Quand une lumière s’éteint, on dit : veilleur, te souviens-tu ?1 Me voilà écrivant sur Pierre Emmanuel2 que je n’ai jamais rencontré, dont j’ignore tout, sauf ses chroniques, et la photo ici chaque semaine, de son visage. Alors, veilleur, rêvais-tu donc ? De quoi peux-tu te souvenir ?
Maintenant qu’il est mort, je me frappe la poitrine : c’est vrai, je rêvais. Je n’avais pas compris le vrai sens de ses dernières chroniques, ni d’un avertissement pressant, au téléphone de Robert Masson3. Et, hélas, écrivant de lui, je ne peux parler que de son absence.
C’est que certains nous parlent de si haut que même les allusions les plus clairement matérielles frappent par un autre sens en nous faisant deviner le désordre du monde dans celui qui s’empare de notre corps, nous éloigne de voir au-delà de ce désordre qui nous écrase.
Il est vrai que l’on ne pense à la mort avec détachement et, croit-on, non sans légèreté, avec clairvoyance, que dans un corps en pleine connivence avec l’élan universel qui, au moment de la mort, lui échappe, quand on éprouve au fond de soi les forces de la sève qui monte et des fleurs qui s’ouvrent.
Alors on meurt volontiers, sans peur, comme le jeune soldat qui charge. Puis, viennent les poisons qui nous dissolvent, âge, maladie, souffrance. Alors Turenne vieilli s’étonne de sa carcasse tremblante. Comment se rappeler à ce moment la sève et les fleurs ? Le temps en est passé. Il faut découvrir et aimer d’autres forces, cruelles pour nous, créatrices dans le flux infini qui remplace le vieux par du neuf. De sorte que mourir aussi devient un acte créateur.
Mais accepterai-je cette logique qui m’écrase après m’avoir porté sur ses ailes ? « Se découvrir faibles et fragiles est pour certains un choc qui retentit non seulement sur leur confiance en eux-mêmes, mais sur leur relation au monde et dans le sens ultime de la vie » (F.C.-E. du 21 septembre dernier).
En lisant ces lignes et d’autres semblables au cours des semaines précédentes, j’avais éprouvé un vif désir de lui écrire, ce qui n’aurait aucune importance si je n’avais appris, indirectement, qu’il y avait accordé une certaine attention.
En ce moment même, sachant que je ne verrai jamais en ce monde cet homme que j’ai aimé, je prie que ma mince lettre lui ait apporté quelque réconfort4.
– Oui, lui disais-je, la douleur et la maladie sont aussi et peut-être d’abord une épreuve de l’âme. La pensée qui s’élève du corps tourmenté ne voit que le chaos universel, aveugle, sourd, inexorable. Elle est entrée dans ce chaos, que verrait-elle d’autre ? Pour écouter la sirène de mort, Ulysse doit se faire attacher au mât. Où est le mât où nous faire attacher ? Le malade n’en voit point, il ne voit que solitude, déréliction, impuissance de l’amour penché sur lui5.
Même en fermant les yeux, en essayant d’oublier le tourment qui lui refuse ce répit, il ne peut que penser à l’insondable désordre du cosmos et de l’histoire, à tant d’espèces disparues sans témoin, à tant de peuples emportés, dit le prophète, comme la paille au vent.
Il est vrai qu’apparemment rien n’a été prévu dans l’ordre divin pour faciliter la fin de notre bref passage, et que même cet ordre semble se dérober pour nous laisser seuls en face de l’ultime épreuve de la foi (tout cela je le lui disais, sans doute en d’autres termes que j’ai oubliés, parce qu’il m’apparaissait comme une révélation que tel était le sens caché de ses propres paroles). Et, disais-je encore (poussé par cette assurance) la foi chrétienne elle-même semble plus que tout ensevelie dans l’universel désastre.
