Saint-Exupéry rapporte que pendant l’hiver 1940 il rencontra le général Gamelin à la faveur d’une permission. « − Savez-vous, lui demanda-t-il, que l’armée française est démoralisée, désorganisée, et qu’on ne voit pas comment elle pourrait soutenir une guerre ? Et que si Hitler attaque, tout me donne à croire que nous ne tiendrons pas.
− Sans doute, dit Gamelin calmement. Mais ce que vous ignorez c’est qu’Hitler n’attaquera pas. Ceci, voyez-vous (aurait ajouté le généralissime avec un sourire entendu) n’est pas une guerre comme les autres. C’est une guerre politique. Il ne s’agit que de garder son sang-froid. Hitler renoncera, tout simplement. »
On sait ce qu’il advint quelques mois plus tard. Et depuis plus d’un demi-siècle Gamelin est tenu pour un incapable, une nullité, une sorte de sous-Bazaine.
Ceux pourtant qui l’ont connu avant la catastrophe, y compris Churchill, en font un tout autre portrait. Il n’eut qu’un tort, celui d’avoir pensé à tout, sauf à la folie de Hitler. Ce qui allait se passer quelques mois plus tard était contraire à la raison. La preuve en effet : cinq ans plus tard l’Allemagne était rasée, Hitler suicidé. Gamelin savait bien − croyait savoir − qu’aucun chef nazi ne voulait voir son pays rasé et un tribunal s’ériger à Nuremberg pour juger ses crimes. C’était la raison même. Mais l’histoire est aveugle et rien ne s’y passe selon les règles du bon sens.
Si je rumine ces faits lointains et terribles en ces temps de fêtes de 1991, c’est que je me rappelle fort bien les réflexions que nous faisions alors. Et que tous nous pensions comme Gamelin1. Nous n’envisagions que des éventualités rationnelles. Et qu’envisager d’autre avec sa raison. S’il ne faut pas réfléchir avec sa raison, avec quoi alors ?
Un demi-siècle plus tard nous revoilà dans le piège de Gamelin − et de la France entière, de l’Angleterre même, pendant les mois de la drôle de guerre, sous Churchill.
L’histoire n’est pas une science. Quel piège ? Il est très facile à décrire. De la Vistule au Pacifique des centaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants sont en train de s’enfoncer dans la dernière détresse, celle de la faim. La faim, rien que la faim, et aucune voie raisonnable (et même folle, semble-t-il) pour y échapper. A-t-on vu une seule fois dans l’histoire des peuples entiers accepter de mourir d’inanition sans un geste ? Sauf erreur, pas une fois.
Si à cela l’on ajoute que ces affamés disposent de tous les moyens pour entraîner dans l’abîme ceux qui les regardent mourir en sablant le champagne, n’avons-nous pas tous les ingrédients d’une situation bien pire encore que la drôle de guerre ?2
Gamelin pouvait raisonnablement penser que Hitler allait arrêter la machine de mort : Hitler avait le choix. Hitler pouvait en cinq minutes dévier le cours des choses. Il lui suffisait de décrocher le téléphone. Qui maintenant pourrait décrocher un téléphone, et pour appeler qui ? L’hiver où nous entrons est pire que l’hiver 40. L’avalanche n’obéit plus à personne.
Certes les différences sont par certains aspects plus engageantes. Tous ces hommes de l’Est sont nos frères. Ils sont pacifiques. Ils le sont même admirablement, si l’on songe que leur révolution ne date que de 1988. Trois ans, qu’un monde en si peu de temps s’est effondré, et qu’à part quelques accidents personne n’est mort sous les décombres. Qui en 1988 aurait osé le prédire ou même l’espérer ? Tout jusqu’ici s’est passé d’une façon qui fait honneur aux acteurs du drame, si l’on met à part la Yougoslavie, archaïsme universellement réprouvé. Honneur aux peuples de l’ancienne URSS3.
Mais toute la sagesse du monde ne saurait arrêter le temps qui pousse nos frères de l’Est vers la mort, inexorablement. Quelque chose doit se passer, c’est inévitable. La raison ne nous offre aucune échappatoire. Ce qui va se passer sera donc déraisonnable. Mais là s’arrête notre esprit. Si l’on ne peut plus raisonner, alors que faire ? Prier sans doute, mais aide toi, le ciel t’aidera. Aide-toi. Quelqu’un peut être va nous dire comment. Il lui faudra pour le moins une inspiration divine. Qu’il se lève, ce prophète. Il est temps.
