Monsieur le maire n’est pas un mauvais homme. C’est même un homme généreux.
Après tout, s’il avait voulu, il serait devenu un haut fonctionnaire à la carrière tranquille et assurée. Seulement voilà : il s’est dit un jour qu’en faisant de la politique, il pourrait changer la vie des gens. Il s’est donc inscrit dans un parti. Tout ne lui plaisait pas dans le parti en question. Il y voyait trop d’ambitions et de calculs, voire de procédés aux limites de l’honnêteté, mais après tout, c’était le lot de tous les partis politiques. Du reste, son parti à lui se distinguait plutôt par son intransigeance sur les principes.
C’est au nom de cette intransigeance qu’il a refusé que la municipalité fête Noël. On ne parlerait que des « Fêtes de fin d’année » et la crèche traditionnelle sur la place de la maire était formellement interdite. C’est tout juste si l’on n’interdit pas aux quelques magasins du village d’afficher le mot « Noël » sur leur devanture. Il y va, selon lui, de la laïcité républicaine.
Comme il doit être cohérent avec ses idées, Monsieur le maire a décidé que, chez lui non plus, on ne fêterait pas Noël, ou du moins de façon pas trop visible. L’épouse du magistrat municipal a bien protesté, mais la politique a été la plus forte et elle a dû se résigner à la disparition du sapin et à la distribution de cadeaux à la sauvette.
– Tu comprends, a dit le maire à son épouse, si les gens de l’hebdo du coin apprennent qu’on fête Noël chez moi, je suis fichu.
Madame a haussé les épaules, peu convaincue. La chose a été plus difficile à expliquer aux enfants frustrés de leur sapin de Noël. Bien sûr, ils auront quand même leurs jouets, mais, comme a dit l’aîné : « On n’aura que des jouets, pas des cadeaux ».
Ce soir du 24 décembre, Monsieur le maire vient de quitter la mairie. En face, sur la place, l’église semble le narguer avec ses illuminations et le mot « Noël » écrit en lettres clignotantes. Un peu irrité, mais avec tout de même un petit pincement de cœur, il se dirige vers sa voiture.
La route passe par la forêt. Parfois, il n’est pas rare de voir des chevreuils et des sangliers courir sur le goudron, surtout en cette saison. Monsieur le maire roule donc très lentement, assez pour se permettre de jeter un coup d’œil sur la futaie blanchie de givre.
Après quelques minutes, il aperçoit deux silhouettes le long de la route. Ce sont deux enfants qui marchent de l’autre côté du fossé. Il les distingue d’ailleurs plus qu’il ne les voit. Instinctivement, le maire ralentit encore plus. Il s’agit d’un garçon et d’une fille, habillés un peu curieusement, et qui s’avancent d’un pas lourd. En arrivant à leur niveau, il découvre avec étonnement que les enfants sont chaussés de sabots. La chose d l’intrigue d’autant plus qu’il n’a entendu parler d’aucune fête costumée, ni d’aucune reconstitution historique dans les environs.
– Pauvres gosses ! Laisser dehors des enfants à cette heure et dans cette tenue, c’est lamentable ! marmonne-t-il, d’autant plus indigné que les habitations les plus proches sont au moins à deux bons kilomètres.
– Bonsoir les enfants. Vous voulez que je vous dépose ?
– Merci M’sieur, répond le garçon d’une voix très douce mêlée d’un fort accent du pays.
Les deux enfants paraissent avoir sept ou huit ans. Leur teint pâle, leur regard morne et leurs cheveux clairs accentuent encore la bizarre tristesse qui se dégage de leurs traits.
– Où allez vous ?
– A la chapelle Notre Dame du Buisson.
Cette chapelle est inconnue au magistrat municipal qui se targue pourtant de bien maîtriser la carte de sa commune. Une chapelle par là ? il n’en avait jamais entendu parler.
– Et elle est où cette chapelle ? Je n’en ai jamais entendu parler.
– Même pas à un quart de lieue, M’sieur. Nous vous dirons quand il faudra s’arrêter, répond la petite fille.
Pendant le court trajet, les enfants ne desserrent pas les dents. Monsieur le maire ne sait guère que penser de ses étranges passagers. Il remarque seulement qu’ils sont visiblement frigorifiés, à tel point que le froid semble s’être installé dans l’habitacle.
– C’est ici, murmure le garçon, désignant le débouché d’un chemin forestier.
Le maire arrête sa voiture.
– Vous voulez que je vous accompagne ?
– Comme il vous plaît M’sieur.
A mesure qu’il s’avance dans la forêt avec les deux enfants, le maire ressent une certaine angoisse l’envahir. Tout autour, des ombres semblent s’agiter sans que cela ne dérange les deux gamins. Du reste, ces ombres se font un peu plus nombreuses à chaque pas.
– Vous ne remarquez rien ?
– Pour sûr, M’sieur. Ce sont les autres qui viennent à la messe eux aussi. On ne risque rien, allez ! Tenez, voilà la chapelle. « Ils » l’ont un peu abîmée, mais c’est toujours une chapelle.
En effet, à deux cent mètres de là, le maire distingue les ruines d’une petite chapelle dépourvue de toit, mais éclairée par une dizaine de torches. Dans ce qui a dû être le chœur, il remarque, à la lueur vacillante des flammes un prêtre vêtu d’ornements à l’ancienne.
– Décidément, je tombe en pleine folie, pense-t-il. Ces gens sont des allumés, une sorte de secte. Filons d’ici.
Avant qu’il ait rebroussé chemin, la petite fille l’agrippe par un pan de sa parka et le regarde, presque suppliante.
– Vous ne restez pas avec nous ?
– Il faut que je rentre, petite. Moi aussi j’ai des enfants.
– Alors il faut y aller répond la petite fille du même ton presque trop doux.
Monsieur le maire a repris le chemin et retrouvé sa voiture. La silhouette des deux gamins continue à lui trotter dans la tête, et puis il y a cette bizarre chapelle en ruines qui n’est mentionnée nulle part. Quand il arrive chez lui, la famille dort. Sans faire de bruit, il ouvre le placard, sort les cadeaux déjà tous prêts et les dispose autour du sapin.
Le surlendemain, après avoir finalement fêté Noël avec sa famille, monsieur le Maire retourne à la mairie. Sur le chemin, il retrouve un de ses adjoints, un vieux conseiller municipal qui connaît son histoire de la commune sur le bout des doigts.
– Notre Dame du Buisson ? Houla ! Elle n’existe plus depuis très longtemps. Les derniers vestiges ont été rasés sous le Consulat vers 1800. Il faut dire qu’il s’y était passé quelque chose de pas bien beau. En décembre 1793, le représentant en mission local, un fougueux déchristianisateur, y avait fait massacrer des gens qui y étaient venus pour la messe de minuit d’un prêtre réfractaire. Ca ne lui a pas porté chance, d’ailleurs puisque Robespierre l’a fait guillotiner avec Hébert, moins de trois mois plus tard. Mais plus tard, on a préféré oublier tout ça. Ca valait mieux.
Troublé, monsieur le Maire bafouille un vague remerciement et s’éloigne.
– Parmi les victimes, il y avait Nicolas et Perrine Lefebvre, deux enfants. Ils habitaient la maison que vous occupez aujourd’hui. Et Joyeux Noël tout de même, Monsieur le maire !
Pour aller plus loin :
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