Comment s’est concrétisée la création de l’Arche ?
Jean Vanier : En 1964 j’ai rencontré dans un asile parisien Raphaël et Philippe, qui se trouvaient là depuis la mort de leurs parents, sans qu’on leur ait demandé leur avis. Ayant pu acheter une petite maison au village de Trosly, et après avoir reçu toutes les autorisations nécessaires, je les ai invités à venir y vivre. Nous avons alors travaillé, prié, voyagé, partagé nos vies. Je comprenais que leur grand désir était de vivre comme les autres, selon leurs possibilités. Peu à peu, Raphaël et Philippe n’étaient plus pour moi des personnes avec un handicap, mais des amis. Ils me faisaient du bien et je crois que je leur faisais du bien. Puis d’autres nous ont rejoints. L’Arche a commencé à grandir.
En fait, j’ai appelé la communauté « l’Arche » en référence à l’Arche de Noé qui a sauvé la famille humaine des eaux. La communauté veut prendre à son bord des personnes noyées dans les eaux de notre société compétitive.
En quoi les détresses liées au handicap mental n’appellent pas le même type de réponse que d’autres détresses sociales, physiques ou morales ?
Le handicap mental ne se soigne pas, ne connaît pas de rémission. Nous ne pouvons pas compenser un manque, comme dans le cas d’une pauvreté. Il n’y a rien à faire, juste à être. Impossible d’être simplement humaniste. Le handicap mental nous demande d’être profondément « humains ».
À l’Arche une personne avec un handicap est accueillie dans son humanité particulière, une humanité qui lui a été comme volée. Il s’agit de créer un milieu chaleureux et familial où chaque personne puisse se développer selon ses possibilités.
Quelles sont les richesses que possèdent les personnes avec un handicap mental, et dont nous nous découvrons, à leur contact, handicapés ?
La Charte des communautés, rédigée en 1993, dit : « Les personnes qui ont un handicap mental ont souvent des qualités d’accueil, d’émerveillement, de spontanéité et de vérité. Dans leur dépouillement et leur fragilité, elles ont le don de toucher les coeurs et d’appeler à l’unité. Elles sont ainsi pour la société un rappel vivant des valeurs essentielles du cœur sans lesquelles le savoir, le pouvoir et l’agir perdent leur sens et sont détournés de leur finalité. »
Au-delà du bien particulier que les communautés de l’Arche apportent aux personnes avec un handicap, qu’apportent-elles, depuis quarante ans, à la société ?
Surtout depuis le 11 septembre 2001, nous voyons la société se laisser dominer par le désir de sécurité. Ce mot prend le pas sur tout. Ce n’est plus la liberté, mais la sécurité. Il y aura de plus en plus de mouvements qui préserveront certaines valeurs dans la rivalité, la violence et le rejet. Alors, chaque fois que nous pouvons nous montrer ouverts aux autres, en restant nous-mêmes bien enracinés, devient un signe pour la société. Aujourd’hui, avoir conscience de la mort – notre handicap commun à tous… – conduit souvent à essayer de surmonter cette peur par un pouvoir, une domination, notamment à travers l’avoir. Or, nous avons tous dans nos gênes cette fragilité de la mort. Le sens profond de la fragilité humaine est la plus contemporaine des questions.
Le monde n’a-t-il pas évolué dans les deux sens ? D’une part, il y a un durcissement de la peur des hommes, qui les fait rejeter ceux qui affichent une différence. Et, d’autre part, une réponse spécifique de l’Esprit avec des communautés nouvelles comme l’Arche et Foi et Lumière qui ont redonné au faible la première place…
Les progrès sont aussi énormes que les reculs : j’ai vu des choses magnifiques se développer, comme les écoles intégrées au Canada. Avec Foi et Lumière, nous avons assisté à l’accueil des petits à la première place dans les églises. Pourtant, récemment encore, à Compiègne, un café nous a refoulés, un ami et moi : « On ne permet pas de personnes comme cela… » Et par ailleurs, dans la même ville, à l’hôpital, je suis touché par la qualité humaine des soins que reçoit un homme avec un grave handicap et que nous visitons chaque jour.
Mais, malheureusement, j’entends fréquemment, même dans des collèges catholiques, des phrases aussi terribles que : « Si j’avais un monstre en moi, je ne le garderais pas ! »
Il y a un double mouvement, certes, mais les avancées n’occultent pas une peur devenue irraisonnée du handicap. Il ne faut pas se leurrer : 96 % des femmes – de tous milieux – qui portent aujourd’hui un enfant handicapé avortent. J’en suis bouleversé, et pourtant je comprends chacune d’entre elles. Je n’ai jamais une réponse générale sur ce sujet. Je ne peux répondre qu’à la mère en particulier, à son angoisse à elle, à son histoire.
La dernière femme que j’ai rencontrée dans ce cas en était au huitième mois. Elle en était malade quasi physiquement. J’ai dû lui dire : moi j’ai choisi de vivre aux côtés de personnes avec un handicap. Vous, vous n’avez pas choisi.
