Cette encyclique dense, il nous faudra du temps pour l’assimiler, en saisir les implications nombreuses à partir d’un axe central spécifiquement « ratzingerien ». Parfois complexe, elle donnera lieu sans doute à des controverses sur des sujets difficiles où parfois les arguments semblent s’opposer ou du moins se répondre, car ce texte reflète les discussions qui l’ont préparé. Mais au préalable, il paraît urgent de définir son « objet formel », c’est-à-dire son point de vue, son angle d’approche. Avec quelle autorité, en vertu de quelle compétence, le Pape intervient-il dans un domaine dévolu à la gérance du temporel, balisé par des disciplines multiples ? Dès lors que Vatican II, dans la constitution Gaudium et Spes a reconnu l’incontestable autonomie des réalités terrestre, la marge d’intervention magistérielle n’est-elle pas réduite ? La redoutable difficulté des problèmes de technique économique ne constitue-t-elle pas un enjeu qui dépasse en urgence l’intervention d’une morale principielle trop éloignée de la matérialité de la réalité observable et des arbitrages politiques à opérer ?
Il fut une période où la notion même de doctrine sociale de l’Église était contestée. Certains la répudiaient même, comme idéologiquement suspecte. Ils préféraient se rapporter à une radicalité évangélique, plus en phase avec les engagements révolutionnaires – le Père Jean Cardonnel, remuant et célèbre frère dominicain décédé ce 4 juillet 2009 à l’âge de 88 ans a été une des figures, d’ailleurs souvent attachante par sa générosité, de cette attitude. Mais l’Église a résisté, les papes ont persisté à développer un enseignement social et l’on peut ajouter que le développement de la réflexion contemporaine leur a donné raison. Mais un bref retour au tournant conciliaire est indispensable pour observer la façon dont le magistère a pris acte de l’autonomie du temporel tout en marquant son terrain spécifique.
Lors de l’élaboration de Gaudium et Spes, la question se posa très vite : « Comment reconnaître comme légitime l’autonomie que la culture réclame pour elle-même, sans pour autant en venir à un humanisme purement terrestre et même hostile à la religion ? » Les dossiers ouverts sur les principales questions aboutissaient à un quasi découragement. Comment traiter différemment de la paix et de la guerre, de la famille et de la fécondité, du développement et de la faim, de l’économique et du social, de la culture… en étant crédibles, compétents, exhaustifs ? On ne pouvait s’en sortir ainsi. Un jour, le nouvel archevêque de Cracovie, Mgr Karol Wojtyla, eut une intervention décisive devant la commission en charge de l’élaboration de ce qui était alors le schéma XIII. Intervention que le Père de Lubac enregistra sur le champ : « L´Église est seule en mesure de poser au monde des questions qu’il ne peut naturellement se poser et auxquelles elle seule a la capacité de répondre. »
À partir de là, le rôle de l’Église se dessinait avec de plus en plus de force. Gaudium et Spes serait pourvue d’une théologie éclairant la vocation de l’homme dans le monde qui demeure ce qu’il y a de plus décisif dans la constitution, et dont on peut saisir le prolongement dans Caritas in veritate. La vie économique du monde, au-delà ou en deçà de toutes ses régulations possibles demeure ordonnée à la vocation humaine, au sens ultime de l’homme et de l’humanité : « La réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné […] Nouvel Adam, le Christ dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. » Cette pensée centrale de Gaudium et spes, on la retrouve dans Caritas in veritate, lorsque Benoît XVI définit également par le Christ le rôle de l’homme au service du développement intégral du monde : « Jésus-Christ purifie et libère de nos pauvretés humaines la recherche de l’amour et de la vérité et il nous révèle en plénitude l’initiative d’amour ainsi que le projet de la vie vraie que Dieu a préparée pour nous. Dans le Christ, l’amour dans la vérité devient le visage de sa Personne. C’est notre vocation d’aider nos frères dans la vérité de son dessein. Lui-même, en effet, est la vérité (cf. Jn, 14, 6). » L’inspiration est identique, c’est-à-dire christologique, de même que son objet prochain est anthropologique. La mission de l’Église consiste à révéler la vocation de l’homme au sein de la création et le regard de tous en sera radicalement modifié dans la perception de toutes les réalités sociales.
