Plusieurs signaux récents en témoignent : le regard porté sur l’action de l’Église durant la Seconde Guerre mondiale est en train de changer. Il était temps. En particulier sur le comportement du clergé français face aux persécutions antijuives menées par les Allemands, avec le soutien objectif des autorités de Vichy dans de nombreux cas.
Entre le récit d’une France unanimement résistante et celui d’une France bovinement « collabo », se cache l’histoire d’une Église en France, partagée entre le souci de préserver ses brebis en priorité et celui de venir en aide, à la manière du Bon Samaritain, à celles d’entre elles qui n’appartiennent pas au troupeau. En la matière, les priorités des pasteurs furent divergentes. Mais beaucoup d’entre elles révèlent que l’impératif de charité ne fut pas délaissé, comme en témoignent les paroles d’éminentes figures de la communauté juive.
Le geste le plus significatif fut, à n’en pas douter, celui du Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, qui, le 16 juillet dernier, à l’occasion du 80e anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv, a demandé que soit lue dans toutes les synagogues du pays la lettre de protestation rédigée en août 1942 par Mgr Jules Saliège. « Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébédou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier », écrivait l’archevêque de Toulouse dans ce courrier, qui fut alors lu dans toutes les paroisses de son diocèse, trois mois avant l’invasion de la zone sud par les Allemands. Quel symbole !
« 18 juin spirituel »
Emboîtant le pas du Grand Rabbin, les évêques ont préconisé à leur tour la lecture de ce texte – qualifié naguère de « 18 juin spirituel » par Maurice Schumann – à l’occasion de la messe de l’Assomption, pour commémorer le 80e anniversaire de sa rédaction. En ce jubilé symbolique – restera-t-il encore des survivants de la rafle lors de son 90e anniversaire ? – on soulignera aussi l’exposition du Mémorial de la Shoah, intitulée « À la grâce de Dieu – Les Églises et la Shoah » (cf. p. 13), l’exposition itinérante consacrée aux Justes organisée conjointement par la conférence des évêques de France et le comité Yad Vashem, ou encore le colloque sur la question qui s’est tenu au Collège des Bernardins, en partenariat avec la Fondation pour la mémoire de la Shoah, le 7 septembre dernier.
Un esprit sceptique pourrait craindre que ces initiatives n’aboutissent qu’à mettre en valeur quelques comportements exemplaires, dont le caractère lumineux ferait ressortir par contraste la passivité, sinon la complicité, de l’institution considérée dans son ensemble. Cette vision des choses, il faut le craindre, imprègne en partie le clergé français depuis la cérémonie de repentance organisée au Mémorial de Drancy en 1997. « Nous devons reconnaître que l’indifférence l’a largement emporté sur l’indignation et que devant la persécution des Juifs, en particulier devant les mesures antisémites multiformes édictées par les autorités de Vichy, le silence a été la règle et les paroles en faveur des victimes, l’exception », avait alors déclaré Mgr Olivier de Berranger, évêque de Saint-Denis, en présence de quinze de ses homologues. Cette vision, celle de quelques chrétiens courageux et intrépides extraits d’une masse indifférente, filtre encore à Rome quelques mois après la déclaration de Drancy, en mars 1998, dans un texte intitulé « Nous nous souvenons. Une réflexion sur la Shoah », rédigé par la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme, signé par le cardinal Cassidy, et explicitement approuvé par Jean-Paul II. « Quoi qu’il en soit, […] à côté de ces hommes et femmes si courageux, la résistance spirituelle et l’action concrète d’autres chrétiens n’ont pas été celles auxquelles on aurait pu s’attendre de la part de disciples du Christ », y lisait-on, au cœur d’un texte fouillé et nuancé. « Nous regrettons profondément les erreurs et les fautes de ces fils et filles de l’Église », précisait encore le document. Que des chrétiens, clercs ou laïcs, n’aient pas toujours été à la hauteur, que certains se soient tenus au silence, que d’autres se soient désintéressés du sort des Juifs, que quelques-uns se soient même compromis avec les persécuteurs, nul n’en disconvient. Rien de surprenant à ce constat. Il faudrait néanmoins chiffrer un jour l’effectif de ceux dont on parle réellement… Mais, faire de ceux qui se sont élevés les exceptions confirmant une règle de lâcheté généralisée, est une tentation, souvent non dénuée d’arrière-pensées idéologiques, qui ne tient pas face au travail historique. Et les premiers à l’affirmer sont parfois ceux que l’holocauste a le plus cruellement meurtris.
« L’enjuivement des curés »
Le plus emblématique d’entre eux est Serge Klarsfeld, président de l’Association des fils et filles de déportés de France, dont le père, Arno, raflé par la Gestapo à Nice en 1943, fut assassiné à Auschwitz. Déjà, en 2001, il avait donné au sixième chapitre de son livre Vichy-Auschwitz un titre sans ambiguïté : « Le haut clergé français et l’opinion publique contraignent Vichy en septembre 1942 à mettre fin à son concours massif dans la chasse aux Juifs. »
De même, lors du colloque des Bernardins du 7 septembre, il a rappelé, documents irréfutables à l’appui, combien l’intervention du cardinal Gerlier, archevêque de Lyon – celui-là même qui avait dit que « Pétain c’est la France et la France aujourd’hui, c’est Pétain » – avait contribué à ralentir la traque à laquelle collaboraient les autorités d’alors.
Et de citer aussi cette phrase stupéfiante de l’époque, extraite du Journal de Paul Morand, alors membre du cabinet civil de Pierre Laval : « Les évêques font une démarche collective des plus énergiques en faveur des Juifs en zone libre. C’est inouï l’enjuivement des curés ! C’est à vous rendre anticlérical ! » La conclusion de l’intervention de Serge Klarsfeld, dépourvue de la moindre ambiguïté, évoque une « dette immense à l’égard de l’Église », dette qu’il aimerait que « notre pays reconnaisse, partage et mette en lumière, plutôt que de la laisser dans l’ombre par préjugé anticlérical ».
Fierté chrétienne
Que notre pays la reconnaisse serait à n’en pas douter plus que fondé. Mais il serait logique que les chrétiens eux-mêmes commencent à en tirer fierté. Fierté de ces évêques qui ont pris la parole, fierté de ces religieuses qui ont caché des familles juives, fierté de ces curés anonymes qui ont signé de faux certificats de baptême pour des enfants réfugiés, fierté de ces plumes clandestines qui, dans Les cahiers du Témoignage Chrétien, ont dénoncé très tôt l’antisémitisme hitlérien. Beaucoup d’entre eux sont honorés depuis longtemps comme « Justes parmi les nations » au Mémorial de Yad Vashem, à commencer par l’abbé Jean Fleury (1905-1982) qui fut le premier Français à être reconnu comme tel dès 1964, au regard de son action en faveur des Juifs internés au camp de la route de Limoges.
Attention néanmoins à ne pas considérer l’inscription au Mémorial de Yad Vashem – aussi probante soit-elle – comme le tampon indispensable pour valider l’action des chrétiens durant la guerre. Nombreux furent ceux d’entre eux qui menèrent d’autres combats, plus que légitimes. Ou qui œuvrèrent en faveur du sauvetage des Juifs sans être encore reconnus : et l’on songe notamment à Mgr Bruno de Solages (1895-1983), dont chacun reconnaît le rôle incontournable dans ce combat, et qui ne possède toujours pas son arbre dans le jardin du sanctuaire israélien.