La traduction française de l’ouvrage de Hans Küng mettra à la porté d’un vaste public l’œuvre la plus massive et la plus compréhensive sur l’Eglise à laquelle le Concile ait jusqu’ici donné lieu, et il faut s’en féliciter1. Je ne pourrais cependant mieux résumer l’impression que sa lecture a produite sur moi qu’en parlant de sympathie désappointée.
Sympathie, certes, et chaleureuse, car, d’abord, je ne connais pas d’ouvrage catholique qui essaie avec plus de courage et de sérieux d’affronter les difficultés protestantes, dans la rencontre œcuménique entre protestantisme et catholicisme. Sympathie encore, car, même abstraction faite de ce point de vue particulier, ce livre est rempli d’aperçus d’une grande fécondité, même si leur justesse n’est pas toujours égale à elle-même.
Désappointement, hélas ! et très profond, car des éléments essentiels de la contribution proprement catholique au problème œcuménique y sont ou perdus de vue ou plus ou moins volatilisés. Désappointement, aussi, car je crains que l’effort de compréhension du protestantisme n’y ait méconnu certaines données, non moins essentielles, qui ressortent de l’évolution de la pensée et de l’expérience protestantes elles-mêmes.
Réagissant contre une réaction…
Pour préciser ces critique d’ensemble, avant d’en venir au détail, je dirai que Hans Küng a fait un effort dont il est peu d’exemples aussi généreux pour sortir des cadres de l’ecclésiologie catholique moderne qui s’est définie par opposition au protestantisme. Le malheur est que, réagissant contre une réaction, il n’est précisément pas sorti des théologies de réaction, qui ne sont pas nécessairement les seules théologies « réactionnaires ».
Une caractéristique constante de sa pensée est qu’elle néglige, voire ignore totalement, l’orthodoxie orientale, cependant qu’elle n’envisage l’anglicanisme que dans une optique, hélas ! trop constante dans la théologie catholique, œcuménique aussi bien que polémique, et qu’il faut bien dire complètement illusoire. (Les pages qu’il a consacrées aux voies d’une possible réconciliation entre les anglicans et l’Eglise catholique relèvent d’une politique ecclésiastique de conte de fées qu’on aurait voulu croire un rêve dissipé !)
Mais, si œcuménique qu’elle soit d’intention, une théologie de l’Eglise qui se construit tout entière dans le seul vis-à-vis protestant-catholique n’arrivera jamais qu’à des réconciliations sur le papier.
Ce ne sont pas seulement des orthodoxes, comme Khomiakov, qui l’ont vu et ont su dire pourquoi. Déjà, dans la première moitié du dernier siècle, un Möhler l’avait compris. Pour ne l’avoir, semble-t-il, même pas soupçonné, Hans Küng, malgré un prodigieux effort de retournement des positions, reste, quoi qu’il en ait, dans une perspective strictement post-tridentine, qui ne nous paraît pouvoir déboucher que sur des mirages.
Un autre rétrécissement
Est-ce même assez dire ? Un autre trait constant de ce livre accuse encore un autre rétrécissement postérieur. Depuis la querelle moderniste, il semble que la théologie catholique a conçu une telle peur de toute évolution doctrinale qui ne fut pas strictement téléguidée par le magistère qu’elle a comme renoncé à étudier la tradition.
Rien de plus révélateur, de ce fait, qu’après le livre du cardinal Franzelin sur le sujet, il a fallu attendre le P. Congar pour qu’une autre théologie dogmatique ose à nouveau l’aborder. Mais, Hans Küng lui-même a réalisé ce tour de force d’écrire tout un gros livre sur la théologie catholique de l’Eglise, sans davantage aborder seulement ce problème. Bien sûr, il a pensé par là faciliter la rencontre protestant-catholique ! Mais, quel théologien catholique qui n’aurait pas subi la formation romaine post-moderniste eût-il pu concevoir un tel projet ?
N’est-il pas évident, tout d’abord, qu’une ecclésiologie catholique, où la tradition n’a rien à faire, est condamnée, comme diraient les Anglais, à vouloir jouer Hamlet sans le rôle du prince de Danemark ? Mais, ce qui n’est pas moins grave, le protestantisme, dont elle croira s’être rapprochée en pratiquant cette mise en parenthèse d’un point de contestation fondamental, n’est plus le protestantisme actuel, dans la mesure où celui-ci s’est réellement ouvert au problème œcuménique. C’est un protestantisme archaïque, mort depuis longtemps, ou un protestantisme archaïsant, dont les essais divers de réanimation paraissent condamnés à un échec irrémédiable.
