Dans une ville italienne, un fou réputé dangereux est enfermé : aventure banale s’il en fut, surtout par le temps qui court. Mais le directeur de l’hôpital psychiatrique est un tenant de ce qu’on appelle maintenant l’ « antipsychiatrie ». Il estime que les schizophrènes sont des gens normaux qui récusent valablement, précisément parce qu’ils sont normaux, une société qui, elle, ne l’est pas. Il déclare que son client n’a rien de pathologique, il signe sa libération et le renvoie dans ses foyers 1
Voilà un psychiatre compréhensif. Que nous sommes loin de la psychiatrie de papa, avec cellule, camisole de force et électrochoc ! « Rentrez chez vous, mon bon monsieur, vous êtes parfaitement normal, c’est la société bourgeoise qui est absurde. » Le bon monsieur rentre chez lui et, sans attendre, trucide très proprement son épouse. Scandale. Enquête. Exclusion du psychiatre. Exclusion discrète et honorable : l’éminent spécialiste de la santé mentale continuera simplement à exercer ses talents ailleurs.
Sur ce, polémique dans la presse italienne et internationale. « Eh quoi ! disent certains médecins, il arrive à tout le monde de se tromper. Le psychiatre italien a porté sur son malade un diagnostic erroné : que celui qui n’a jamais commis d’erreur lui jette la première pierre ! »
Le praticien déterminé
Jusque-là, l’affaire (dont la presse française s’est récemment fait l’écho) ne sort pas de l’ordinaire. Elle relève apparemment de l’erreur clinique. L’épouse, certes, s’est fait trucider. Mais, techniquement, cette erreur est de même nature que l’inévitable pince périodiquement oubliée par le chirurgien dans le ventre d’un malade et qui fait la joie des journalistes et des chansonniers.
Seulement, cette fois, les choses se présentent différemment : le psychiatre italien, loin d’admettre la faute professionnelle, se débat comme un beau diable. Il réplique dans la presse italienne. Il envoie au Monde, qui avait publié un dossier de l’affaire, une longue lettre de protestation que celui-ci publie. Son argumentation, que je résume ici en la rendant moins ésotérique sans la trahir, ne fait aucune concession : « Erreur clinique, même excusable ? pas du tout. Je récuse cette interprétation. Il n’y a pas eu erreur. Cet homme n’avait rien à faire dans un hôpital psychiatrique. La société n’avait aucun droit de l’enfermer. Je n’ai fait que mon devoir en le libérant. Son internement n’était pas un acte thérapeutique, mais un acte sociologique, ou socio-politique. »
Et de citer Laing 2, non pas exactement pour s’en déclarer le disciple, mais pour prendre à son compte les analyses et les thèmes essentiels de l’antipsychiatrie.
L’homme moderne crève sous le poids de siècles d’endoctrinements et de conformismes sociaux. Ce poids nous oppresse, nous agresse, nous accuse, nous enferme dans l’absurde carcan du « normal » et de « l’anormal ». La société exerce sur nos instincts les plus légitimes sa répression (mot clé, pensée émue pour Marcuse, le théoricien de la répression et de la sur-répression, pourquoi lésiner) 3. Elle nous impose un mode de vie dans le cadre duquel il y a « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas », toute une tyrannie qui nous conditionne (deuxième mot clé, pensée émue pour Pavlov que l’on n’a jamais lu ou auquel on n’a rien compris, parce que pour lire Pavlov il faut connaitre la neurophysiologie), qui nous accoutume à la passivité, bref, qui nous aliène (troisième mot clé, royal celui-là, référence à la psychanalyse politicienne où nos petits maîtres ignares et trop paresseux pour s’instruire trouvent au prix d’un peu de pathos le facile substitut d’une science qui, elle, exigerait des études).