Nos confrères journalistes présents à Moscou nous décrivent heure par heure le théâtre de marionnettes des colloques, intrigues, conférences dans l’ancienne capitale, parfois à Saint-Pétersbourg, plus rarement à Kiev. Mais que se passe-t-il en réalité dans les familles de l’Oural, de Sibérie, de tous ces pays introuvables sur la carte où chaque jour l’on doit manger.
Les journalistes français sont très intelligents, mais ils vivent dans un rêve, comme ces Parisiens de l’Exode qui, crevant de faim sur la Loire, disaient : « Rentrons à Paris, à Paris on trouve tout, il suffit d’aller à l’épicerie du coin » (rapporté par Cavanna.)
Les Italiens, qui ont appris pendant des siècles ce qu’est la faim, comprennent mieux ce qui se passe vraiment. L’Europeo4, N° 418, a envoyé ses reporters sur les frontières de la Russie, de l’Ukraine, de la Pologne. Et là ils ont vu la vérité. Scènes d’exode. Des dizaines de milliers de malheureux entassés devant les douanes (des douanes ! comme s’il y avait des douanes dans le Morvan, aux portes de la Bourgogne) poussant des petites voitures chargées de pendulettes, de vieux tapis, d’icônes, de chaises, de tous les misérables petits biens de leurs petits appartements, non pas pour fuir, pas encore, mais pour troquer, pour vendre, essayer d’obtenir les quelques dollars miraculeux seuls échangeables contre un peu de pain, de pommes de terre, de lait pour les enfants. Il n’y a pas de violence, pas de récriminations, ces pauvres gens n’accusent personne, ils ne cherchent pas le bouc émissaire à guillotiner comme nos ancêtres pendant la Terreur5.
Les trafics les plus invraisemblables s’instaurent. Il y a par exemple un marché noir des enterrements en Pologne. Les frontières étant artificielles, les familles sont dispersées un peu partout, on peut inviter des parents naturalisés ceci ou cela ; mais une invitation, cela se négocie. Faut-il compléter par un dessin ? Tel défunt, cité par le journaliste, a procuré un visa pour 1753 « parents » russes, à 250 roubles chacun. « Plus le parent est éloigné de la frontière, plus c’est cher », explique quelqu’un. « Ce qui nous stupéfie, commente le journaliste, c’est l’indifférence de la population polonaise qui ne réagit pas à l’invasion : « Nous ne les aimons pas, mais il ne nous viendrait pas à l’esprit de les violenter », dit une dame de Cracovie, mère de deux enfants, qui achète volontiers au marché aux puces russe. « Bientôt la Pologne orientale sera saturée de pacotille russe. Alors les Russes iront jusqu’à l’Oder, écrit encore le journaliste. Pacifiques. Affamés. Sans espoir. Et innombrables ». Et de proposer un chiffre fourni par un fonctionnaire du Commissariat des Nations Unies aux réfugiés : 25 millions de Russes ont demandé à émigrer. « Et encore, la famine n’avait pas commencé. Et ce n’était pas encore l’hiver »6.
Qui sont ces désespérés ? Nos frères. Les compatriotes de Tolstoï, Dostoïevski, Tchékov, Tchaïkovski. Des gens éduqués, instruits, de vieille chrétienté. Qui ont des lycées où l’on étudie mieux que chez nous, des instituts de Recherches, des théâtres. Où l’on ne joue pas à la belote mais aux échecs. « Objectivement », comme disaient leurs tortionnaires, disparus dans la tourmente ils sont des peuples « avancés », ils ont « tout ce qu’il faut ». Il suffirait, mais comment ? de rendre la vie au grand corps anesthésié qui sombre dans le coma7.
Hélas, ce grand corps n’a plus de tête. Ou plutôt il n’en a plus que 27 000. Atomiques8.
