La mort de Jorge Semprun ne peut laisser indifférent quiconque a le sens de l’histoire. J’emploie le mot dans une certaine acception, très étrangère au schéma idéologique qui a eu cours longtemps avec une certaine vulgate marxiste. Être dans le sens de l’histoire vous situait comme progressiste, anti-réactionnaire, assuré de ne subir aucun démenti parce que vous aviez choisi une fois pour toutes le bon camp, la bonne posture, et que le futur vous en donnerait à jamais quitus. Il est vrai que Semprun a pu un moment partager cette conception de l’histoire, puisqu’il fut un communiste militant, tout à fait sûr d’être à l’avant-garde de la marche inéluctable du progrès. Mais il me semble aussi que par une part essentielle de lui-même, il a souvent échappé à l’enfermement idéologique. Tout simplement, parce que la vie lui avait enseigné la complexité des choses.
J’ai failli lui parler une fois, pour m’être retrouvé au lycée Stanislas à Paris, durant une signature de livres. Il était seul. Je n’ai pas profité de l’occasion, par timidité. Pourtant, j’aurais eu tant de questions à lui poser ! A lui seul, il incarnait quelques-unes des pages les plus cruciales du vingtième siècle. Lui, le fils de grande bourgeoisie espagnole, avait connu la guerre civile dans le camp de gauche, s’était retrouvé en France, avait participé à la Résistance. Emmené au camp de concentration de Buchenwald, il avait vécu l’épreuve indicible d’une vie, à ceci près que son œuvre de grand écrivain s’est attachée à formuler cet indicible. Quelqu’un qui l’accompagnait lors d’une visite au camp, après la guerre, a raconté qu’il avait embrassé le jeune conservateur du musée, en confiant que « les Allemands étaient incroyables ». Il n’a jamais connu la rancœur!
Peut-on adresser meilleur hommage à un homme? La formule fameuse d’André Malraux m’est revenue en songeant à ce destin et à cette attitude face à l’histoire: « Vivre c’est transformer en conscience une expérience aussi large que possible. » N’est-ce pas ce qu’a fait l’écrivain Jorge Semprun, riche d’une vie prodigieuse ?
Chronique prononcée sur Radio Notre-Dame le 9 juin 2011