Bref, loin de plaider coupable, notre psychiatre se fait accusateur. Et le bon public, toujours gogo, de se ruer avidement sur les maîtres brusquement révélés de cette délicieuse anti-psychiatrie qui libère les fous et jette aux poubelles de l’histoire les ennuyeuses épouses au couteau dans le ventre, qui étaient sûrement des complices de la réaction et qui n’ont donc que ce qu’elles méritaient : R. D. Laing, Gregory Bateson 4 et, pourquoi pas ? Alan W. Watts 5, le prophète de la « Joyeuse Cosmologie ».
Que disent-ils, ces nouveaux gourous ? Que la prétendue « folie » n’est qu’un salutaire « pèlerinage » vers la « rédemption » et la « purification ». Dans un monde qui, lui, est authentiquement fou, le schizophrène n’a que le tort d’être un individu normal, un homme fidèle à son âme et qui, donc (très important le donc), est acculé à se détacher de son groupe et à en répudier les règles de vie.
Et Gregory Bateson : « Il semble qu’une fois prisonnier de sa psychose, le malade ait un parcours à accomplir. Il est en quelque sorte embarqué pour un voyage d’exploration qui ne sera terminé qu’avec son retour au monde normal, où il rentre avec des vues différentes de celles des gens qui n’ont jamais fait ce voyage. »
C’est un fait, et il faut l’avouer : l’épouse trucidée par le « pèlerin » avait sur ce couteau qu’il lui mit dans le ventre des vues obstinément différentes de celles de son époux, revenu, lui, « magnifié et clairvoyant » du cabanon où les agents de la répression l’avaient indignement jeté.
Eloge de la folie
Eh bien, merci, messieurs les antipsychiatres. Merci pour cette lumière que vous jetez sur notre ignominie d’hommes normaux horriblement attardés. Certes, votre lumière nous embarrasse un peu. Nous voyons bien clairement, grâce à vous, que l’on ne saurait être sain d’esprit à moins que d’être dingo. Ce que -nous voyons moins clairement, c’est le moyen de le devenir, j’entends dingo. Devons-nous entreprendre d’ouvrir des boutonnières dans l’épigastre conjugal ? Devons-nous lire les œuvres complètes du Dr Laing, celles de Freud et de Marcuse ? S’il vous plaît, n’y a-t-il pas d’autres recettes pour les faibles ?
Mais trêve de facéties, quoique ces messieurs soient drôles. Avec l’antipsychiatrie, la boucle est bouclée. Dans son livre magistral (dont nous avons rendu compte), le grand psychiatre canadien Ellenberger avait montré que les théories psychanalytiques étaient nées des maladies mentales de leurs auteurs 6 Avec le fruit de leurs dérangements cérébraux, leurs disciples ont, un demi- siècle, « soigné » les fous, nos frères. Et maintenant − à croire que les fous viendraient à manquer, ce que je n’avais pas remarqué ‒ ils nous reprochent aigrement de n’être pas fous nous-mêmes. Allons, allons, du calme, cela peut s’arranger. Si nous ne sommes pas assez fous, mes bons maîtres, c’est bien simple : vous n’avez qu’à retourner parmi les vôtres.
Aimé MICHEL
Les notes sont de Jean-Pierre Rospars
(*) Chronique n° 37 parue dans France Catholique – N° 1278 – 11 juin 1971.