Inflation incontrôlée9. Le 2 décembre, le rouble valait cinq centimes. Salaire mensuel moyen : 350 roubles. Seuil de survie (estimation russe) : 360 roubles par mois. Pensions et retraites : de 70 à 120 roubles par mois, mais sont-elles encore payées ?10
Aimé MICHEL
Chronique n° 492 parue dans France Catholique − N° 2335 − 27 Décembre 1991.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 25 mai 2020
Marché d’État | Marché libre | |
1 kilo de pain | 0,5 à 1 rouble | 3 à 5 roubles |
Fromage | introuvable | à partir de 30 roubles |
Beurre | à partir de 30 roubles | Plus de 100 roubles |
Pommes de terre | introuvable | 5 roubles |
Saucisson | introuvable | 60 à 100 roubles |
Viande | 5 roubles | 50 roubles |
Litre de lait français | 12 roubles | manque |
Lait russe | introuvable | introuvable |
Douze œufs | 3,5 roubles | 18 à 25 roubles |
Chaussures | introuvable | 60 à 1200 roubles |
Veste synthétique pour enfants | 100 roubles | 800 à 1000 roubles |
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 25 mai 2020
- Il n’est pas difficile de trouver des jugements sévères sur Maurice Gamelin (1872-1958). Celui-ci par exemple : « Lorsqu’on compare ses déclarations de 1938 à 1940 à ses Mémoires, on note une incohérence intellectuelle, un manque de synthèse, de clarté, une désinvolture, un manque d’intérêt, un souci de ne pas intervenir et le besoin constant de se justifier et de mettre la faute sur les autres. Un dirigeant militaire insiste : “Vous aurez de la peine à obtenir une réponse nette de Gamelin. Car dans les rapports subtils qu’il adresse au président Daladier, on trouve le pour et le contre, le blanc et le noir, mais jamais la position ferme. Il est comme l’anguille qui passe toujours à travers les mailles du filet” ». (http://www.histoire-en-questions.fr/curiosites/gamelin.html). Ou encore celui-là : « Il se contredit sans cesse, a des troubles de la mémoire, ses subordonnés sont incapables d’obtenir de lui une position ferme sur un sujet quelconque » et certains imputent cette indécision à une syphilis qu’il aurait contractée au Brésil et pour laquelle il a été soigné au Val-de-Grâce au début des années 30 (http://www.lignemaginot.com/ligne/document/ligne/psycho.htm). Les propos du général Pierre Gobert dans l’Encyclopaedia Universalis sont plus modérés mais restent fort critiques : « Les historiens, tout en faisant la part des responsabilités des autres grands chefs militaires et des hommes politiques, ne pourront que se montrer sévères à son égard. Oubliant les leçons d’audace réfléchie qu’il avait reçues de Foch et de Joffre, justement soucieux d’éviter les pertes en hommes, il avait forgé à la France une armée désuète et une stratégie défensive, la croyant à l’abri d’une ligne Maginot qui laissait pourtant ouverte la frontière la plus vulnérable du pays. » Ces jugements sévères contrastent fortement avec les états de service de Gamelin durant la Première Guerre mondiale. Sorti major de Saint-Cyr et remarqué par Joffre en 1906, il en devient proche collaborateur. « À ce poste, apprend-on dans l’article « Gamelin » de Wikipédia, il fait preuve d’un zèle et d’une efficacité de premier ordre, surtout lors de la bataille de la Marne où il rédigea les instructions qui allaient conduire à la victoire. (…) Nommé colonel en avril 1916, il poursuit son ascension et fait sans cesse l’admiration de ses supérieurs : au feu, comme dans un bureau d’état-major, Gamelin semble décidément un officier de très grande envergure. » D’autres avis indiquent qu’il n’avait pas perdu toutes ces qualités à la fin des années 30. On le reconnait alors comme « un des généraux les plus intellectuels de son époque. Il était respecté, même en Allemagne, pour son intelligence et sa subtilité » (http://www.memoiresdeguerre.com/article-gamelin-maurice-40213379.html). Les Britanniques l’appellent « notre Gamelin » et le reconnaissent comme commandant en chef des forces alliées en France (Pierre Gobert), tandis que Churchill écrit de lui dans ses Mémoires : « C’était un homme qui aimait son pays, plein de bonnes intentions et qui savait son métier. » En 2010, les historiens Martin S. Alexander, Frédéric Ferber et Yoan Rumeau sont même cléments à son égard : « Les recherches récentes, écrivent-ils, révèlent la compréhension qu’avait Gamelin des méthodes mises en œuvre par les Allemands pour vaincre la Pologne, ainsi que ses efforts incessants pour améliorer l’armée française en conséquence. Ce n’est donc pas sur les épaules du généralissime que l’on doit rejeter la responsabilité des défaillances dans le fonctionnement du quartier général placé sous ses ordres qui amoindrirent les capacités défensives des Français et des Britanniques en mai-juin 1940. Cherchant à trouver la clé de l’“étrange défaite”, l’historien ne peut que considérer les conséquences des facteurs contingents, de la politique et d’une évidente malchance. » (https://www.cairn.info/mai-juin-1940–9782746714090-page-59.htm). Ce point de vue parait moins partisan et plus équilibré que d’autres. Certes, le généralissime Gamelin s’est trompé mais, comme Aimé Michel le remarque, son manque de discernement était partagé par beaucoup, non seulement au quartier général, mais dans la population. Cela n’encourage pas à l’exonérer de ses responsabilités mais pas non plus à un faire un bouc émissaire facile.
