« La grande difficulté, dit Voltaire, est de comprendre comment un être, quel qu’il soit, a des pensées. » Oui. Mais il ajoute un peu plus loin : « La philosophie consiste à s’arrêter quand le flambeau de la physique nous manque. » Diable ! si la philosophie ne va pas plus loin que la physique, à quoi bon l’ajouter à la physique ? Popper me semble bien avoir raison quand il dit qu’au contraire, c’est quand la physique nous manque qu’il faut commencer à philosopher.
Mais où manque-t-elle ? J’ai déjà plusieurs fois traité ici de ces recherches que la science conduit actuellement sur les confins du corps et de l’âme (a)1. Un des faits les plus troublants que les psychologues ont d’abord cru découvrir est que, quelque définition de l’intelligence que l’on retienne, on constate une détérioration de l’intelligence humaine dès le début de l’âge adulte, détérioration qui dès lors se poursuit jusqu’à la mort (b). Tous les tests, de quelque idée qu’ils s’inspirent, montrent, en effet, qu’au sein de toute population, les résultats commencent à baisser à partir de la tranche d’âge d’environ dix–huit ou vingt ans, sinon plus tôt.
Platon a-t-il tort ?
Voilà qui est ennuyeux ! N’y a-t-il pas dans ces expériences, pourtant faites et refaites par d’innombrables psychologues, quelque chose qui cloche ? Comment peut-on admettre que tout le patrimoine intellectuel de l’humanité ait été produit par des intelligences déjà diminuées ? Les grands achèvements de l’esprit réalisés par des mineurs – Mozart, Clairaut, Galois, Ramanujan, Schubert – sont des exceptions. Combien de grands esprits ne sont sortis de la médiocrité intellectuelle qu’au déclin de leur corps (de Foë, Gluck…) ? Et Platon n’y entendait-il rien qui voulait, pour penser sérieusement, que l’on fût sorti de la jeunesse ?
Il semble bien qu’il y ait eu, en effet, dans ces expériences quelque chose qui clochait, et deux savants américains viennent probablement de trouver quoi.
Reprenons donc les faits, contrôlés, recontrôlés, admis et enseignés jusqu’à la fin 1973 : dans toute population, le niveau moyen des performances intellectuelles monte jusque vers le début de l’âge adulte passe par un bref maximum, puis baisse irrévocablement. Où est l’erreur possible ?
Que le lecteur veuille bien admettre, naturellement, que les savants ne sont pas tombés dans quelque piège grossier, comme de confondre intelligence et mémoire, ou adaptabilité ou rapidité. Il ne s’agit de rien de tel. Alors, oui, où est l’erreur ? Voilà bien, n’est-ce pas, un beau test d’intelligence ! Quoi qu’il en soit, l’expérience réfutatoire (c) a été réalisée pour la première fois par les deux Américains Paul B. Baltes et K. Warner Schaie. Schaie est directeur adjoint du Centre d’étude de gérontologie de l’Université de Californie–Sud. Baltes est assistant en psychologie dans une Université de l’Est2.
L’ « idée », qui revient à Schaie est extrêmement simple : et si (s’est-il demandé) et si la supériorité de la tranche de dix-huit ans était due, non à un déclin dû au vieillissement, mais à un accroissement moyen des performances intellectuelles de l’espèce humaine ? Si les êtres humains jeunes obtenaient des scores supérieurs, non point parce que leurs ainés auraient baissé, mais parce que l’intelligence se développerait davantage maintenant que jadis ?
En 1956, Schaie fit donc passer à cinq cents sujets des deux sexes et d’âges divers, de vingt et un à soixante-dix ans, deux batteries de tests, le T. and T. (aptitudes mentales primaires) et le Schaie qui mesure la rigidité de comportement. Premier résultat de ces tests, conforme à toutes les expériences précédentes : maximum au début de l’âge adulte, puis déclin.
