Gérard Leclerc, vous publiez un livre sur la pédophilie dans l’Église. Ne craignez-vous pas de participer à l’emballement médiatique en risquant d’être pris par cette violence polémique qui ne joue pas en faveur de la lucidité ?
C’est incontestablement un risque, mais je l’ai assumé, parce qu’il me semblait nécessaire d’intervenir au plus vite dans un débat qui n’en était pas un, parce que scandaleusement unilatéral. Je n’échappe pas à la passion du moment, mais je m’efforce d’apporter le maximum de raison là où la sagesse me paraît absente et où l’Église est mise en procès, à partir d’une instruction uniquement à charge.
J’ajoute que je n’ai pas attendu l’emballement de ces dernières semaines pour réfléchir à la question. Je la porte en moi depuis plusieurs années, je tente ici de la problématiser en réunissant toutes les pièces du dossier. Malgré la très petite taille de cet essai, je m’efforce en effet de n’en oublier aucune.
La tentation pour quelqu’un comme vous n’est-elle pas de minimiser la responsabilité de l’Église et la gravité des fautes qui sont reprochées à ses ministres ?
Je ne sous-estime pas l’objection. Mais dussé-je surprendre, j’affirmerai que le poids de l’accusation m’écrase, à un point difficilement soupçonnable. D’ailleurs je n’ai pas tout dit dans ce petit livre, il y avait des choses indicibles, dont je porte le secret et que je ne vous livrerai d’ailleurs pas, sauf pour vous exprimer le fond de ma pensée. Je suis d’autant plus touché par les atteintes les plus graves à l’innocence de l’enfance par des ministres de l’Église, que j’ai dans la tête des exemples dont la portée me fait frémir. On ne soupçonne pas à quel point « la trahison » de certains prêtres a pu provoquer des conséquences qui ont, non seulement, affecté l’existence entière de certaines personnes, mais qui ont abouti à des constructions intellectuelles qui ont bouleversé notre culture, en l’orientant dans des directions qui ont modifié radicalement le nord magnétique de la pensée et de la morale.
Pour me faire comprendre, j’emploierai une comparaison. Je suis persuadé qu’il y a dans la biographie de Frédéric Nietzsche l’explication complète de sa rage antichrétienne. Le fils et le petit-fils de pasteurs protestants n’a cessé de remuer en lui un ressentiment qui tenait au traumatisme d’un moralisme qui l’avait détruit. Bien sûr, il faudrait revenir à son enfance, à son éducation, au sur-moi dont il a hérité pour comprendre la portée de sa révolte. Je n’ai pas le sentiment qu’il y ait eu de violence incestueuse dans son cas, bien que son inconscient semble sans cesse faire vibrer une sorte d’avertisseur dans ce domaine. Tout cela pour dire, que je sais, de science certaine, que l’agression pédophilique a produit chez certains, parce qu’elle provenait de prêtres, des effets proprement inouïs. Je ne suis donc pas disposé à minimiser le moins du monde le dossier de la pédophilie dans l’Église. Bien au contraire !
Pourtant vous-même instruisez à charge contre l’offensive médiatique qui a pris cette même Église pour cible. Ne seriez-vous pas en pleine contradiction ?
S’il y a contradiction je l’assume. Il y a deux volets dans ce dossier : l’un qui concerne l’Église elle-même qui se trouve déstabilisée par la révélation de l’ampleur internationale des accusations vérifiées contre le clergé, l’autre qui concerne l’amplification médiatique qui donne à croire que l’Église serait le milieu privilégié d’une telle perversion. J’assume le premier point, je conteste le second de la façon la plus formelle. Sur le retentissement intérieur de la trahison des siens, je ne puis que me référer aux propos de Benoît XVI dans sa lettre aux catholiques d’Irlande. Le pape n’hésite pas à affirmer que ce drame conduit à dénaturer le témoignage évangélique infiniment plus que n’avait pu l’obtenir la pire persécution religieuse du XXe siècle. Je ne sais pas si on a mesuré la force de ces mots. Ils sont terribles.
Mais en même temps, l’offensive des médias est insupportable, parce qu’elle laisse penser que l’Église serait le lieu privilégié de la perversion pédophilique, ce qui est complètement faux et elle prend le pape Benoît XVI comme cible, avec une violence incroyable. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu, de diverses façons, éclairer le dossier, en apportant un certain nombre de pièces inconnues ou délibérément méprisées par ceux qui s’érigent en accusateurs.
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Revenons un instant aux médias. Ne font-ils pas leur travail en rapportant des informations incontestables, au demeurant confirmées par les Églises locales et le Vatican ?
Certes sans les informations en cause, le scandale ne serait jamais apparu. Mais le système médiatique fonctionne de telle façon qu’il confère aux informations une logique très particulière. Je ne reviendrai pas ici sur un thème qui m’est très familier, c’est-à-dire le processus d’emballement mimétique décrit par René Girard, qui se distingue par sa violence et par la désignation d’une cible. Pourtant, c’est exactement selon ce schéma que les médias se sont conduits ces dernières semaines, en accumulant de la violence et en faisant du Pape le bouc émissaire suprême.