- C’est sans doute à cause d’expériences répétées de ce genre qu’Aimé Michel était devenu si peu convaincu de la possibilité de prévoir l’avenir (par ex., n° 203) et qu’il répétait si souvent le vers de Victor Hugo « Sire, l’avenir est à Dieu ». Il avait raison de douter de l’issu du chaos russe des années 90 car ses craintes sur sa transformation en guerre suscitée par la faim ne se sont heureusement jamais concrétisées. Ces précédents invitent à la même prudence sur « le monde d’après » dont on nous entretient beaucoup ces temps-ci. Sera-t-il « soutenable, équitable et résilient » comme l’espèrent les signataires d’une tribune de Marianne (https://www.marianne.net/debattons/tribunes/apres-la-crise-du-coronavirus-le-monde-de-demain-ne-sera-pas-le-meme-rendons-le) ou bien ressemblera-t-il au monde d’avant « mais en pire » selon le mot de Jean-Yves Le Drian (qui pense surtout aux relations internationales) repris par Michel Houellebecq (qui ne s’y limite pas) ? En bonne logique, l’épreuve de la mort qui rôde et du confinement devrait favoriser une meilleure appréciation de la fragilité de la vie, du bonheur des choses simples, de la valeur de la solidarité, encourager une révision des priorités, conduire à plus de sobriété et à la relocalisation de certaines activités, et donner plus de poids aux responsables sensibles à ces thèmes. Reste qu’il est difficile de savoir comment ces effets positifs en principe se composeront avec leurs conséquences négatives prévisibles sur le pouvoir d’achat en raison du prix plus élevé des produits agricoles et industriels français et des énormes investissements que suppose une réindustrialisation respectant les normes écologiques, sans parler des faillites à rattraper et des dettes à rembourser. Dans cette incertitude qui rend le monde plus passionnant que jamais, espérons qu’un bien durable pourra naître d’un mal passager.
- L’URSS se disloque en plusieurs temps. En 1990, six de ses républiques (Lituanie, Moldavie, Estonie, Lettonie, Arménie et Géorgie) quittent l’Union suite à des élections perdues par le parti communiste (pour les pays baltes, voir note 2 de n° 368). En août 1991, à Moscou, une tentative de coup d’État communiste échoue, faute de soutien populaire, tandis que dix autres républiques déclarent leur indépendance, à commencer par l’Ukraine dont l’indépendance est ratifiée par 90 % des électeurs le 1er décembre. Le 8 décembre, les dirigeants de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie décident en réunion secrète de mettre fin au traité d’Union de 1922, de dissoudre l’URSS et de la remplacer par la Communauté des États Indépendants (CEI). Cette décision est contraire au droit soviétique, mais Gorbatchev n’a plus les moyens de s’y opposer. Le 21 décembre, onze des douze républiques restantes, c’est-à-dire toutes sauf la Géorgie, signent les accords d’Alma-Ata qui confirment à la fois la dissolution de l’URSS et la création de la CEI. Le 25 décembre, Gorbatchev sanctionne ce fait accompli en démissionnant de son poste dorénavant virtuel de président de l’URSS. Il quitte le Kremlin après avoir cédé tous ses pouvoirs, y compris les clés des armes nucléaires, à Boris Eltsine. À 19h32 ce soir-là, le drapeau rouge frappé du marteau, de la faucille et de l’étoile est abaissé, et à 23h40 il est remplacé par le drapeau blanc-bleu-rouge de la Fédération de Russie. Symboliquement, c’est l’heure de la fin : l’Union soviétique a vécu. Le lendemain, Eltsine s’assoit dans le bureau vacant de Gorbatchev tandis qu’à New York, l’ONU accepte sans objection la lettre qu’il a écrite deux jours plus tôt pour l’informer que la Fédération de Russie (ou, en bref, la Russie) est l’État qui succède à l’URSS et donc hérite de son siège permanent au Conseil de Sécurité. L’ONU l’accepte officiellement le 31 décembre. La transition s’est faite sans coup de feu, sans révolte, sans exécution ni même procès.