Seule la beauté que nous recevons dans la communauté peut-être communiquée aux autres. Une communauté, contrairement à un groupe militant, dira : « Viens et vois ». Elle manifestera la vérité d’une manière non violente et saura que les questions fondamentales qui concernent la vie ne peuvent être abordées que dans la paix et la liberté intérieure. Personne ne peut obliger quelqu’un d’autre à aimer et à devenir libre.
Avec l’Arche, plus encore que la place de la personne handicapée, c’est la dimension de communauté qui serait prophétique ?
Jamais le monde n’a eu plus fortement besoin de « lieux d’appartenance ». En de tels lieux nous pouvons essayer de nous accepter et nous aimer comme nous sommes. La famille joue de moins en moins ce rôle. Les lieux de résidence, les lieux de travail, pas plus.
Les « assistants », les jeunes engagés ne sont-ils pas les premiers à faire l’expérience la plus radicalement bouleversante de la communauté ?
Beaucoup de jeunes n’ont pas confiance dans leur propre expérience. Ils ont besoin de trouver dans leur vie un lieu où dire de quoi ils ont peur, où risquer de dire ce qu’ils vivent.
Je me souviens d’un assistant qui m’a confié sa gêne d’être dans une communauté chrétienne alors qu’il ne croyait pas en Dieu. Lui demandant s’il croyait en la personne avec un handicap, il m’a répondu oui. Il a compris que je me fiais plus à un assistant qui croit en cette personne et ne croit pas en Dieu qu’à un assistant qui dirait croire en Dieu et ne croirait pas en la personne avec un handicap.
Souvent les motivations intérieures de l’engagement chez les jeunes sont une peur de la mort, de l’échec, de ne pas être reconnu ou aimé. Comment les aider à grandir tout en découvrant une liberté renouvelée d’être eux-mêmes ? Nombreux sont ceux qui ont une expérience profonde de Dieu, mais n’ont pas mis un nom dessus. Ils ont une expérience de leur propre intériorité. Ils ont vécu des choses puissantes, mais ne les ont jamais annoncées.
Les jeunes, de passage à l’Arche, n’en ressortent pas indemnes. Nous disons, ici : l’Arche c’est le monde à l’envers et l’Évangile à l’endroit ! Les interrogeant sur le sens de la vie, l’Arche les ouvre sur la dimension spirituelle. Ce n’est certes pas une école, mais une communauté, pourtant cette expérience est une véritable formation qualifiante. Les jeunes qui passent par l’Arche trouvent du travail après. Cette expérience de la relation les transforme.
Avec sa disparité religieuse et culturelle, dans le monde, l’Arche touche une humanité commune.
Pourtant, à la mesure du mouvement aujourd’hui, c’est-à-dire 124 communautés réparties dans 30 pays, recruter des assistants durables est toujours un souci ?
Les jeunes ont plus de mal à s’engager, oui. Mais pas de façon désespérée. Il est vrai qu’il est plus séduisant de partir deux ans dans le Tiers-monde, en Afrique ou en Asie, qu’à Trosly- Breuil, où il pleut si souvent. Ce n’est pas simple de vivre à l’Arche tous les jours la même chose, si ordinaire comme les repas, la vaisselle, le ménage… et d’assister au cinéma constant des uns et des autres. En apparence, il existe plus exaltant !
Mais, nous gardons confiance, car lorsqu’on goûte à la vie communautaire de l’Arche on goûte instantanément à quelque chose qui se place au-delà, à une vision nouvelle de Dieu. Les jeunes qui songent à rester le font toujours parce qu’ils sentent un appel de Dieu. Il est impossible de vivre à l’Arche en restant dans l’ordre de la générosité. Il n’y a pas générosité, ici, mais communion. Avec la générosité on se place en terme de pouvoir – j’ai plus pour donner à celui qui a moins – ce qui revient à garder le contrôle ! La communion c’est devenir soi-même vulnérable.
Il y a, je crois, un travail de théologie initié à l’Arche depuis des années, où en est-il ?
Oui, il se poursuit. Je prendrais l’exemple d’une rencontre récente en Australie, avec des théologiens catholiques, anglicans et protestants. Le témoignage de deux femmes, l’une vivant avec des aborigènes, l’autre avec des prostituées, nous aura révélés comment il est possible de vivre une relation à Dieu à travers cela. Et les théologiens ont dit qu’il faudrait écrire aujourd’hui une « théologie du Tombeau vide ».
Beaucoup de personnes vivent dans le vide, dans l’angoisse. Ce souci est déjà l’objet d’un travail avec notre évêque accompagnateur, Mgr Gérard Daucourt, par exemple. Mais cela ne se fera pas en écrivant un autre bouquin ! C’est quelque chose qui se répand. À l’Arche, on découvre une théologie qui vient de l’écoute du plus faible, de la découverte de la présence de Dieu dans le plus faible. Ceci conduit à une réflexion sur qui est Dieu. Est-il un puissant, auquel nous faisons appel pour arranger nos affaires ? Nous sommes au cœur d’un mystère de relation avec Jésus qui nous apparaît vulnérable et glorieux à la fois.
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010
- La France et le cœur de Jésus et Marie
- Jean-Paul Hyvernat
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918