- Le 3 juin 1971, donc à peu près au même moment où il écrit la présente chronique, Aimé Michel adresse à P. Schaeffer, chef du Service de la Recherche de la RTF, et à ses collègues J. Adler, L. Mollion, M. Masson et M. Bertin, une Note sur le cerveau. Outre les précisions qu’elle fournit sur la querelle de l’antipsychiatrie, cette note illustre la nature du travail professionnel d’Aimé Michel à l’époque. Elle montre aussi sur un exemple concret l’utilité de la résistance aux « idées neuves » car « Toutes les nouveautés ne sont pas bonnes. Elles ne font leurs preuves qu’à l’épreuve » (Copernic cinq siècles après, in La Clarté, chap. 18, p. 482). Voici la première partie de la note intitulée Au-delà de l’“antipsychiatrieˮ :
– La querelle de l’“antipsychiatrieˮ s’insère, comme on sait, dans le mouvement général de Contestation politico-socio-culturelle, ou si l’on préfère dans l’analyse gauchiste de l’histoire. Les prophètes de l’“antipsychiatrieˮ affirment que la maladie mentale (voire organique) est un produit de la “société bourgeoiseˮ, que le psychiatre est un flic aux ordres du système capitaliste, que le malade mental est une victime de la répression bourgeoise, qu’il n’est pas question de le soigner (puisque c’est lui qui est “normalˮ et la société qui ne l’est pas), mais bien de le libérer, et que cette libération passe par la suppression de la famille, de l’école et de la hiérarchie dans le travail. » Les porte parole les plus connus de cette façon de voir ont d’abord été des psychiatres anglo-saxons : − R.D. Laing (un livre traduit : La politique de l’expérience, Stock, Paris), − D. Cooper (Psychiatrie et antipsychiatrie, Le Seuil).– Les latins arrivent à la rescousse : − F. Basaglio : L’Institution en négation (Seuil − Basaglio, directeur de l’Hôpital psychiatrique de Parme, s’est signalé à l’attention du bourgeois en renvoyant chez lui un schizophrène qui s’est hâté de trucider sa femme. Basaglio a expliqué par la suite qu’il compte sur l’agressivité individuelle pour faire la révolution psychiatrique). − R. Gentis (Français) : Les murs de l’asile (Maspéro). Pamphlet d’une rare violence.
– Les psychiatres “bourgeoisˮ n’ont d’abord rien dit. Mais depuis quelques temps Kaupernik se manifeste dans les journaux (Monde, 19/5/71), non pour défendre la société bourgeoise, mais pour discuter la réforme de la psychiatrie. [Suit l’adresse de Kaupernik].
– Arrivent aussi à la rescousse pour une remise en question de la psychiatrie les éthologistes, qui commencent à appliquer leurs découvertes à l’homme. Surtout deux Allemands, dont j’ai les adresses si besoin est : − Irenaeus Eibl-Eibesfeld. – Wolfgang Wickler, dont un livre vient d’être traduit : Les Lois Naturelles du Mariage (Flammarion).
Sur Eibl-Eibesfeld, voir la chronique n° 32, Ces dames du manifeste, parue ici le 20 décembre 2009.
- Le médecin britannique Ronald D. Laing (1927-1989) considérait que la maladie mentale résulte d’un environnement oppressif et que la psychiatrie courante n’en soigne pas la cause réelle. Il fut influencé par Marx, Maurice Merleau-Ponty et surtout Sartre, qui préfaça son livre le plus connu, Raison et violence (1961), écrit en collaboration avec David Cooper. Dans un livre autobiographique, Sagesse, déraison et folie (1985) il a lui-même abandonné certaines de ses thèses. Laing est presque oublié aujourd’hui.
- Sur Marcuse, voir les chroniques n° 9, L’hormone de la contestation, parue ici le 24 août 2009, n° 28, Le sexe et la société apaisée (14 septembre 2009), et n° 29, Le salut par Eros (21 septembre 2009).