Biblisme et pneumatisme
Toute la construction de Hans Küng repose sur un effort pour proposer, au sein du catholicisme, un christianisme marqué, d’une part par un « biblisme » qui croit exalter la Parole de Dieu, en situant la Bible dans un splendide isolement, de l’autre, par un « pneumatisme » qui croit revenir au christianisme primitif, en n’aboutissant, en fait, qu’à un christianisme apostolique sans les apôtres. Bien loin que la juxtaposition de ces principes puisse jamais réconcilier protestantisme et catholicisme, c’est elle, précisément, qui a fait de l’histoire du protestantisme une suite de réactions en chaîne, un processus de fission perpétuelle, en vertu duquel il ne s’est pas seulement séparé de l’unité catholique, mais interdit aussi bien, et plus encore, de jamais trouver l’unité en lui-même.
L’idée première de ce livre, que l’Eglise doit être entièrement soumise elle-même à la Parole de Dieu, et spécialement à sa révélation suprême dans le Christ Jésus, est certainement indiscutable. Et il faut franchement le reconnaître avec son auteur : les protestants ont été plus hardis que les catholiques modernes à la développer. Mais on ne peut admettre pour autant le blocage, qu’il soit implicite ou explicite, entre « la Parole de Dieu en Jésus-Christ » et une Ecriture Sainte artificiellement séparée de la tradition et opposée à l’Eglise. Ce blocage (lui-même aussi peu biblique qu’il est possible) a toujours signifié pratiquement non le triomphe de la Parole de Dieu sur des pensées qui ne seraient qu’humaines, mais l’asservissement fatal de la Parole de Dieu authentique à un « Esprit » qui a toute chance de se révéler bientôt l’esprit de l’homme plus que l’Esprit de Dieu. D’où la parole déchirée entre des interprétations divergentes, et ce qui est plus grave encore, le Christ bientôt recouvert par une succession d’images de soi-même, que l’homme religieux, croyant toujours suivre la seule impulsion de l’Esprit, projettera sur lui.
Le problème majeur
Le seul recours possible contre ce processus est la franche reconnaissance que la Bible est inséparable de la tradition de l’Eglise et que la Parole de Dieu ne peut s’y lire fidèlement, sinon parce que le Christ lui-même a muni l’Eglise d’organes et l’a créée tout entière comme l’organisme, complexe mais un, où son Esprit, sans en évacuer pour autant l’esprit de l’homme, des hommes multiples et changeants, saints ou pécheurs, intelligents ou stupides, pourra rendre perpétuellement un témoignage fidèle à sa parole. Cette vision des choses a été simplement écartée, sans véritable examen, lors de la réforme protestante (il y avait d’ailleurs beau temps alors qu’elle avait commencé de péricliter dans l’Eglise médiévale). Ce n’est pas une ecclésiologie catholique l’évitant délibérément, qui pourra nous aider à sortir de la crise entraînée par la réforme.
Le plus surprenant toutefois, c’est que Hans Küng ne paraisse pas se douter de l’importance, sans cesse croissante dans les milieux les plus réfléchis du protestantisme moderne (spécialement, mais pas exclusivement dans le mouvement œcuménique), de la redécouverte du fait que le problème majeur est là et non ailleurs, ni moins encore des approches positives en ces mêmes milieux, vers une position catholique et traditionnelle, non au sens étroitement post-tridentin, mais au sens de l’Eglise ancienne. C’est un théologien luthérien du Conseil œcuménique, nullement catholicisant, au sens facile et superficiel de l’expression, qui me disait naguère : « Nos conversations les plus récentes sont arrivées à dépasser complètement la problématique de la Parole de Dieu comme simple vis-à-vis de l’Eglise. »
Séparée de la conscience que l’Eglise est à même d’en prendre, la Parole de Dieu, n’est plus, en effet, qu’un assemblage de mots qui, même canonisés par quelque doctrine que ce soit de l’inspiration verbale, perdent vite autorité de fait, parce que toutes signification définie ou définissable.
Quel protestantisme ?
