« Je me demande comment ton système nerveux n’est pas totalement démoli » dit Madame Cheyne. « Pourquoi maman ? J’ai travaillé comme un nègre, mangé comme un goinfre, et dormi comme un mort. »
Cette conversation est tirée de la fin d’un conte d’aventures maritimes de Kipling : Capitaines Courageux. L’histoire est simple. Un adolescent intelligent, mais gâté-pourri, et bon à rien, fait une croisière de luxe vers l’Europe avec sa mère. Quand il se vante auprès d’un groupe d’hommes de fumer le cigare, ils le testent avec un cigare frelaté, et il vomit par-dessus bord, en plein mauvais temps.
Une bienheureuse vague le balaye, « la grande bleue se referma sur lui, et il s’endormit doucement. » Mais le garçon évanoui est repêché par l’un des doris d’un bateau de pêche, le « Nous voilà ».
Le capitaine est un meneur d’hommes juste et intègre, nommé Disko Troop. L’équipage le considère comme le plus audacieux des pêcheurs Terre-Neuvas, un homme dont l’esprit est continuellement en éveil, évaluant le temps, les vents, la saison, les habitudes des animaux marins, et les récits de ses concurrents.
Son propre fils, Dan, de l’âge de Harvey, le regarde d’un œil amusé, sachant que les « avis de papa » sont presque toujours justes, et se réjouissant, quand par hasard il se trompe.
C’est un nouveau monde auquel Harvey Cheyne s’éveille alors — un monde d’adultes. Tout d’abord, il ne comprend pas. Il accuse Disko d’avoir fait disparaître l’argent de ses poches. Il réclame d’aller immédiatement à New York, sinon… C’est un freluquet, qui se vante de la fortune et de l’influence de son père, et se moque des pêcheurs qui lui ont sauvé la vie.
En retour, il se retrouve étalé contre les dalots, le nez en sang. « Je t’avais prévenu » lui dit Dan. Papa n’a rien d’une brute, mais tu l’as bien mérité. »
La plus grande partie du roman raconte l’histoire type d’un garçon sauvé par des hommes. On ne peut pas être inactif sur un bateau de pêche. Harvey est littéralement obligé d’apprendre les cordages : leurs noms, où ils se trouvent et à quoi ils servent. Il répète ses leçons à un rythme effréné car un des membres d’équipage, son « professeur », lui chatouille les côtes avec un nœud au bout d’une corde quand il se trompe ou traînasse.
Pour le coup, c’est vraiment de la discipline, et elle est instructive. Les pêcheurs Terre-Neuvas restent en mer une grande partie de l’année, et cela donne à Harvey tout le temps d’apprendre à pêcher à bord des doris, à se servir d’un sextant, à barrer, à grimper en haut des mâts, à vider les poissons, à leur couper la tête, et à les disposer dans la cale pendant des heures et des heures d’affilée. Et à jouir, pour la première fois de sa vie, de l’estime d’un véritable ami, Dan, et de la rude attention d’un homme qui devient son « papa par procuration ».
Lorsque le « Nous voilà » débarque enfin à Gloucester, Harvey envoie un télégramme à ses parents qui font une excursion en train sur la côte ouest. Son père, grand industriel parti de rien, a l’impression de découvrir un inconnu, et en même temps, son véritable fils. Disko s’excuse d’avoir une fois tabassé le garçon.
« Oh oui », répond Cheyne, « Je dirais que cela lui a fait le plus grand bien du monde ». « J’avions jugé qu’c’était nécessaire, sinon j’l’aurions pas fait. J’voudrais pas qu’vous croyiez qu’on fait du mal aux gosses sur ce rafiot »
A la fin du roman, Monsieur Cheyne et Harvey en viennent pour la première fois à une vraie entente, virile, perspicace et profondément émouvante. Harvey ira au collège apprendre des choses que son père n’a jamais apprises ; c’est le projet de Monsieur Cheyne. Puis il prendra la direction de la flotte marchande nouvellement acquise par son père. Voilà le projet de Harvey.
Et l’incontournable Dan se proposera pour servir sur ces bateaux. Dan a été le maître de Harvey, et bientôt, Harvey deviendra celui de Dan, et ils seront de très proches amis pour la vie.
Ce que je trouve très remarquable dans l’histoire de Kipling, ce n’est pas qu’il ait voulu prouver quelque chose de nouveau ou d’original, mais plutôt la chose ancienne et bien connue qu’il a pensé n’avoir pas besoin de prouver : je veux parler de la vertu de l’autorité paternelle. Car l’autorité paternelle est devenue victime de son propre succès.
Regardez autour de vous : Aucune route, aucun bâtiment, aucun aéroport, aucun navire, aucun camion de nourriture, aucun oléoduc, aucun réseau de câbles autour du monde — pas une nation méritant qu’on se batte pour elle, ni une armée apte au combat — ne survient sans l’amour qui de nos jours n’ose plus dire son nom, la camaraderie d’hommes qui s’unissent pour accomplir un travail difficile ou dangereux.
Oubliez les conflits entre sexes, et considérez les hommes tels quels. Sans hiérarchie, on ne peut même pas creuser droit un fossé de drainage dans les champs, encore moins exposer une coque de noix à la fortune de mer.
Nous prenons toutes ces choses pour argent comptant ; la plupart d’entre nous ne cultivons rien, ne pêchons pas, ne combattons pas, ne construisons pas de routes, de mines ou de carrières, et n’escaladons pas la charpente d’un grand immeuble. Je peux très bien imaginer un bateau de pêche démocratique… au fond de la mer.
Mais ici, j’enfonce une porte ouverte. Dans l’affection-obéissance qu’implique l’autorité paternelle, les hommes ont une chance de se trouver en se perdant. L’homme viril est parfois égoïste, mais l’homme efféminé, qui se croit meilleur que ses camarades aux mains noires, et qui n’obéira qu’en renâclant, l’est toujours.
L’équipage du « Nous voilà » se disputera parfois, mais se préoccupera toujours des autres. Et bien qu’aucun ne prononce le mot « aimer », il y a de l’amour entre eux, parfois jusqu’au plus grand sacrifice.
Alors, une leçon pour l’Église ? Peut-être pouvons-nous mieux apprendre ce qu’est la prêtrise, ou du moins ce qu’elle devrait être, d’un pêcheur que d’érudits, même s’ils sont théologiens, qui n’ont jamais vu arriver le gros temps par l’Ouest.
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Antony Esolen est conférencier, traducteur et écrivain. Son dernier livre est : Dix jours pour détruire l’imagination de votre enfant. Il enseigne à l’université « Providence College »
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Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2012/the-love-that-dare-not-speak-its-name.html
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Portrait : Rudyard Kipling par John Collier (1891)