Dans l’Importance d’être constant [Oscar Wilde], la gouvernante, Miss Prism s’éloigne pendant un moment et dit à son élève, Cecily, qu’entre temps celle-ci devrait lire son manuel d’économie politique. Mais elle la prévient également de passer le chapitre sur « la chute de la roupie » : il est vraiment « trop perturbant » pour une jeune fille.
Il se trouve que les commentaires qui ont afflué il y a deux semaines en réaction à mon article « Le point sur l’enseignement social catholique » ont mis en évidence d’une manière houleuse et parfois charmante une question tout aussi perturbante ou excitante. Bien sûr, dans l’espace dont je disposais je n’ai pu qu’effleurer (à un endroit critique, toutefois) le problème, mais j’ai été surpris que certains amis aient trouvé mes réflexions neuves et m’aient demandé d’en dire un peu plus.
L’un des points qui a semblé surprendre les lecteurs est que les économistes classiques étaient beaucoup plus proches de Léon XIII, Pie XI et Jean-Paul II dans leur interprétation du cadre moral de l’économie politique que la plupart des économistes ne le sont aujourd’hui, voire plus proches que ceux des catholiques qui ont été séduits à tort par une version gauchiste de la « justice sociale ».
Tout d’abord, ni les économistes classiques ni les pères fondateurs de l’Amérique n’ont jamais qualifié le régime qu’ils envisageaient de « capitaliste ». Ce qu’ils avaient en vue était simplement le « régime de liberté » tel qu’il se manifestait dans l’économie, dans la manière dont les gens ordinaires gagnaient leur vie.
Pour les écrivains et les intellectuels, « la liberté d’expression » est en général considérée comme la liberté de base dans un régime constitutionnel. Mais pour les gens ordinaires peu enclins à prononcer des discours en public, la liberté essentielle est celle de gagner sa vie dans une profession ordinaire, comme chauffeur de taxi ou gérant de pressing, sans les réglementations onéreuses qui compliquent outre mesure la vie de l’entreprise.
C’était donc une question de liberté sous tous ses aspects et, en l’occurrence, les lois à cause desquelles les gens avaient du mal à nourrir leurs familles devaient être évaluées avec la même exigence que les lois restreignant la liberté de la presse.
Adam Smith, bien sûr, a étudié le projet en tant que professeur de philosophie morale. Lui et Edmond Burke partaient du principe que la loi remplirait le rôle que celle-ci était censée remplir, c’est-à-dire définir le juste et l’injuste. De cette manière, la loi délimiterait les biens et services qu’un bon citoyen pourrait à juste titre demander et offrir sur le marché.
La mise sur le marché de la prostitution et de la pornographie ne dépendrait pas de la loi de l’offre et de la demande de ces services. Mais le dire, c’est pour l’essentiel répéter ce que Jean-Paul II a affirmé dans Centesimus Annus. Il a constaté tout le bien qu’une économie libre et la propriété privée pouvaient faire pour améliorer les conditions matérielles de la vie. Mais il ne pouvait approuver un système capitaliste où la liberté dans le domaine économique « n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale ». [par.43]
Et pourtant c’est exactement ainsi que la question était interprétée par les économistes classiques et même par nos juges adeptes du laisser-faire à la fin du XIXe siècle. Ces juges estimaient que la liberté de gagner sa vie avait un fondement moral, et envisageaient donc de justes contraintes morales qui restreindraient cette liberté en même temps que n’importe quelle autre.
Ils reconnaissaient, comme Pie XI dans Quadragesimo Anno (1931) que l’obligation de faire « un honnête usage » du droit de propriété constitue un devoir. Et les juges adeptes du laisser-faire étaient donc enclins à appuyer toutes les lois pouvant se rapporter à la sécurité et à la santé publiques. Ils appuyaient les lois interdisant de faire du feu la nuit dans les teintureries de San Francisco, jusqu’à ce que ces lois soient utilisées pour fermer cette activité aux Chinois.
L’un des juges de la Cour suprême des Etats-Unis les plus importants à cet égard, le redoutable Stephen J. Field, exprima de façon magistrale une opinion dissidente dans les célèbres cas dits des Abattoirs de 1873 [en s’élevant contre l’attribution d’un monopole]. Et dans son libellé, il invoqua l’édit publié par Louis XVI en 1776 qui supprimait intégralement tous les monopoles corporatifs et toutes les jurandes. Jean-Paul II déclarerait plus tard que l’obligation de gagner son pain à la sueur de son front devait impliquer un « droit au travail ». Mais l’édit du roi rendait l’énoncé de ce droit encore plus clair.
L’édit avait été rédigé par le très estimable ministre des finances du roi, Anne Robert Jacques Turgot. Par la bouche de Turgot, le roi expliquait qu’il défendait le « droit naturel » des gens ordinaires de gagner leur vie dans un emploi ordinaire ; que ce droit n’était pas « un privilège royal que le roi pouvait vendre et que ses sujets étaient obligés de lui acheter ». C’était plutôt un « droit naturel », un droit inaliénable, et non un droit conféré par le droit positif.
Nous avons à présent une grande expérience de réglementations prises au nom de la sécurité publique, mais utilisées pour interdire l’accès au marché à de nouveaux entrants ou d’empêcher les gens de gagner leur vie en devenant tresseurs de cheveux ou cireurs de chaussures. Mais il ne s’agit pas d’abroger les lois qui visent à nous protéger. Il s’agit plutôt d’examiner si ces lois se justifient de la même manière que nous évaluerions les lois limitant toute autre liberté qui nous paraîtrait importante.
A propos, c’est aussi Turgot qui a prononcé ces phrases mémorables quand on lui a présenté le premier projet d’impôt progressif sur le revenu. C’est un cas, a-t-il dit, dans lequel nous ferions preuve de plus de discernement « si nous exécutions l’auteur plutôt que le projet ». Et comme la mi-avril approche [date limite pour la déclaration d’impôt aux Etats-Unis], j’applaudis des deux mains.
Mardi 5 avril 2016
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/04/05/the-church-and-the-moral-framework-of-the-economy/
Photographie Anne Robert Jacques Turgot
Hardley Arkes est le professeur émérite de jurisprudence (chaire Ney) de Amherst College. Il est également fondateur et directeur du James Wilson Institute on Natural Rights & the American Founding de Washington. Son dernier ouvrage s’intitule Constitutional Illusion& Anchoring Truths : the Touchstone of the Natural Law.