateur que par une démagogie usurpatrice qui masquait mal une réaction idéologique globale. La morale dans la tradition française, s’il lui faut un porte-parole emblématique, c’est Jules Ferry et non pas Pétain. Et les meilleurs “élèves” de Jules Ferry ont combattu Vichy. » (Revue française de science politique, 42ᵉ année, n°1, 1992. pp. 122-128, https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1992_num_42_1_404284). Ouvrons ici une parenthèse. En fait, assurément, en consonance avec E. Todd, c’est plus loin qu’il faut remonter si on veut découvrir les sources de la morale traditionnelle et en comprendre la nécessité (voir note 5 de n° 423). Cette morale a permis à l’humanité de survivre dans des conditions d’une dureté à peine concevable de nos jours. On en trouvera une présentation frappante dans l’œuvre de Jean Fourastié, en particulier dans ses Essais de morale prospective (1966), ou, plus brièvement, dans Les Trente Glorieuses (rééd. Pluriel, 2009) et dans son dernier livre D’une France à une autre (1987). Dans Le long chemin des hommes (Laffont, Paris, 1976), il note (p. 85) : « La conception traditionnelle du monde, que portèrent en eux nos ancêtres, en elles les masses populaires qui se sont succédé sur cette terre depuis les hominiens, qui assura leur vie et la vie de l’espèce pendant ces milliers de siècles, s’est effondrée ; – sans être remplacée par rien », ce qui contribue au désarroi de notre temps (voir note 9 de n° 477). Quoi qu’il en soit de cette profondeur du passé actif sur le présent, M. Agulhon s’interroge sur les raisons qui ont conduit Annie Kriegel à passer dans le camp conservateur, au lieu, comme bien d’autres « ex » comme lui-même, d’opter pour le socialisme. « Pourquoi aller jusqu’à la droite et pourquoi détester ou mépriser les socialistes ?, se demande M. Agulhon. On croyait ici tenir une réponse évidente en alléguant qu’A. Kriegel (et d’autres aussi bien sûr), ayant vu le stalinisme de près, avait conçu pour lui une profonde hostilité, et que cette hostilité rejaillissait sur les socialistes, depuis que – et en tant que – ceux-ci se faisaient les alliés obstinés du PC et par conséquent quelque peu ses complices moraux. Or, après avoir lu l’ouvrage on se demande si A. Kriegel ne reproche pas au moins autant au socialisme, et plus largement la gauche, d’être les complices inconscients et béats d’un tout autre mal, à savoir l’explosion libertaire contemporaine. (…) [S]i elle a opté pour la droite contre la gauche pour le côté Figaro contre le côté Monde, c’est parce elle décèle dans la gauche d’aujourd’hui le reniement (et non pas l’héritage) de la gauche d’antan : l’adhésion sous couleur de modernité et d’émancipation, aux courants les plus absurdement et les plus dangereusement destructeurs de ce qu’il faut bien appeler tout de même, et en dernier ressort, l’élémentaire ordre social. Avec, ajouterait A. Kriegel, le risque que de cette anarchie rampante, sorte un jour quelque dictature, le péril spécifiquement politique n’étant jamais exclu. Le tort de la gauche ne serait donc pas principalement – et quoi qu’en dise A. Kriegel elle-même – d’être social-démocrate, il serait être libertaire, à l’aveuglette et naïvement. »
- Il est aussi question de ces cafés des Champs-Elysées et des environs fréquentés par Aimé Michel et ses amis dans la note 4 de n° 478. La Radiodiffusion-Télévision française, où travaillait A. Michel, occupait plusieurs immeubles des Champs-Elysées, aux 91, 116 bis et 118, tandis que J. Bergier avait probablement son bureau rue de Berry, dans les locaux de la revue Planète.
- Ces propos sont voilés, suivant en cela la recommandation de Koestler. Aimé Michel, lors d’une de nos rencontres, me rapporta plus longuement la conversation qu’il eut avec l’illustre écrivain et essayiste, Juif lui-même. Elle portait sur la prééminence des Juifs dans le domaine des sciences et des arts, que semblent vérifier les listes d’auteurs ou de membres des Académies de par le monde – un rôle bien plus grand que ne le laisserait attendre leur nombre. On se souvient de la boutade de la chronique n° 78 : « C’est peut-être pour avoir longuement médité sur ce qui leur avait été dit de leur cou raide que les Juifs réussissent si brillamment en sciences (une vieille plaisanterie de Congrès scientifique affirme que les deux tiers des congressistes sont juifs, le troisième tiers étant constitué par la délégation israélienne). » Dans son Ce que je crois (Grasset, 1981) Jean Fourastié note : « Le peuple juif a donné à la science un nombre exceptionnellement important de grands découvreurs. Mais il me semble qu’il s’agit en général d’hommes qui avaient cessé de pratiquer, sinon de croire. Comme si un interdit séculaire avait engendré une grande fécondité dans les premières générations de ceux qui s’en sont affranchis. » (p. 117). Le livre courageux et érudit d’André Pichot, Aux origines des théories raciales. De la Bible à Darwin (Flammarion, 2008) fournit une abondante documentation historique sur ce sujet délicat. Il rappelle que les thèses sur la singularité et la supériorité juives étaient déjà soutenues à la fin du XIXe siècle et au début du XXe par les historiens juifs Joseph Jacobs (1854-1916) et Lucien Wolf (1857-1930), avec l’approbation, à trente ans d’intervalle, du grand rabbin de l’Empire britannique et du secrétaire du Bureau des rabbins new-yorkais. En Allemagne, en 1902, fut créé par le sociologue juif Arthur Ruppin, pionnier du sionisme et des applications sociales du darwinisme, le Bureau für Statistik der Juden et le Zeitschrift fûr Demographie und Statistik der Juden (1905-1931), périodique scientifique qui traitait des caractères biologiques, démographiques et médicaux des Juifs des diverses régions du monde. Ces travaux ont pu donner l’impression qu’il existait une « race » juive dont la suprématie était affirmée à coups de chiffres et de statistiques, notamment sur les fonctions occupées. Ces thèses ont été retournées contre les Juifs par les nazis, illustrant la réversibilité de ce genre de théories. C’est sans doute la raison pour laquelle elles sont oubliées ou tues depuis lors. Du moins en Europe, car aux États-Unis elles ont été reprises par Kevin MacDonald, un professeur de psychologie de l’Université d’État de Californie, dans un livre sous-titré Judaism as a Group Evolutionary Strategy (2002) où il est question notamment « des efforts eugéniques dirigés vers la production d’une haute intelligence, un haut investissement parental, et des objectifs engageant le groupe plutôt que les individus » (que les analyses de Todd paraissent confirmer), où l’on reconnait la reformulation en termes sociobiologiques des thèses de Jacobs et Wolf. Cette fécondité juive serait-elle l’aspect actuel visible de la promesse faite à ce peuple ? « N’écrivons rien », recommandait A. Koestler à A. Michel, de peur de faire resurgir les vieux démons, orgueil des uns et antisémitisme des autres.