Seulement, au juste, qu’est-ce que cette foi ? Est-ce la vision d’un ordre consolateur au-delà du désordre ? non : la foi, c’est l’espérance. Jésus lui-même, au dernier moment, ne comprend pas l’abandon où son Père l’a laissé. Nous ne saurions revendiquer mieux que lui. Les ténèbres sont là, impénétrables.
Mais il nous reste l’espérance. Au-delà de la solitude qui m’aveugle, je m’abandonne à l’amour invisible, maître ultime du drame. Ma raison abreuvée d’idées ne peut concevoir le miracle nécessaire, certes, à la victoire sur la mort. Mais ce que je ne peux concevoir, ma gratitude d’avoir été au moment de n’être plus me le fait attendre avec espoir. Un espoir qui, parce qu’il est certitude, porte l’autre nom d’espérance6. « Pourquoi m’as-tu abandonné ? », mais « Je remets mon âme entre tes mains », et « Tout est consommé »7. Si tu m’avais abandonné, tu ne serais pas là, caché, pour recevoir entre tes mains cette âme qui m’échappe. Et si tu n’étais là, qui est-ce qui serait consommé ?
Le Dieu de Pierre Emmanuel, dit son ami Alain Bosquet, « n’est pas facile à cerner et ne correspond à aucune image convenue. À certaines époques il est proche du Dieu des Évangiles… Ailleurs le Dieu du poète se réfugie, en quelque sorte, dans ses propres mystères ». Mais c’est le même ! Quel Dieu vrai serait « facile à cerner » ? Et le Dieu des Évangiles n’est-il pas celui que cachent ses propres mystères ?
Ce témoignage d’un ami approfondit le mystère de Jésus, approché par Pascal une certaine nuit d’hiver8 et où se sont abîmés tous les mystiques. Il nous confirme que le Dieu de Pierre Emmanuel, celui du doute et de la foi, plus vrai que la vérité, est bien notre Dieu indicible et caché.
Alain Bosquet écrit encore qu’au-delà du laboratoire poétique où Pierre Emmanuel enfanta son œuvre, « il descendit sans cesse dans celui de la foi, de l’âme et de la conscience ». Je crois que cette descente fut plutôt une ascension, et elle ne cessa jamais, jusqu’à ses derniers instants, auxquels il fit héroïquement participer les lecteurs de ce journal, avec un courage et un humour qui rendent incroyable le silence où le voilà entré.
On dit souvent que la voix du poète mort continue de vivre, lieu commun des oraisons funèbres.
Il en sera ainsi, bien sûr, de celle de Pierre Emmanuel.
Cependant, avec lui on peut dire aussi le contraire, car il nous a conduits par la main jusqu’au terme de son propre labyrinthe. Nous avons vécu ici même le dernier effort de sa pensée, par lequel il scella lui-même ses lèvres.
Il a voulu et su nous dire le dernier mystère de ce monde au moment même où il se manifestait à lui.
Je crois que nous nous en souviendrons le moment venu.
