Quelle est, selon vous, l’origine de la crise que traverse aujourd’hui l’Église ?
Mgr Marc Aillet : Cette crise concerne le corps ecclésial tout entier : les prêtres et les évêques évidemment mais aussi les fidèles, dont beaucoup sont ébranlés par les récentes révélations.
Si l’on veut creuser la question, aller à la racine du mal, je crois qu’il y a, à l’origine de cette crise, une crise de la foi dans le mystère de l’Église, conçue par le Christ comme instrument du Salut. Je m’explique : l’Église n’a jamais été « chimiquement pure » et ne le sera jamais ; elle n’est pas sainte parce qu’elle serait composée de saints – même s’il y en a beaucoup, bien sûr –, elle est sainte parce que, par son truchement, le Seigneur enfante à la sainteté les pécheurs que nous sommes.
C’est l’Église qui nous sanctifie. Elle n’est pas sans pécheur mais elle est sans péché. Elle offre les moyens, à celui qui veut bien y adhérer par la foi, d’être pardonné, réparé, libéré du péché et sauvé.
Quelles réponses l’Église peut-elle apporter à ces différentes crises ?
Il faut bien sûr apporter des réponses humaines pour que l’Église soit une « maison sûre » (pape François) car elle est insérée dans la société et dans l’Histoire ; nous nous y attelons. Mais on ne pourra surmonter cette épreuve que par la foi : il faut que les chrétiens reprennent les moyens que l’Église nous donne pour fortifier notre foi.
Dans l’Évangile selon saint Luc (chapitre 17, 1-5), Jésus s’exclame : « Malheureux celui par qui le scandale arrive ! Il vaut mieux qu’on lui attache au cou une meule en pierre et qu’on le précipite à la mer, plutôt qu’il ne soit une occasion de chute pour un seul des petits que voilà. » Mais il ajoute aussitôt : « Si ton frère a commis un péché, fais-lui de vifs reproches et, s’il se repent, pardonne-lui. » À quoi les apôtres répondent : « Augmente en nous la foi ! »
L’Église est là pour donner la foi, c’est sa mission. « Que demandez-vous à l’Église de Dieu ? », dit le prêtre aux parents qui font baptiser leur enfant. Et ces derniers répondent : « la foi », qui procure « la vie éternelle ».
Ces moyens de fortifier la foi, pouvez-vous les détailler ?
Les chrétiens les connaissent bien, même si nous les négligeons parfois : la prière, la parole de Dieu, les sacrements, qui ont été désertés par bien des fidèles, la pénitence, le jeûne… Sur ce point-là, je crois que l’Église a un travail fondamental à faire, en particulier auprès du clergé. Il y a la crise de la foi, la crise de l’Église et la crise du clergé.
C’est-à-dire ?
Il y a eu, avant et après le concile Vatican II, un phénomène de “mondanisation” du clergé, voire de sécularisation… L’époque était à l’optimisme béat : dans la société, le pays vivait les Trente Glorieuses ; dans l’Église, nous étions si attentifs au monde moderne que l’on finissait par croire que l’homme n’était plus incliné au mal. Dès lors, on a perdu la conscience du péché. Le sacrement de pénitence était déserté, on ne parlait plus des fins dernières, du jugement dernier, du Salut…
Pour schématiser, on pourrait dire que cet état d’esprit a conduit à une forme de laxisme qui a tellement imprégné la vie de l’Église que l’on s’est tourné vers l’engagement social plus que vers la proclamation de l’Évangile et le souci du salut des âmes. L’oblitération du Salut a fini par émousser la conscience du péché. Certains se sont permis des comportements encouragés par le monde dans lequel ils baignaient. Ce monde, qui souligne avec véhémence tous les scandales dans l’Église, est celui qui a relativisé toutes les pratiques possibles et imaginables, au nom de la liberté sexuelle. Ce qui n’excuse en rien les abus de toutes sortes de la part de prêtres, religieux ou de laïcs engagés dans l’Église.
Il est reproché à l’Église de n’être pas « transparente » sur les faits reprochés à certains de ses pasteurs. Que peut-elle faire de plus ?
Je ne crois pas qu’il y ait volonté de dissimuler, même s’il y a pu avoir par le passé un silence sur ces abus, pas seulement dans l’Église d’ailleurs mais aussi dans les familles. Seulement, la justice appelle la prudence.
Je ne suis pas certain que jeter en pâture au grand public des informations imprécises aide au rétablissement de la justice, à l’amendement du coupable et à la réparation du scandale, qui est le fondement du droit civil et canonique. La transparence absolue réclamée par les médias est en contradiction avec le droit : nous n’avons pas une obligation de révélation de tous les faits, et pas plus des sanctions. L’opinion publique ne peut pas s’arroger le droit de se substituer à la justice divine au point d’affirmer qu’il n’y a plus de rémission possible.