- L’Europeo était un journal hebdomadaire édité à Milan. Créé en 1945, il a connu son heure de gloire dans les années 40 à 70 quand ses articles étaient repris par la presse internationale. Il a cessé de paraitre en 1995.
- Ce tableau de la Russie, au moment où l’URSS se disloque, est désolant et presque désespéré alors même que le pays est loin d’avoir atteint le fond du gouffre. Mais avant de tenter tirer un enseignement des difficultés extraordinaires rencontrées par la Russie en ces années-là, il faut essayer d’en prendre la mesure. Tous les chiffres disponibles montrent la profondeur de la crise qu’a connue le pays, le creux de la vague économique et démographique ayant été atteint vers 1994-1995. D’un point de vue politique, le cœur de la tempête se produit au cours de la période Eltsine de 1992 à 1999, tandis que la période Poutine à partir de 2000 confirme régulièrement le redressement du pays. Résumons à grands traits ce qui s’est passé. La chute de l’URSS en décembre 1991 laisse le champ libre à Boris Eltsine (1931-2007) pour entreprendre la transformation en profondeur de l’économie du pays qui est en déclin relatif depuis le début des années 60 et en crise ouverte depuis les années 80. Devenu populaire à partir de 1989 comme opposant à Gorbatchev (voir note 3 de n° 457), Eltsine emprunte une voie radicalement différente de son prédécesseur : au lieu de tenter des réformes visant à sauvegarder le système hérité de l’URSS, Eltsine et sa jeune équipe d’économistes libéraux entreprennent de passer rapidement et sans transition à la propriété privée et à l’économie de marché avec privatisation des entreprises d’État et libéralisation des prix et du commerce. C’est la fameuse « thérapie de choc » prônée par l’École de Chicago, menée par des prix Nobel d’économie comme Milton Friedmann, qui est adoptée aussi par d’autres pays d’Europe de l’Est comme l’Ukraine, la République Tchèque, la Roumanie mais aussi l’Allemagne pour la ex-RDA (ceux qui ne l’adoptent pas s’en sortent mieux, voir note 7 de n° 478). Les dirigeants russes font ce choix, non seulement parce qu’ils espèrent ainsi accéder plus rapidement à un meilleur niveau de vie et une meilleure justice sociale, mais aussi par crainte d’une reprise en main par la Nomenklatura ; il faut donc aller vite et, comme le dit Yegor Gaïdar, « créer une structure sociale qui rende tout retour au pouvoir des communistes sinon impossible du moins très difficile » (cité par Cédric Durand, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00166897/document). Cette révolution à rebours qui signe l’échec de l’expérience soviétique, est « la plus grande réforme de la propriété jamais entreprise » : en moins de deux ans, 16 500 entreprises sont privatisées et acquises par plus de 40 millions Russes, ce qui fait passer la part du PIB produit par le secteur privé de presque zéro à 60 % en juin 1994. Mais rien ne se passe comme prévu : non seulement ces privatisations ne profitent pas à la population, mais la crise économique et sociale s’amplifie dans un contexte d’inflation galopante (voir note 6 ci-dessous) et de fuite des capitaux. Les dirigeants d’entreprises, qui ont seuls le temps et l’information nécessaires, font des promesses à leurs salariés et tirent parti de la situation à leur avantage. De leur côté, les financiers se comportent souvent en prédateurs, n’investissent pas dans les entreprises russes et préfèrent placer leurs avoirs à l’étranger. L’État et le gouvernement ayant besoin d’argent, l’un pour payer ses fonctionnaires, ses militaires et ses retraités, et l’autre pour se maintenir en place, Eltsine ignore le mécontentement populaire et lance une seconde campagne de privatisation. Celle-ci concerne les entreprises minières, énergétiques et de télécommunication, et se fait cette fois au bénéfice des grandes banques russes qui lui accordent un prêt en échange. Les oligarques ainsi confortés soutiennent financièrement la campagne d’Eltsine lors des élections présidentielles de 1996. Il réussit à l’emporter au second tour contre son adversaire, Guennadi Ziouganov, candidat du parti communiste, qui était pourtant en tête dans les sondages. Mais les difficultés économiques persistent. Toutes ces années, le PIB n’a cessé de décroitre et le chômage de grimper, seule l’inflation a diminué. En dépit d’un léger mieux en 1997 (+1,4%), le PIB retombe en 1998 (-5%) tandis que