« Jésus dans la tradition juive » : ce projet de thèse à l’Université hébraïque de Jérusalem en 1959 avait un caractère précurseur. L’étudiant qui en était l’auteur ne l’a jamais terminée mais il aura acquis suffisamment de références pour nourrir chaque soir la conversation d’un vieil historien qui se dit athée mais aime le personnage de Jésus et son message. Pour cette raison – et quelques autres – il vivait en marge de la société juive. C’est le thème du nouveau roman de l’écrivain israélien Amos Oz.
Pourquoi ce choix de 1959 ? Amos Oz commençait alors lui-même ses études dans cette université. Mais s’il s’en tient dans le livre à une histoire purement intérieure à lsraël, c’était aussi le début de la fin de l’époque où l’antijudaïsme était encore professé au sein de l’Église catholique. A partir de 1959 s’amorce le lent processus qui déconstruira le rôle du peuple juif dans la passion du Seigneur. L’histoire de Judas n’est pas exclusive de celle de l’antisémitisme mais elle en porte une part importante. A-t-on été jusqu’au bout du travail de réinterprétation d’un personnage dont l’image s’est surtout cristallisée à l’époque médiévale ? Peter Stanford en fait l’historique et ouvre certaines perspectives. Là où le catholique anglais reste dans la ligne d’une certaine littérature de langue anglaise issue des Lumières, Amos Oz la dépasse en partant d’auteurs juifs et de l’intérieur du judaïsme, mais aussi d’une expérience politique de la création de l’État d’Israël.
Amos Oz sait de quoi il parle. A 77 ans, cofondateur du « Mouvement pour la Paix » en 1978, partisan de la reconnaissance mutuelle de deux États israélien et palestinien côte à côte (son manifeste « Aidez-nous à divorcer » en 2004), il apparaît décalé dans la nouvelle composition sociologique et politique de la société israélienne d’aujourd’hui et il peut passer pour un traître pour les ultra-nationalistes. En 1948 de rares voix dissidentes anticipaient que la création d’un État juif ouvrirait des décennies de conflits avec leurs voisins arabes. Ce que dit Amos Oz est que ces personnes n’étaient pas moins sionistes et éprises d’Israël que Ben Gourion et les siens. Ils différaient sur les moyens.
Peut-on en inférer qu’il en allait de même de Judas ? Les exégètes et théologiens sont nombreux à penser aujourd’hui que le Judas des évangiles était des douze celui qui croyait le plus fermement que Jésus allait rétablir le royaume de David. Ce n’était pas un simple pêcheur galiléen inculte mais un riche judéen lettré. Dans l’ouvrage d’Amos Oz, il devient l’élément déterminant de la résolution de Jésus, qu’il voyait hésiter, qui l’a poussé à aller jusqu’au bout, à donner sa vie, persuadé qu’il en sortirait vivant et roi. Judas aurait cru jusqu’à l’ultime seconde où Jésus rendit l’esprit. Désespéré, c’est alors qu’il se serait suicidé. Les onze autres – ou dix hormis Jean – sont déçus, attristés, orphelins, mais ne vont pas jusqu’à mourir de chagrin.
Le vrai traître aux yeux des juifs, selon Amos Oz, devrait plutôt être Paul qui a créé le christianisme en le sortant du cadre juif, en opposant la foi à la Loi. Jusqu’à Paul, les évangiles racontaient une histoire juive, une tentative de réforme du judaïsme écrasé par le Temple et le sacerdoce. Paul a institué l’Eglise comme Ben Gourion l’Etat d’Israël. D’où sont sortis deux millénaires de conflits entre Juifs et Chrétiens.
La thèse est si énorme que l’intrigue romanesque apparaît faible. A trop vouloir prouver, Amos Oz est amené à se répéter et à délayer l’action. Le roman ne tient pas tant par les trois personnages principaux qui sont – volontairement – effacés que par l’ombre omniprésente de l’Iscariote. Peter Stanford nous rappelle qu’un sondage du « Sunday Telegraph » de 2012 avait révélé que près d’un quart des Anglais interrogés étaient incapables d’expliquer ce qui s’était passé le Vendredi saint ou même le jour de Pâques. En revanche 53% savaient que Judas avait trahi Jésus.
Pour autant, lui qui se passionna pour le personnage de Judas depuis son jeune âge avoue que « Judas ne fait pas vendre ». Judas reste tabou. Amos Oz n’a donc pas écrit son roman pour atteindre de grands tirages mais pour libérer sa conscience et poser un acte politique et religieux à la fois. C’est ainsi qu’il faut le recevoir.
Amos Oz, Judas, Gallimard, 352 pages, 21 euros.
Peter Stanford, Judas, Fayard, 352 pages, 24 euros.
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