Mais Schaie ne s’en tint pas là : il continua à suivre ses sujets, les plus âgés jusqu’à leur mort. Et alors je cite les deux auteurs : « …si l’on dépouille les résultats longitudinalement, c’est-à-dire en comparant les résultats de 1956 avec les résultats ultérieurs pour les mêmes groupes, on n’observe de baisse que pour la mobilité oculo-motrice. On ne constate pas de changement important avec l’âge pour la mobilité cognitive (qui mesure l’aptitude à passer d’une façon de penser à une autre, comme de donner à un mot son synonyme ou son antonyme selon qu’il est écrit en majuscules ou en minuscules). Pour la dimension la plus importante, qui est l’intelligence cristallisée (compréhension verbale, calcul numérique, raisonnement inductif, etc.), on observe une augmentation systématique des notes pour tous les groupes d’âge, jusqu’à la vieillesse. Même des personnes âgées de plus de soixante-dix ans obtinrent de meilleurs résultats au second test qu’au premier »3.
Mais, dira-t-on, si les scores, loin de baisser avec l’âge, augmentent, et si néanmoins les plus vieux font en moyenne, à un moment donné, moins bien que les plus jeunes, qu’arrive-t-il si l’on compare les résultats obtenus au même âge par des générations différentes ? Ecoutons encore.
– Nous avons pu, par exemple, comparer des sujets âgés de cinquante ans en 1956 avec les sujets qui ont atteint ce même âge en 1963… Apparemment, l’intelligence de la population, telle qu’on peut la mesurer augmente, et la découverte initiale d’une détérioration de l’intelligence au cours de la vie était en grande partie imputable à une erreur de méthodologie4.
Prévoir la mort ?
Étonnants résultats ! Sont-ils bien, cette fois, à l’abri de toute erreur ? En tout cas, ils ont été confirmés par deux autres chercheurs, Klaus et Ruth Riegel (Université du Michigan) qui, en suivant leurs sujets jusqu’au dernier moment, ont même fait une découverte encore plus surprenante : les scores cessent de monter peu de temps avant la mort, à tel point que la constatation de cette baisse permet de la prévoir ! Les Riegel appellent cela la « chute finale ».
Selon eux, la défaillance de la pensée annoncerait-elle du corps. Gœthe l’avait déjà dit. Il semble maintenant que ce soit prouvé. Mais Gœthe parlait de la volonté. Et je crois qu’il allait plus au fond. Nous y reviendrons.
Aimé MICHEL
(a) France Catholique-Ecclesia, numéros 1427 et 1428.
(b) Voir par exemple : W.B. Dockrell : On intelligence (Methuen, Londres, 1970).
(c) Cf. Psychologie, avril 1974, No 51, p. 19.
Chronique n° 187 parue dans F.C. N° 1432 – 24 mai 1974.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 5 mai 2014
- Les deux chroniques auxquelles Aimé Michel renvoie en note sont les n° 182, « La teste bien faicte » − Un cerveau dont on se sert se modifie de manière visible, mise en ligne le 17.02.2014, et n° 183, Dans la machinerie cérébrale – Les modifications biochimiques et synaptiques du cerveau liées à son usage (24.02.2014). Elles présentent le travail d’un physiologiste de Berkeley, le Pr Mark Rosenzweig, qui montre que « l’effort intellectuel prolongé produit trois effets sur les neurones du cortex cérébral : 1) il accroît leur volume, 2) il diminue leur nombre, 3) il accroît le taux de l’acide ribonucléique (ARN) de ces neurones ». Des trois hypothèses émises à l’époque – 1) il existe une protéine spécifique de la mémoire, 2) le travail intellectuel correspond à une activité métabolique accrue, 3) l’apprentissage se traduit par un accroissement du nombre de connexions synaptiques entre neurones – seules les deux dernières ont été conservées.
- Il a déjà été question de ces deux chercheurs dans la chronique n° 182 (voir note ci-dessus). K. W. Schaie est un gériatre connu, auteur avec S.L. Willis, en 1986, d’un traité sur le développement et le vieillissement des adultes.