J’insisterai cette fois sur les erreurs de perspective de notre communication. En enquêtant uniquement à charge et dans un unique champ d’investigation, celui de l’Église, toutes les perspectives sont faussées. Les lecteurs, les auditeurs, les téléspectateurs et les internautes ne peuvent plus échapper au sentiment qu’il faut partir en chasse contre une institution perverse, structurellement perverse, dont le responsable principal accueille et protège les délinquants.
Je rappellerai brièvement l’affaire du New York Times qui a été reprise par les médias du monde entier et qui donnait à la campagne son point d’aboutissement ultime, en présentant le dossier qui apportait la preuve de la responsabilité du cardinal Joseph Ratzinger dans la protection d’un prêtre prédateur, coupable de forfaits abominables contre l’enfance. Beaucoup crurent avoir enfin l’argument décisif propre à ébranler l’ensemble de l’édifice catholique, jusqu’à justifier la démission du pape. Le problème c’est que ça ne tenait pas du tout, pour plusieurs raisons. La justice civile avait abandonné la cause faute de preuves, l’Église locale avait privé le prêtre de son ministère, la Congrégation pour la doctrine de la foi n’avait été avertie que très tardivement, peu de temps avant la mort de l’intéressé. Mais le comportement du New York Times est significatif de cette logique de communication qui devient folle et se retourne contre toute déontologie de l’information.
Mais revenons-en au fond. Il y a les accusations fondées sur des faits incontestables. Il y a les explications que l’on veut apporter à ces faits. Là-dessus vous intervenez encore pour apporter un démenti.
Les lecteurs de France Catholique savent que j’ai contré vigoureusement Hans Küng, qui avait pris prétexte de la crise pour s’imposer à nouveau comme grand réformateur de l’Église. Il est singulier que des grands organes d’information, réputés sérieux comme La Stampa ou Le Monde donnent régulièrement la parole à ce personnage qui semble doué des dons d’un oracle et dont les jugements paraissent indiscutables. D’ailleurs l’éditorialiste du Monde appuie les propos de notre « théologien » pour réitérer que le célibat sacerdotal constitue un anachronisme et que le mariage des prêtres apporterait la seule réponse aux déviations sexuelles du clergé. C’est une énorme sottise, mais qui passe la rampe comme la plupart des fausses évidences. Il est important de faire les mises au point nécessaires, ce qui impliquait un retour à une culture théologique sérieuse et aux fondements du célibat sacerdotal.
Mais l’originalité de votre essai réside sans doute dans l’élucidation que vous opérez, à l’aide de l’anthropologie chrétienne, des dysfonctionnements de la sexualité.
J’ai voulu désigner deux directions de recherche. La première concerne le phénomène de la pédophilie lui-même, que l’on ne peut séparer du drame de l’inceste, puisque dans l’énorme majorité des cas, les atteintes à l’enfance se produisent dans le milieu familial. L’énorme imposture de la campagne que nous avons vécue vient du fait que la pédophilie s’y est trouvé associée à la seule Église alors qu’il s’agit d’un phénomène qui concerne la société entière. Il suffit de consulter les spécialistes, de la base au sommet. De l’assistante sociale de quartier au psychanalyste consultant pour les instances judiciaires, en passant par les documents les plus scientifiques, les agressions sexuelles à l’enfance se trouvent caractérisées selon une analyse clinique appropriée et le clergé n’intervient dans l’affaire que très subsidiairement. Ce qui apparaît également, c’est que les responsables politiques et la justice reconsidèrent complètement la gravité de la pédophilie depuis les années 90, singulièrement après l’affaire Dutroux. Parallèlement, on observe aux États-Unis un renversement de la culture psychanalytique qui attribue désormais les névroses aux pratiques incestueuses durant l’enfance.
Ma seconde insistance concerne l’anthropologie chrétienne, car c’est elle qui a provoqué dans le monde antique une attention respectueuse au corps singulier, notamment celui de l’adolescent. Par ailleurs, l’élaboration théologique de la notion de péché a permis un approfondissement des causes de dysfonctionnement de la psychologie et du comportement humain. Saint Augustin a anticipé les découvertes de la psychanalyse, son attention à la sexualité rappelant curieusement certaines intuitions freudiennes. Tout cela pour dire que l’Église sait depuis toujours, contrairement à ce que profère un Hans Küng, que la sexualité détermine une zone de perturbation profonde et qu’elle associe constamment la sensation de plaisir à un climat traumatique dont elle peine infiniment à se libérer. L’accusation lancée contre le célibat sacerdotal n’apparaît pas seulement ridicule dans ce contexte, elle est inappropriée. Surtout, elle masque la difficulté essentielle, qui est simplement la difficulté d’aimer. L’échec constant d’une humanité en quête d’amour aboutit à ces conduites pathologiques dont l’inceste et la pédophilie sont les manifestations les plus graves. C’est bien pourquoi le christianisme a toujours refusé les facilités d’une prétendue bonne nature, qu’il a toujours prôné l’ascèse contre les tendances peccamineuses, et qu’il n’attend toujours le Salut que de la grâce qui vient de la Rédemption.
propos recueillis par Grégoire Coustenoble