le taux de chômage dépasse 13%, que l’inflation repart à la hausse et que le rouble est dévalué d’un tiers en août 1998. La santé des Russes en est fortement affectée puisque l’espérance de vie à la naissance chute de 69 ans en 1990 à un minimum absolu de 64,5 ans en 1994 ; elle remonte ensuite jusqu’à 67 ans en 1998 (http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/tend/RUS/fr/SP.DYN.LE00.IN.html). En août 1999, Eltsine nomme Vladimir Poutine, ex-officier du KGB né à Leningrad en 1952, président du gouvernement, ce qui en fait le second personnage de l’État. En décembre, à la surprise générale, Eltsine démissionne et Poutine devient président par intérim. En mars 2000, il est confirmé dans ses fonctions dès le premier tour avec près de 53 % des voix, contre 29 % à Guennadi Ziouganov. Bien que l’espérance de vie ait à nouveau chuté de 1998 à 2003 avec un nouveau minimum à 65 ans en 2003, elle se redresse par la suite en lien avec l’amélioration du PIB de 1999 à 2011, lequel ne cesse de grimper de 5 à 10 % par an, à la seule exception de la crise mondiale de 2009. Si Poutine n’est pas l’artisan de cette résurgence, au moins ne l’a-t-il pas contrariée. On ne s’étonne donc pas de le voir réélu en mars 2004 (avec 72% des votes). En 2008, il cède la place à Boris Medvedev le temps d’un mandat, puis est réélu président en 2012 (avec presque 64% des suffrages dès le premier tour). Depuis 2012, les taux de croissance sont moins bons, surtout en 2014-2016 (-2,3 % en 2015) mais l’espérance de vie ne cesse de s’améliorer : 68 ans en 2008, 70 ans en 2010, 72 ans en 2017. L’année 2011 est marquée d’une pierre blanche car cette année-là, l’espérance de vie dépasse le plus haut niveau atteint par l’URSS qui était de 69,5 ans en 1988. Au-delà des vicissitudes économique et politiques, c’est le signe le plus clair que les conditions de vie en Russie s’améliorent. En mars 2018, Poutine brigue un quatrième mandat de six ans qu’il emporte haut la main avec 72 % des voix mais il annonce qu’il ne sera pas candidat en 2024 en accord avec la constitution. La Russie n’est pas devenue une démocratie. Toutes les organisations qui suivent l’état de la démocratie dans le monde (voir note 1 de n° 491) s’accordent sur ce point. Freedom House classe la Russie dans les pays « non libres » et s’inquiète de ce que « Russie unie », le parti au pouvoir, a remporté toutes les élections des gouverneurs de l’année 2019 en veillant à ce que les candidats les plus prometteurs de l’opposition ne soient pas autorisés à participer. Pour V-Dem, la Russie est une « autocratie électorale » avec un degré élevé de corruption politique qui se trouve dans la tranche des 10 à 20% de pays les moins démocratiques et les plus corrompus, et qui se signale en outre par un usage élevé de fausses informations à destination de sa propre population, mais aussi d’autres pays. EIU classe la Russie dans les pays « autoritaires » avec un indice de démocratie global de 3,11 qui le met en 134e position sur 167 ; cet indice tend même à décroitre au fil des années puisqu’il était de 4,5 en 2008 ; EIU ne voit aucun signe d’amélioration pour les années à venir. Les plus mauvais indices sur une échelle de 0 à 10 concernent le fonctionnement du gouvernement (1,79), le processus électoral et le pluralisme (2,17), ainsi que la culture politique (2,50) ; ils sont un peu meilleurs pour les libertés civiles (4,12) et la participation politique (5,00). (À titre indicatif, la France qui n’est pas une très bonne élève, obtient sur ces cinq critères des notes variant entre 6,88 et 9,58). Il est vrai que la Russie n’a jamais connu la démocratie dans son histoire et il est possible que ce régime soit mal adapté à ses structures profondes. En fait, le point le plus préoccupant pour l’avenir de la Russie est sa démographie. En 2019, pour la quatrième année consécutive, le nombre des décès est supérieur au nombre des naissances et le pays a encore perdu 200 000 habitants l’an passé. Les perspectives de l’ONU ne sont guère encourageantes qui voient la population russe passer d’environ 147 millions aujourd’hui à moins de 100 millions au cours du XXIe siècle. Le problème actuel vient en partie de la crise démographique des années 90 : cette génération arrivée à l’âge de la reproduction n’est pas assez nombreuse en dépit de son taux de fécondité élevé pour assurer le renouvellement des générations.