- Le dialogue de Jésus et de la Samaritaine au puits de Jacob est rapporté par Jean au début de son livre (chap. 4). Ce récit émouvant d’une trentaine de versets est un admirable condensé des évangiles, à la manière d’un hologramme dont chaque fragment est équivalent à l’ensemble. Cette femme à qui Jésus est le premier à adresser la parole, « Donne-moi à boire », est pourtant frappée d’une triple indignité : c’est une femme (dans un monde à domination masculine), une Samaritaine (les Juifs méprisent les Samaritains qu’ils tiennent pour hérétiques) et de vie peu exemplaire (volage peut-être vénale ; sur cette intuition surprenante de Jésus que, comme d’habitude, le texte ne commente pas, voir note 3 de n° 479). La réponse de la femme dénote la surprise mais aussi sans doute le refus des ordres que lui donnent les hommes. Jésus ne montre aucune irritation : « Si tu connaissais le don de Dieu, si tu savais qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, c’est toi qui l’en aurais prié, et il t’aurait donné de l’eau vive. » Le dialogue est alors noué, encore quelques échanges comme d’égal à égal, et la Samaritaine s’exclame « je vois que tu es un prophète ! » et l’interroge sur le lieu où il faut adorer Dieu : au mont Garizim, comme les Samaritains, ou à Jérusalem, comme les Juifs. Réponse : « l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous adorez, vous, ce que vous ne connaissez pas ; nous adorons, nous, ce que nous connaissons ; car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient – et même elle est là –, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car ce sont de tels adorateurs que cherche le Père : Dieu est esprit, et ceux qui adorent doivent adorer en esprit et en vérité. » La femme : « Je sais que le Messie (celui qu’on appelle Christ) doit venir ; quand il viendra, lui, il nous annoncera toutes choses. » Jésus : « Je le suis, moi qui te parle. » Ce récit est surprenant à plus d’un titre. Si son message est si peu compris, même après vingt siècles de christianisme, c’est qu’il est une critique radicale de l’attitude religieuse traditionnelle, donc très difficile à entendre et facteur de tensions difficiles à surmonter. Il semble qu’il ne puisse commencer d’être compris que dans le monde actuel – monde qu’il a contribué à former, délivré notamment des servitudes économiques et morales évoquées plus haut. Voici une liste non exhaustive de quelques points saillants de ce message qui se répondent les uns les autres. 1/ Il n’y a ni pur ni impur (ni femmes, ni non-Juifs, ni prostituées, ni etc.). 2/ Il n’y a pas de perfection des origines, le meilleur est à venir (l’heure vient, elle est déjà là). 3/ Le peuple juif a joué (ou joue) un rôle éminent. 4/ Il n’y a pas de monopole de lieux ou institutions particulières (ni au mont Garizim, ni à Jérusalem, ni ailleurs). 5/ Dieu, loin d’être le maitre dominateur, tout-puissant et triomphant qu’imaginent les hommes, est dans l’attente d’une adhésion libre, « en esprit en vérité », qui est l’exact inverse d’une domination. Pour poursuivre la réflexion sur ce dialogue fondateur, on pourra lire les commentaires de Christine Pedotti dans Jésus, l’homme qui préférait les femmes (Albin Michel, Paris, 2018 ; pp. 90-99 ; ce livre énergique montre la singulière importance ces femmes dans les Évangiles, car c’est à elles que Jésus se révèle en priorité, même quand, à vue humaine, c’est contre-productif, voir note 9 de n° 373), de Denis Moreau dans Nul n’est prophète en son pays. Ces paroles d’Évangiles aux origines de nos formules familières (Seuil, Paris, 2019 ; en particulier pp. 39- 40 sq. sur « le salut vient des Juifs »), de Claude Tresmontant dans Le problème de la Révélation (Seuil, Paris, 1969 ) et le reste de son œuvre (n° 248 et 411), de Frédéric Lenoir dans Le Christ philosophe (Plon, Paris, 2007, pp. 270-299), sans oublier les éclairages d’ensemble qu’apportent Marcel Gauchet (note 11 de n° 404 et note 10 de n° 430) et René Girard (dont il faudra reparler).