- Gregory Bateson (1904-1980) exerce une influence plus durable que celle de Laing. Fils du zoologiste anglais William Bateson qui créa le mot « génétique » en 1906, il fait des études de zoologie et d’anthropologie. En 1932, dans une tribu de chasseurs de têtes de Nouvelle-Guinée, il rencontre l’anthropologue américaine Margaret Mead. Il l’épouse en 1935 et étudie avec elle la société de Bali. A leur retour ils sont invités à participer à la première conférence de la Fondation Macy sur l’inhibition cérébrale. G. Bateson y découvre la cybernétique, notamment la notion de rétroaction (feedback), la théorie de l’information et la théorie générale des systèmes. Après son divorce en 1948 et son remariage en 1950, il part à Palo Alto en Californie où il applique ces idées à la communication animale et humaine. L’étude de la communication chez les schizophrènes le conduit à émettre l’idée de « double bind » (la double contrainte) où un même message contient deux ordres dont l’un contredit l’autre (par exemple, l’alcoolique vit dans un système aux assertions contraires : « je peux ne pas boire » et « je peux boire sans danger » ; ou le comportement d’une mère qui à la fois réclame l’amour de son enfant et le rejette). Un de ses livres les plus cités, Vers une écologie de l’esprit (Seuil, Paris, t. I, 1977 et t. II, 1980), le présente comme « le maître à penser de toute une génération de chercheurs », notamment dans ce qu’on appelle aujourd’hui les sciences cognitives, mais son influence s’étend à l’épistémologie et l’écologie. Voir les textes rassemblés dans l’article www.systemique.levillage.org/article.php? sid=69.
- Alan W. Watts (1915-1973), né dans le Kent, vécut de 1938 à sa mort aux États-Unis. Marié trois fois, père de sept enfants, prêtre épiscopalien de 1945 à 1950, il se fit connaître par de nombreux livres et émissions de radio comme vulgarisateur des philosophies orientales, du Bouddhisme zen en particulier. Voici un exemple du style clair et teinté d’humour qui fit le succès de ce « théologien hippie » : « Nous parlons de notre ego. Nous utilisons le mot je. J’ai toujours été extraordinairement intéressé par le sens que les gens donnent au mot je, à cause des formes curieuses qu’il peut prendre au cours de la conversation. On ne dit pas, par exemple, « je suis un corps », mais « j’ai un corps ». D’une certaine manière, nous ne paraissons pas nous identifier entièrement à tout ce qui est nous-même. Je dis « mes pieds », « mes mains », « mes dents », comme s’il s’agissait de choses m’étant extérieures. Et, dans la mesure où je peux m’en faire une idée, la plupart des gens semblent ressentir qu’ils sont quelque chose à mi-chemin entre leurs deux oreilles, un peu en retrait des yeux, à l’intérieur de la tête, tout le reste se trouvant comme raccroché à ce quelque chose. Et ce principe actif qui est ici, c’est ce que nous appelons notre ego. C’est moi ! ».
Il s’intéressa à la sémantique générale de Korzybski et à la cybernétique de Wiener, préconisa la philosophia perennis d’Aldous Huxley dont il fut l’ami, sympathisa avec les mouvements pour le potentiel humain et devint ainsi l’un des pères de la contre-culture aux États-Unis. Il fit l’expérience de diverses drogues (mescaline, LSD, marijuana) et réclama leur libre usage pour étudier l’esprit humain et induire des expériences mystiques. Tel est le sujet de son livre Joyeuse cosmologie : Aventures dans la chimie de la conscience (1962, trad. française Fayard, 1971). Peu après sa mort, Jean-Michel Palmier écrit dans Le Monde : « Le génie de Watts, c’est d’avoir été capable de traduire l’inspiration de l’Orient, sa sagesse millénaire, en langage moderne, et d’avoir élaboré à partir de cette vision une critique de la vie quotidienne américaine.
Tous ses ouvrages, Joyeuse Cosmogonie, Amour et connaissance, Matière à réflexion, développent les mêmes thèmes : les Occidentaux ont perdu, avec leur civilisation technique, le sens de la vie. Ils ont tué leur sensibilité et ne savent plus regarder le monde qui les entoure, une fille, un arbre, un coucher de soleil, comme s’ils les voyaient pour la première fois. Aussi, Watts prônait-il le retour à la nature, la réconciliation avec l’univers, l’évasion sous toutes ses formes, comme les prémisses d’un nouvel art de vivre. » (http://stabi02.unblog.fr/2009/04/17/alan-watts-le-theologien-hippie/).
- Voir la chronique n° 23, La psychanalyse : connaissance ou chimère ?, publiée ici le 7 décembre 2009.
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