- Quand on compare l’état de la Russie tel qu’Aimé Michel le décrit à hauteur d’homme en 1991 à celui que tente de cerner mon résumé de la note précédente, on ne peut manquer d’être surpris du contraste. Comment un peuple au bord de la famine en 1991 a-t-il pu survivre aux conditions encore plus dégradées des années suivantes ? Que s’est-il vraiment passé en ces années 1991-1995 ? Pour répondre à ces questions il faut interpréter les deux points de vue qui paraissent se contredire : d’un côté celui du visiteur ou du journaliste qui regarde comment les hommes vivent, d’autre part celui de l’analyste qui étudie la situation du haut des données statistiques dont il dispose sur l’économie, la santé, la mortalité, etc. Il faut se garder d’opposer le cœur sensible du premier à la froide raison du second, car leurs regards se complètent. Commençons par le point de vue en surplomb de l’analyste. L’absence de grandes famines en Russie dans la période considérée montre que la désorganisation économique doit atteindre des niveaux encore plus élevés pour que les restrictions alimentaires se traduisent en famines dévastatrices. C’est une information précieuse, car elle révèle une adaptation des individus qui se focalisent sur l’essentiel et une relative robustesse de nos économies qui n’évitent certes pas la difficulté de vivre ou survivre, mais évitent tout de même le pire. Si des désastres surviennent, c’est en raison de causes aggravantes telles que guerre, volonté politique, peut-être à l’avenir causes climatiques ou épidémiques. Toutefois, les difficultés économiques en Russie se sont bien traduites en morts d’hommes que ce soit par malnutrition, manque de soins médicaux ou consommation excessive d’alcool, et ces morts sont bien visibles dans les données démographiques. Simplement, ce sont des morts silencieuses, dispersées, presque invisibles au visiteur de passage ; elles ne relèvent pas du genre de catastrophe ponctuelle qui conduit le journaliste à poser la question qui décidera de l’importance à lui accorder : « Combien de morts ? ». Mais il faut convenir que les chiffres macroéconomiques et démographiques ne donnent qu’une vision très imparfaite de la vie réelle des gens, de leurs souffrances, de leur désespoir, ce qu’A. Michel a essayé d’atteindre. Peut-être n’ai-je pas assez cherché, mais je n’ai pas trouvé de descriptions concrètes de la vie en Russie au pire de la crise dans des appartements collectifs exigus, par un froid glacial, souvent sans eau courante à la campagne. Seul un écrivain pourrait en donner une idée sensible. C’est un défaut grave, car on a naturellement du mal à traduire les chiffres globaux et abstraits en détails locaux et concrets. Des statistiques inquiétantes ne sont pas équivalentes au malheur vécu qu’elles reflètent. Il ne faut pas l’oublier et tenter de faire au mieux avec les deux vues, celle d’en haut et celle d’en bas, leçon qui s’applique à bien d’autres difficultés ou malheurs que ceux de la Russie post-communiste.
- Ce « grand corps anesthésié qui sombre dans le coma » est qualifié ailleurs de « Grand Cadavre Aveugle et Somnambule » (n° 433) en raison de la paralysie de son administration : « une administration unique s’étendant de la frontière allemande à l’Océan Pacifique et au Pôle, détentrice des épiceries, des trains, des cafés, de la Police secrète, de la justice, des champs de carottes, des Postes, des mines (notamment de sel), des hôpitaux (notamment psychiatriques), de la presse. Détentrice de tout, et tellement submergée de paperasses contradictoires depuis 70 ans que plus personne en ce monde n’est plus capable d’y comprendre goutte. »
- Ce stock de bombes a beaucoup diminué depuis, bien que la Russie reste aujourd’hui le principal détenteur d’ogives nucléaires (4330) devant les États-Unis (3800), mais le second en termes d’ogives effectivement déployées (1600) derrière les États-Unis (1900). Les sept autres pays détenteurs d’armes nucléaires n’en auraient que 1200 au total (voir note 8 de n° 478).
