Mathias Enard avait dédié son roman « Aux Syriens ». Les jurés du prix Goncourt auraient tels ceux du prix Nobel de la Paix voulu rendre hommage au peuple syrien en couronnant cet ouvrage. Puisse leur geste symbolique faire boule de neige. Car ce n’est pas seulement parce que l’éditeur Actes Sud a décoré la couverture des ruines de Palmyre qu’il doit être lu et relu, annoté, médité.
Enard l’avait aussi dédié « au cercle des orientalistes mélancoliques » où il s’inscrit. Subsiste-t-il aujourd’hui un orientaliste qui ne soit pas mélancolique pour ne pas dire plus ? N’avons-nous plus que nos larmes pour pleurer l’Orient perdu ? Avons-nous eu tort d’aimer l’Orient ? Ce sont ces questions que pose « Boussole » et qui doivent interroger chacun.
Beethoven avait une petite boussole de poche qui est conservée dans un musée qui lui est consacré à Leipzig. Cet instrument a ceci de spécifique qu’il n’indique pas le Nord mais l’Est ! Utile quand on pense avoir perdu l’Est. Le roman est la méditation d’un musicologue viennois qui s’est spécialisé dans l’étude des influences orientales sur la musique classique européenne, notamment les fameuses marches turques de Mozart et Beethoven, et bien au-delà. Chemin faisant il découvre aussi les emprunts orientaux de la grande littérature classique : de Don Quichotte, « premier roman arabe », au « Divan » de Goethe, inspiré des poètes persans, à la « peau de chagrin » de Balzac ou même « la recherche du temps perdu » de Proust.
Il y a roman et non essai parce que l’auteur pose en regard de cet universitaire confortablement installé dans la routine de son campus vieil-habsbourgeois le parcours nomade d’une orientaliste (française) dont l’Orient est une perpétuelle et insatiable quête d’infini, « l’Orient au-delà de l’Orient ». D’Istanbul, Damas, Alep, Palmyre, Téhéran, où se déploient les talents littéraires de l’auteur, elle traverse le miroir si l’on peut dire en allant des mystiques du désert au bouddhisme tibétain pour finir à Sarawak, partie malaisienne de l’île de Bornéo, où survivrait une forme d’endocannibalisme.
Enard définit donc très précisément quoique sous une forme romancée les deux attitudes souvent confuses à l’égard de « l’Orient » : d’une part l’Orient lointain, l’Orient séparé, l’Orient toujours autre, l’Orient insaisissable qui selon Kipling ne rencontre jamais l’Occident – jamais cité car les héros évitent l’Empire des Indes (y compris l’Irak !), et d’autre part l’Orient qui fait partie intégrante de notre Occident, l’Orient intérieur, l’Orient familier, l’Orient universel. On reconnaîtra évidemment l’opposition entre un Orient extrême et un Orient proche, pas seulement comme catégories géographiques (Extrême-Orient ou Proche-Orient) mais culturelles ou plus encore amoureuses comme essaie de le faire comprendre l’auteur à travers tous ces méandres.
Dans ce foisonnement inépuisable comme un puits sans fond, le grand public risque de s’y perdre. Mais comme à Venise, il faut se perdre pour se trouver. Les deux choix romanesques d’Enard sauvent son entreprise de l’enfouissement : un musicologue pour narrateur et Vienne comme lieu d’où il parle. Vienne parce que « porte de l’Orient », expression coutumière dont le sens est précisément l’objet de la recherche, et la musique parce qu’elle permet un regard décalé, donne un surplomb, explore le moins connu et surtout adoucit les mœurs parce qu’elle ouvre à la joie faute de la foi que le narrateur regrette de ne pas avoir.
Pour revenir à l’Orient géographique, des combattants djihadistes de l’Etat Islamique, on a retenu les destructions de tombeaux ou d’œuvres d’art, les décapitations, la réduction de minorités en esclavage. L’auteur relève aussi qu’« aucune image ne représente mieux la terrifiante bataille que les djihadistes livrent en réalité contre l’histoire de l’Islam » que cette photo où on les voit en train de brûler des instruments de musique, car « non islamiques », « les mêmes tambours et trompettes que les Francs ont copié à la musique militaire ottomane des siècles plus tôt ».
Le Goncourt a fait acte politique. Le précédent qui vient à l’esprit aussitôt, quoique dans un genre très différent, est La Condition humaine d’André Malraux sur la révolution chinoise. Que Boussole nous aide à changer notre regard sur l’histoire et l’actualité la plus immédiate.