Aimé MICHEL
Chronique n° 391 parue dans F.C. N° 1973 – 12 octobre 1984
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 mai 2016
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 mai 2016
- Cette chronique inaugure une nouvelle rubrique « À temps et contretemps » introduite par l’encart suivant : « On ne remplace pas Pierre Emmanuel, mais il faut poursuivre la tâche et tout ce qu’il a fait à ce jour dans cette page nous y invite. Désormais trois voix, en attendant peut-être une quatrième à l’avenir, s’exprimeront ici en alternance. Aimé Michel qui ouvre la série en hommage à Emmanuel, Olivier Clément qu’il n’est pas besoin de présenter et Jean-Marie Domenach, bien connu aussi de nos lecteurs. À temps et contretemps, c’est toute la signification de cette page et de ce journal. » En cette fin de 1984, Aimé Michel écrivait dans France Catholique depuis quatorze ans. Il y était entré comme chroniqueur scientifique. Mais ses chroniques, même pendant cette première période, ne furent jamais une pure et simple vulgarisation scientifique. Avec « À temps et contretemps » ce statut particulier est en quelque sorte officialisé. Dorénavant il n’aura plus à s’excuser de déborder du cadre du commentaire scientifique comme il lui arrivait de le faire (par exemple au début de la chronique n° 300, Mystérieux objets célestes – La méthode scientifique est-elle inapte à résoudre leur énigme ?, 11.04.2016). Cette seconde période durera également douze ans, jusqu’à sa mort. On pourra retenir que les chroniques de numéro plus grand que 390 appartiennent toutes à cette période. Nous n’en avons publié que trois jusqu’ici : n° 395, L’homme qui rêvait dans la caverne – Petit chahut au fond de la classe à propos d’un article de Jacques Ellul (21.09.2015), n° 412, Critique du beau livre que je n’ai pas lu (01.06.2009), et n° 454, Quand Radio Moscou parle comme Soljenitsine (09.11.2009). Que la chronique inaugurale de cette nouvelle rubrique soit un éloge funèbre n’est dû qu’à un concours de circonstances mais il révèle un trait saillant de la personnalité d’Aimé Michel : son attention et sa compassion aux souffrances d’autrui. On la trouve également dans d’autres chroniques similaires, comme la n° 372, Prière pour Arthur Koestler – Prends, Ô Père, sa main tendue qui n’a pas su te trouver (02.03.2015) ou la n° 318, Adieu à Jacques Bergier – Trente sixième anniversaire de la disparition d’un homme hors du commun (24.11.2014), dans ses correspondances amicales et en d’autres circonstances (voir note 5 ci-dessous).
- Pierre Emmanuel, de son vrai nom Noël Mathieu, est né en mai 1916 dans les Pyrénées-Atlantiques et s’est éteint le 24 septembre 1984 à Paris. Il fut un poète et un défenseur intransigeant des droits de l’homme, très engagé dans beaucoup de domaines. En 1947, favorable à la révolution, il va en Hongrie. Il est stupéfait de ce qu’il y découvre. À son retour il a le courage de décrire l’imposture. Aragon le menace : « Voilà la corde avec laquelle on va te pendre ». Tout un milieu fait alors silence autour de lui. Par la suite il n’a jamais cessé son combat pour les droits de l’homme, notamment au Pen Club. En 1968, il est élu membre de l’Académie Française (http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/pierre-emmanuel?fauteuil=4&election=25-04-1968). En 1974, Giscard d’Estaing le nomme directeur du tout nouvel Institut National de l’Audiovisuel (INA). Jean-Marie Domenach y est son adjoint. Mais, quelques années plus tard, Pierre Emmanuel démissionnera pour raisons de santé. (L’INA prit la suite du Service de la Recherche où travaillait Aimé Michel sous la direction de Pierre Schaeffer, voir la note 1 de la chronique n° 319, Un petit caillou sur la berge : qui peut scruter au télescope le mystère divin ? – Une pensée scientifique libérée du concordisme, du dogmatisme et de l’athéisme, 16.02.2015).
- Robert Masson fut directeur de France Catholique de 1980 à 1991. Il mit fin à la période d’incertitude et de troubles qui suivit le départ d’un directeur précédent, Louis-Henri Parias. (C’est sous la direction de Parias de 1970 à 1974 qu’Aimé Michel commença à publier dans F. C.)
- Ce fut le cas. « La plus belle lettre que Pierre Emmanuel ait reçue aux heures où il entrait lui-même en grande souffrance de Gethsémani, c’est Aimé Michel qui la lui a adressée. J’entends encore Emmanuel m’en faire la confidence. Pour m’écrire ces choses, me disait Emmanuel, il faut une connaissance intérieure de la souffrance comme il en est peu » (Robert Masson, In memoriam, À Dieu Aimé Michel, dans F. C. n° 2385 du 8 janvier 1993, reproduit dans La clarté au cœur du labyrinthe, pp. 751-753). Robert Masson, après la mort de Pierre Emmanuel, demanda cette lettre mais elle ne fut pas retrouvée.