- Ces résultats n’ont pas été démentis à ma connaissance. L’idée que les capacités mentales déclinent avec l’âge n’a pas été confirmée par les recherches expérimentales menées aux Etats-Unis dans les années 70 et 80. Certes, J. Cerella a montré que les personnes âgées de plus de 65 ans ne traitent pas l’information aussi rapidement que les plus jeunes (« Information processing rates in the elderly », Psychological Bulletin, 98: 67-83, 1985) et N.W. Denny a vérifié que leurs performances sont moins bonnes pour la résolution de certains problèmes (« Task-demands and problem-solving strategies in middle-age and older adults », Journal of Gerontology, 35: 559-564, 1980). Par contre, rien n’indique que la capacité générale à apprendre décroisse avec l’âge, comme le montre un travail classique de K.W. Schaie et S.L. Willis (« Can decline in intellectual functioning in the elderly be reversed? » Developmental psychology, 22: 223-232, 1986).
Certains organes sont plus sensibles aux effets de l’âge que d’autres : les muscles, les poumons, les organes sensoriels sont plus affectés que le cerveau lui-même. La force musculaire atteint un maximum entre 20 et 30 ans puis elle s’affaiblit à un rythme accéléré. La densité des os et les performances ventilatoires baissent régulièrement. L’œil, l’oreille, le goût déclinent plus ou moins rapidement. La digestion, la circulation sanguine, les glandes endocrines vieillissent aussi. En comparaison les modifications du système nerveux sont mineures : certes, la fréquence du rythme de base mesurée en électroencéphalographie et la vitesse de conduction des nerfs périphériques baissent tandis que les temps de réaction augmentent, mais ces modifications sont faibles. Les effets débilitants de la vieillesse proviendraient plutôt de maladies ou d’une mauvaise hygiène de vie (régime alimentaire, alcool, tabac, manque d’activité physique et mentale). Même si les réflexes deviennent plus lents, les sens moins aiguisés et l’endurance moindre, le déclin des capacités cognitives avec l’âge ne serait donc pas une fatalité.
Toutefois, une étude récente menée par des chercheurs de l’Inserm et de l’University College de Londres publiée dans le British Medical Journal en 2012 (A. Singh-Manoux et al., http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3281313/) est venue tempérée cette conclusion optimiste. Selon cette étude menée pendant 10 ans sur plus de 7000 personnes le déclin cognitif ne commencerait pas à 60 ans mais dès 45 ans ! Les fonctions cognitives (mémoire, vocabulaire, raisonnement, fluence verbale) ont été évaluées trois fois au cours des 10 années. Les résultats montrent que ces fonctions déclinent avec l’âge, sauf pour les tests de vocabulaire. Par exemple, le déclin des performances en raisonnement est de 3,6% pour les hommes de 45 à 49 ans et de 9, % pour ceux âgés de 65 à 70 ans (pour les femmes ces pourcentages sont respectivement de 3,6% et 7,4%). Bien entendu, il s’agit là de moyennes qui ne disent rien de la variabilité des résultats entre les participants, le déclin étant probablement assez différent selon les individus, ce qui s’accorderait avec le nombre respectable de sexagénaires et de septuagénaires qui occupent des postes de responsabilité dans les arts, la recherche, la politique et les entreprises.
- Cet accroissement des performances cognitives entre 1956 et 1963 aux États-Unis (j’ignore si un effet semblable a été observé en Europe ou au Japon) pourrait s’expliquer par l’amélioration générale des conditions de vie : meilleurs soins médicaux, meilleure alimentation, plus grande attention à la forme physique. Les personnes de plus de 65 ans ne représentaient qu’un peu plus de 4% de la population des États-Unis de 1900 à 1920 ; ce pourcentage n’a cessé de croître par la suite passant de 7% en 1940 à 14% en 2000. En France, il est passé de 8,5% en 1900 à 11% en 1950 et 16% en 2000, 17% en 2012 ; il devrait grimper à 30% en 2050.