Cette perception n’est pas seulement de l’ordre du savoir. Elle a des implications sérieuses dans l’organisation de la Cité. En dépit de la sécularisation, l’Église ne renonce pas à revendiquer une place pour Dieu dans la sphère politique : « La doctrine sociale de l’Église est née pour revendiquer ce doit de cité de la religion chrétienne. La négation du droit de professer publiquement sa religion et d’œuvrer pour que les vérités de la foi inspirent aussi la vie publique a des conséquences négatives sur le développement véritable. » Sans doute, Benoît XVI ne reprend pas le programme de son prédécesseur Pie XI qui voulait assurer le règne social du Christ, car c’est un objectif difficile en régime de sécularité et de pluralisme. Il n’en persiste pas moins à demander les conditions pratiques pour que l’Église réalise sa mission, puisse se déployer la présence du Dieu Trinité, qui veut nous associer à sa communion ainsi qu’au mystère d’un Dieu qui possède un visage humain.
On opposera à cette volonté le refus du monde séculier à reconnaître un quelconque rapport à la transcendance et l’émancipation de tous les savoirs, désormais aguerris pour conquérir tous les biens nécessaires à la prospérité, à la santé et à la culture. Voilà qui, précisément, s’avère plus que jamais problématique. Il pourrait bien y avoir une convergence grandissante entre les chrétiens soucieux de manifester ce qu’il y a de privilégié dans l’homme et les penseurs qui s’insurgent contre une certaine idéologie de la science et du progrès. Pendant des décennies, le marxisme a été brandi comme le modèle même d’un savoir émancipé de toute aliénation métaphysique. Il se pourrait que tel n’ait pas été exactement le projet de l’auteur du Capital, si l’on veut bien admettre avec Michel Henry que Marx avait voulu remettre au centre de l’économie le travail vivant à l’encontre du travail abstrait. C’est donc le sujet qui devait être réhabilité en dépit d’une idéologie totalitaire. On peut et on doit s’interroger sur cet humanisme qui demeure opposé à l’aliénation religieuse.
Mais la voie d’une interrogation capitale est tracée, qui atteint tous les systèmes dont se sont réclamés les économistes libéraux. Ce n’est pas pour rien qu’un Jean-Claude Michéa a dénoncé « l’impasse Adam Smith ». Ce n’est pas pour rien non plus qu’un Jean-Pierre Dupuy dénonce dans certains modèles scientifiques une contre-théologie implicite. De même, une conception purement gestionnaire de l’économie est dans l’incapacité de répondre aux requêtes d’une humanité insatisfaite d’un développement qui ne répond ni au scandale de la faim, ni au saccage de l’écologie de la planète, ni au désastre de la mort de Dieu.
On retrouve aussi dans la troisième encyclique de Benoît XVI le type de relation que Gaudium et Spes établissait entre l’anthropologie théologique et les principales questions posées au monde. S’il porte un éclairage sur la notion de développement économique, la crise financière, la ressource humaine, la carence de ressources sociales, l’écologie, l’entreprise, le marché etc., c’est que tous les problèmes évoqués ne relèvent pas d’une simple analyse technique. les enjeux anthropologiques interviennent en chaque cas comme autant de médiations indispensables. On retiendra ce que le Pape dit particulièrement à propos de la mondialisation : « L’unité du genre humain, communion fraternelle dépassant toutes divisions, naît de l’appel formulé par la parole du Dieu-Amour. » Là où l’on ne voit souvent que les effets d’une globalisation irréversible, l’encyclique interroge sur les ressorts ultimes d’une unité qui se rapporte à des paramètres éthiques et théologiques, puisqu’elle correspond aux desseins même de Dieu, présent au développement total de l’histoire humaine.
C’est bien pourquoi, l’encyclique Caritas in veritate devrait toucher, au-delà des chrétiens, des hommes de bonne volonté passionnés par la recherche du bien commun supérieur que Benoît XVI propose.
G.L.