- Aimé Michel sait de quoi il parle : à l’âge de cinq ans il fut frappé par la poliomyélite. Il en garda les séquelles toute sa vie et elle affecta profondément sa vision de la vie. Près de cinquante ans plus tard il évoque son enfance meurtrie par le malheur de ses proches : « Tout à l’heure, quand la mère s’est penchée sur lui, déjà il avait pensé cela : n’être plus, n’avoir jamais été… Moussi, pauvre Moussi qui bronche sous l’attache, tu ne sais pas ton bonheur. Tu souffres, mais seul. Personne n’est malheureux à cause de toi, avec toi, pour toi. » (Chronique n° 167, Conte de Noël : Jamais plus… – Méditation sur le mystère des choses qui s’en vont et cependant à jamais demeurent, 23.12.2011) et son propre désespoir : « Rien n’est plus calme et désespéré que le cynisme d’un petit enfant, fleur empoisonnée exhalant son poison » Aussi tiendra-t-il longtemps Dieu pour une « faribole » et il lui faudra quarante ans de réflexions (et peut-être une expérience « exceptionnelle ») pour changer (en partie) d’avis (voir note 6 de la chronique n° 388, La science et l’ultime secret des choses – Avouer son ignorance est le premier pas de toute vraie science, 08.02.2016).
- Dans ces courtes phrases, Aimé Michel exprime trois convictions qui sous-tendent, implicitement ou explicitement, tant ses chroniques de F. C. que ses autres articles, notamment dans la revue Question de : primo, c’est un privilège que d’avoir été appelé à être (et, remarquons-le, même une vie souffrante) ; secundo, la mort n’est pas la fin de l’existence ; et tertio, la raison ne peut concevoir le « mécanisme » de cette victoire sur la mort (qu’il qualifie ici de « miracle »). Ce dernier point est évidemment très sensible pour une civilisation scientifique ou qui se veut telle et qui tend fortement à considérer la survie post-mortem, et d’autres notions voisines comme la conscience et la liberté, pour des illusions de siècles révolus. Il est en effet tentant de s’en tenir strictement à ce que l’on sait scientifiquement et de rejeter tout le reste, mais c’est là ignorer son ignorance, croire que l’on sait alors qu’on ne sait pas. D’autant que de multiples expériences (intérieures) et observations (extérieures) en psychologie et en neurosciences confirment s’il en était besoin que la connaissance scientifique est incomplète et qu’il n’est nullement exclu qu’elle le soit sur des points aussi fondamentaux. Nous y reviendrons et, pour l’instant, renvoyons par exemple à la chronique n° 340, Il faut tourner sept fois sa langue avant de dire que c’est absurde – L’insuffisance du raisonnement purement verbal et la nécessité de la vérification (12.05.2014).
- Ces trois paroles du Christ pendu sur la croix sont rapportées par Matthieu 27, 46 et Marc 15, 34 pour la première ; par Luc 23, 45 pour la deuxième ; et la dernière par Jean 19, 30. La première parole, la plus inattendue en raison de son apparente contradiction avec la conception chrétienne du Christ, a été l’objet d’innombrables réflexions. Mais Aimé Michel, qui en a noté ailleurs l’inquiétante signification, souligne ici qu’on ne peut la séparer des deux autres.
- Cette nuit d’hiver, le 23 novembre 1654, Pascal âgé de 31 ans connaît une expérience mystique qui fait suite à plusieurs années de sècheresse spirituelle. Il en conservera le souvenir dans le Mémorial cousu dans la doublure de son vêtement. On sait l’intérêt qu’Aimé Michel portait à ces « expériences exceptionnelles » sur lesquelles on dispose aujourd’hui de nombreux travaux qui découragent toute théorie sommaire. Voir par exemple la chronique n° 253, Au cœur de l’inconnu (Suite et fin) – Ceux qui portent au mystique un mépris « scientifique » sont des ignorants, 4.02.2013.