On peut lire tout le livre de Hans Küng sans soupçonner l’existence de ce problème, ni cette si remarquable évolution qui se dessine à son égard dans la chrétienté occidentale non romaine. C’est la critique peut-être la plus grave que l’on puisse faire d’une tentative œcuménique comme la sienne. Non seulement l’essentiel du témoignage catholique (et orthodoxe) paraît s’y dissoudre. Qui plus est, la lucidité de son œcuménisme lui-même n’est pas à la hauteur de sa générosité : le protestantisme qu’il vise n’est pas celui qui se renouvelle sous non yeux, mais bien une croûte refroidie, dont celui-ci est déjà plus qu’à demi dégagé.
Encore une fois, nous ne pouvons qu’applaudir à la volonté si fortement affirmée dès les premières pages, de ramener l’Eglise à une dépendance totale à l’égard du Christ. Si c’est une position fondamentale du protestantisme originel, en cela il n’est que chrétien, et donc catholique, du seul catholicisme authentique. Mais nous sommes bien obligés de constater que la suite du livre et spécialement son second volume, tout comme l’histoire subséquente du protestantisme, est fort loin de réaliser ce programme de façon satisfaisante. Un « pneumatisme » qui n’est pas lui-même suffisamment christologique en arrive, en fait, dans l’Ecclesia reformanda qu’on nous propose, tout comme dans bien d’autres Eglises, « réformées » ou non, nous le craignons, à pousser de l’épaule le Christ hors de chez lui, tout aussi bien que le pire triomphalisme ecclésiologique.
Nous rejoignons ici le second aspect de notre critique première : avec la Parole de Dieu identifiée à l’Ecriture seule, la fallacité d’un « pneumatisme » qui ramène l’Eglise aux origines apostoliques, en voulant faire l’économie des apôtres.
La thèse de la succession apostolique
Une thèse essentielle de ce livre est, en effet, qu’il n’y a d’autre « succession apostolique » dans l’Eglise qu’une succession de l’Eglise tout entière aux apôtres. Par suite, aucun ministère (pas même des évêques, y compris le Pape) n’y succède au ministère des apôtres, sinon par l’intermédiaire du corps tout entier et dans la dépendance constante et finale de celui-ci.
Une pareille thèse, si elle venait à se généraliser dans l’Eglise catholique ou l’Eglise orthodoxe, signifierait le dépérissement et la disparition à brève échéance de l’une comme de l’autre, dans ce qu’elles ont de plus caractéristique et de plus essentiel. Mais ce triomphe du protestantisme ne serait qu’une victoire à la Pyrrhus. Car une thèse comme celle-ci n’a pas plus de support dans le Nouveau Testament que dans la tradition la plus ancienne de l’Eglise. Sur elle, on n’a jamais pu faire autre chose que détruire. Penser qu’on pourrait, aujourd’hui sur elle encore, dans une chrétienté passée en bloc aux positions protestantes dans ce qu’elles ont de plus exactement anticatholique et antiorthodoxe, reconstruire une quelconque unité de l’Eglise, c’est assurément céder au plus dangereux des irréalismes.
Un retournement chimérique
Aucune rencontre entre protestants et catholiques, il faudrait enfin le comprendre, ne peut aboutir à la réunion par une reddition sans conditions, d’un côté ou de l’autre. Et l’on ne progresse en rien à la consentir, plutôt qu’à prétendre l’imposer encore aux autres. Le retournement peut paraître altruiste ; il n’en reste pas moins chimérique. Les réalités, en effet, sont plus grandes que les hommes qui les représentent et elles ne peuvent cesser d’exister parce qu’ils cesseraient eux-mêmes de leur être fidèles.
C’est ici qu’on touche du doigt l’ambiguïté de la position adoptée par Hans Küng et d’après laquelle l’Eglise n’existe jamais que dans les hommes qui la composent. Oui, bien sûr, en un sens. Impossible de séparer, autrement que par une abstraction toute théorique, une Eglise toute divine par son institution comme par sa nature profonde, de l’Eglise historique, formée d’hommes pécheurs et faillibles, individuellement et en groupes. Cependant, cette Eglise, qui n’existe et ne saurait exister ailleurs que dans ses membres concrets, n’y existerait pas du tout s’il n’y avait pas plus qu’eux-mêmes en leur rassemblement : des dons de Dieu dont ils restent les vases indignes, mais sans lesquels, même avec une Eglise faite de saints, il n’y aurait pas d’Eglise, au sens où le Nouveau Testament, aussi bien que toute la tradition catholique (et orthodoxe), l’a toujours entendu.
Louis BOUYER