Ce n’est pas la première crise que connaît l’Église. Comment les a-t-elle surmontées ?
Interrogé en 1969 sur l’avenir de l’Église, alors qu’il était professeur de théologie à Ratisbonne, Benoît XVI disait qu’elle serait revitalisée par ses saints. Car les vrais réformateurs de l’Église, ce sont les saints ! C’est-à-dire des hommes et des femmes qui, en vertu de leur baptême, s’engagent à prendre au sérieux leur vocation à la sainteté. Je crois que l’Église est sainte, donc qu’elle nous appelle à devenir des saints et qu’elle a la grâce de faire des pécheurs que nous sommes, des saints. C’est d’abord à travers la sainteté de ses membres que l’Église se relèvera.
Que dire à ceux qui sont tentés de s’éloigner de l’Église ?
Il ne faut surtout pas idéaliser l’Église. Je conçois qu’on ait le sentiment d’être trahi dans la confiance que nous accordons à l’Église et à sa hiérarchie. Mais l’Église a été fondée par le Christ comme sacrement du Salut et les pécheurs qui la composent reçoivent sans cesse, s’ils le veulent bien, la promesse de la miséricorde.
Deux paroles de saint Paul m’habitent en ce moment : « Courons avec endurance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus, qui est à l’origine et au terme de la foi » ; et la seconde : « Le Christ a aimé l’Église, il s’est livré lui-même pour elle, afin de la rendre sainte […], resplendissante, sans tache, ni ride, ni rien de tel ; il la voulait sainte et immaculée ».
On peut aussi citer Dietrich Bonhoeffer, pasteur luthérien assassiné par les nazis en 1945 : « Dans sa grâce, Dieu ne nous permet pas de vivre, ne serait-ce que quelques semaines, dans l’Église de nos rêves, dans cette atmosphère d’expériences bienfaisantes et d’exaltation pieuse qui nous enivre. Car Dieu n’est pas un Dieu d’émotions sentimentales, mais un Dieu de vérité. C’est pourquoi seule la communauté qui ne craint pas la déception qu’inévitablement elle éprouvera en prenant conscience de toutes ses tares pourra commencer d’être telle que Dieu la veut et saisir par la foi la promesse qui lui est faite. »
Que dites-vous aux victimes ?
D’abord que nous reconnaissons leur souffrance. Il faut les aider à se reconstruire, avec les moyens humains dont nous disposons. Mais ensuite, comme évêque, il faut leur rappeler, via le compagnonnage fraternel que nous leur offrons, qu’ils sont membres de l’Église à part entière et que l’Église leur apporte une parole de vie qui peut aider à leur guérison intérieure. Sans la grâce du Christ, il n’y a pas de guérison complète possible.
Et aux prêtres blessés par l’attitude de leur évêque ?
Croyez que l’évêque est un homme pécheur, comme vous l’êtes et comme nous le sommes tous. Priez pour lui et essayez de voir, malgré des ombres parfois redoutables et des abîmes qui nous donnent le vertige, que le Seigneur peut permettre au coupable de s’amender, qu’il y a toujours une rémission possible et une rédemption.
Cette crise, par ce qu’elle révèle du comportement de certains de ses pasteurs, met-elle en péril l’unité de l’Église ?
L’Église est une parce que le Christ est un et que nous lui sommes incorporés par le baptême. Nous blessons cette unité par notre péché, nos divisions, car nous nous séparons alors du Christ. La Constitution Lumen gentium explique que « l’Église est dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (§ 1). Mais il nous donne aussi des moyens pour que nous ne soyons pas séparés de lui : la prière, l’eucharistie, la confession, le jeûne, l’écoute et l’annonce de la Parole de Dieu. En péchant, nous nous séparons du Christ, mais aussi des autres.
Peut-on continuer à professer que l’Église est « une, sainte, catholique et apostolique » ?
Bien sûr ! Le fondement de l’Église, c’est le Christ. C’est lui le Saint qui a donné sa vie pour nous sanctifier par son Église. Il n’a pas choisi des saints pour nous transmettre sa parole de vérité, sa grâce et son autorité de pasteur de l’Église. Il a choisi Judas qui l’a trahi, Pierre qui l’a renié…
Je ne vois pas pourquoi nous nous étonnerions aujourd’hui que les hommes à qui il fait confiance sont faillibles ! Cela ressemble au donatisme, une hérésie que saint Augustin a beaucoup combattue, selon laquelle la grâce des sacrements et l’efficacité de la proclamation de l’Évangile seraient soumises à la sainteté du ministre… Jésus n’a pas voulu cela. Il nous invite à un regard de foi : seul le Christ est le Bon Pasteur, la source de la grâce. Cette réalité nous invite, prêtres et évêques, à être toujours plus conscients du besoin que nous avons de nous convertir et d’être des saints.