Le massacre des innocents (Pieter Bruegel l’ancien)
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Voici quelques années l’éditeur d’une Encyclopédie Catholique m’a demandé d’écrire une douzaine d’articles sur l’enseignement social de l’Église, dont un consacré à la justice sociale. Je me suis plongé dans les documents disponibles. Et j’ai trouvé que la justice sociale, si on peut seulement en parler, relève d’une idée bien effilochée.
Avant même de parler de social : l’Église nous dit notre responsabilité de solidarité envers notre prochain, particulièrement envers les pauvres. Nous devons y réfléchir sérieusement et agir en conséquence. Mais Aristote, saint Augustin, Thomas d’Aquin et toute la tradition chrétienne jusqu’à présent ne nous parlent que de justice, ce qui implique toujours les rapports sociaux, et donc n’a nul besoin d’être étiqueté « social ».
La question mérite bien d’être posée car, à part l’évidente nécessité d’aider les pauvres, voilà un demi-siècle qu’on dit aux catholiques que la « justice sociale » consiste également à se consacrer aux actions « pro-vie » et à la protection de toute vie humaine. Et quand on va voter, que ce soit (même au détriment des candidats « pro-vie ») pour la « justice sociale ». Bien sûr, il est relativement facile d’imaginer comment protéger les enfants à naître: pas d’avortements. Comment aider les pauvres n’est pas aussi simple, surtout d’un point de vue politique.
Les catholiques de la vieille école ont appris que la justice se présente sous trois aspects: commutatif, échange équitable entre deux parties, ce dont dépendent les autres aspects; distributif, dont l’ambition est de répartir raisonnablement biens et services entre les membres de la communauté (ce qui diffère de la redistribution, les théories redistributionnistes du XXème siècle ont engendré des régimes injustes, voire tyranniques); et la justice tout court, consacrée par la loi.
La justice sociale s’est faufilée sous les mêmes suppositions que le socialisme, le marxisme, et autres formes de socialo-politique : la croyance qu’une analyse « scientifique » de la société nous permettra de produire des « programmes » et des « systèmes » (deux termes à prendre avec des pincettes) capables d’établir la justice sociale. Tout ce qui manque dans cette idée, c’est la volonté — alors que ses théoriciens accusent des forces maléfiques, à savoir les hommes d’affaires, d’en être les seuls obstacles.
Ce tableau était admis, même au sein de l’Église. Mais dans la crise actuelle, on n’entend guère les aboiements des chiens de garde de la justice sociale. Dans l’encyclique de Benoît XVI Caritas in veritate (2009) l’expression « justice sociale » n’apparaît que deux fois. La première, au paragraphe 25, vise l’évolution des conditions de justice sociale (par exemple, la globalisation se traduit par des délocalisations, ce qui aide les pauvres au loin, mais alors, que deviennent les travailleurs privés d’emploi dans les pays développés ?), la seconde mention compare la justice sociale avec ce qu’on nomme parfois des valeurs « pré-politiques », telles que la confiance et la solidarité. Justice sociale? facile à dire… La grande sagesse de Benoît XVI a consisté à s’en tenir à des principes généraux.
Comme vous pouvez le remarquer, on ne trouve guère de consensus, même dans le vaste débat de l’actuelle crise économique. Paul Krugman, prix Nobel d’économie, professeur d’économie à Princeton, éditorialiste au New York Times, est fou de rage, expliquant que les subventions massives (plus de huit-cents milliards de dollars) sont désespérément inadaptées. D’autres économistes faisant autorité sont tout autant choqués, ces immenses dépenses n’ayant que peu d’effets positifs, et retardant d’autant le redémarrage de la croissance, des créations d’emplois et de la réduction de la dette.
C’est une approche inappropriée. Si vous souhaitez parler de justice — sociale ou autre — les choses ne sont pas nettes. Libéraux (NDT : la gauche) comme conservateurs étaient furieux d’assister au sauvetage de Wall Street alors que des gens sans emploi étaient à la rue. On est encore loin de créer ou sauvegarder des emplois — comme pour le sauvetage de General Motors. Il est certain que la « prime à la casse » est un exemple de dépense de cinq milliards de dollars d’argent du contribuable pour simplement encourager les gens à avancer le remplacement de leur voiture.
Mais, injuste justice ? est-il équitable de sauver telle ou telle entreprise, plutôt que telle autre ? Pourquoi l’industrie automobile de Detroit, ou les fabricants de panneaux solaires ont-ils été favorisés alors que, par exemple, les lecteurs, les rédacteurs, les metteurs en page de The Catholic Thing, et autres contribuables ne peuvent recevoir la moindre miette ?
Est-il juste que certains — un commentateur cynique dirait ceux qui ont des relations politiques, ou de meilleurs conseils en lobby, ou un piston idéologique — bénéficient d’un traitement différent sous une loi commune ?
Les ONG ne s’y connaissent guère mieux en justice sociale. Catholitic Charities USA, à qui je verse mon obole tous les ans pour aider à son œuvre de soulagement de la misère, s’est donné pour but de diviser la pauvreté par deux d’ici à 2020. Un vœu pieux, j’aimerais tant qu’il soit exaucé. Mais est-il réaliste ?
Quand le Président Johnson a « déclaré la guerre à la pauvreté » au milieu des années 1960, le taux de pauvreté était d’environ 15%. Il a évolué — tombant près des 10 %, puis remontant vers 15%, actuellement à 14,3% — essentiellement parce que l’économie, et non quelque plaideur de justice sociale, l’a ainsi fait évoluer.
La dépense de milliards contre la pauvreté devait avoir des effets autant négatifs sur l’incitation à se relever que positifs sur la vie quotidienne. (Laissons de côté pour une autre chronique la question de constitutionnalité, et le bien-fondé de la propagande antichrétienne de certains gouvernements). Mais qui donc sait comment diviser la pauvreté par deux ? Si ce n’est par une croissance jamais atteinte de 7%. Les statistiques ne sont pas une pure science, elles ignorent comment prédire l’avenir, et il n’y a pas un politicien farfelu à Washington ou à l’Université Kennedy de Harvard qui se risquerait à y parier un sou.
Si la justice sociale consiste simplement à faire le siège des hommes d’affaire et des gouvernants pour les convaincre d’abandonner leurs méthodes égoïstes et d’adopter des « programmes » et des « structures justes » pour vaincre la pauvreté — d’évidence, ce qui a échoué jusqu’à présent — pourquoi serait-il impensable de diviser par deux la pauvreté?
Ainsi nous entendons des plaidoyers en faveur d’une justice sociale pour toute vie humaine. Pour ma part la justice tout-court me satisferait pleinement. Mais tandis que nous chipotons sur des problèmes que nous sommes incapables de résoudre, nous n’avons aucune excuse de négliger la plus grave injustice de notre temps, injustice que nous ne savons pas surmonter: le massacre des innocents.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2011/the-poverty-of-social-justice.html