- Aimé Michel parle d’inflation « incontrôlée » à la fin de l’année 1991. Cela est confirmé par le Fonds Monétaire International qui donne un tableau du taux d’inflation en Russie depuis 1992 (https://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2020/01/weodata). Cette année-là, le taux d’inflation a atteint le niveau extraordinaire de 875 %, c’est-à-dire une multiplication des prix par presque dix en un an ! Certes on connait des taux encore plus élevés, comme récemment au Venezuela où les prix, toujours selon la base de données du FMI, ont été multipliés par 650 en 2018, 200 en 2019 et encore 150 en 2020. Dans ces conditions d’hyperinflation, la monnaie locale (rouble ou bolivar) ne vaut plus rien, la pauvreté devient extrême et les échanges de survie doivent se faire sur la base du troc ou d’une monnaie étrangère (le dollar). Pour en revenir à la Russie, heureusement, ce taux diminue rapidement dès 1993, jusqu’à 15 % en 1997. Mais les quatre années suivantes sont à nouveau difficiles, avec un pic à près de 90 % en 1999. À partir de 2002, le taux d’inflation fluctue entre 5 et 15 % selon les années. En 2017, il passe sous la barre des 5 % et s’y maintient depuis.
- Sur cette interrogation inquiète s’achève la dernière des chroniques qu’Aimé Michel consacre à la désormais défunte URSS. Le communisme a marqué le XXe siècle de sa profonde empreinte ; grand espoir pour les uns et grande inquiétude pour les autres, il n’a laissé personne indifférent. A. Michel, qui avait été communiste durant la guerre dans le maquis tenu par son frère (n° 371), était rapidement devenu anticommuniste, sans doute à la suite des témoignages sur la situation réelle en URSS (Koestler, Kravtchenko, etc., n° 372). Il avait suivi avec inquiétude la montée en puissance de l’URSS, attestée par ses réalisations dans le domaine militaire et spatial, et son influence dans le monde. Cette dernière avait atteint son apogée en 1975 à l’époque de Léonid Brejnev. Pourtant, cette année- là, en août, confirmant un diagnostic qu’il avait posé trois ans auparavant (voir n° 104) il écrit : « les régimes communistes sont bien plus gravement menacés que nous si la crise dure et s’aggrave encore quelques années. C’est que leur économie construite de A à Z sur la planification centralisatrice n’a aucun moyen de faire face à des remous imprévisibles ni d’y échapper. (…) En Occident, la crise est douloureuse à la base, au niveau de la population. À l’Est, elle mine l’assise même du pouvoir, elle brise peu à peu ses ressorts. Le gouvernail et le moteur, pour prendre une autre image, cessent de répondre à la main du pilote. (…) Si l’épreuve dure, si elle empire, celui qui ne peut pas changer n’y résistera pas. » (n° 214). A. Michel a donc effectivement prévu, certainement l’un des tout premiers, non seulement la chute de l’URSS mais la cause profonde de celle-ci. Dans les dix années qui suivent, il écrit une dizaine de chroniques sur l’évolution de l’URSS, où, entre autres, il revient sur la Crise à l’Est (n° 217 et 220), commente le livre d’Emmanuel Todd qui démontre le sous-développement de l’économie soviétique et prédit lui aussi la « chute finale » de l’URSS (n° 270), et suit de près la crise des euromissiles en 1983 (n° 382). Mais c’est à partir de l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en mars 1985 que tout s’accélère. A. Michel, qui s’est mis à écouter Radio Moscou sur les ondes courtes (n° 451), suit les évènements au jour le jour, car il sait que la période est décisive et que tout va basculer sans qu’il puisse savoir si la guerre, la paix ou autre chose émergera de ce chaos. En cinq ans, de 1987 à 1991, il écrit une quinzaine d’articles à ce sujet. Il s’y interroge sur cet étrange M. Gorbatchev (n° 433) et mêle curieusement ses dernières nouvelles de Moscou ou de Berlin (n° 469 sur la chute du mur) aux derniers rebondissements sur la « fusion froide » qui échauffe alors les esprits (n° 463 à 469). C’est aussi l’occasion de réflexions plus profondes sur le communisme, à propos de Karl Marx (n° 474) et d’Annie Kriegel (n° 486), et les conséquences de sa disparition (n° 477). Il serait certainement revenu sur l’évolution de la Russie postcommuniste si sa mort, en décembre 1992, n’était venue mettre un terme à ses réflexions. L’expérience en vraie grandeur que fut le communisme russe (1917-1991) aura donc coïncidé avec sa vie (1919-1992) et fourni l’un des cadres dans lesquels sa pensée s’est forgée.