La vie seule peut gagner - France Catholique
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Noël : Dieu fait homme
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La vie seule peut gagner

Alors que le pape François a déclaré « vénérable » le professeur Jérôme Lejeune le 21 janvier, nous republions un entretien avec Aude Dugast, postulatrice de la cause du professeur Lejeune et auteur de Jérôme Lejeune. La liberté du savant, Artège. Fervent chrétien, le généticien à l’origine de la découverte de la trisomie 21 n’a jamais séparé sa foi de ses recherches.
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© Fondation Lejeune

Vous êtes postulatrice de la cause de béatification de Jérôme Lejeune à Rome, et vous avez eu accès à des documents inédits. Qu’avez-vous découvert ?

Aude Dugast : Lors de la phase d’instruction du dossier à Paris, nous avons dû réunir les documents et témoignages permettant de juger de l’héroïcité des vertus du « candidat » à la sainteté. Pour Jérôme Lejeune, homme public de réputation mondiale, cela signifie des dizaines de milliers de documents : les lettres qu’il a échangées avec Birthe, son épouse – ils s’écrivaient chaque jour quand ils étaient éloignés l’un de l’autre –, les courriers scientifiques avec des chercheurs du monde entier, les lettres amicales avec les familles de patients, la correspondance avec les serviteurs de la Vie de très nombreux pays, les lettres avec le Vatican, dont certaines de Jean-Paul II ou du cardinal Ratzinger. À cela il faut ajouter son Journal intime et les 500 articles qu’il a publiés, et enfin ses conférences. Tous ces documents ont été précieusement gardés par Madame Lejeune et présentent une source d’information considérable.

Personne jusqu’à ce jour n’avait pu se plonger dans tous ces documents. Le procès de canonisation nous en a donné l’opportunité. L’immense majorité des documents qui m’ont servi pour écrire cette biographie sont donc inédits, je crois même pouvoir préciser qu’ils n’avaient été lus par personne depuis la mort de Jérôme Lejeune. Madame Lejeune, dans la postface, raconte qu’elle-même a découvert des événements et des lettres et redécouvert beaucoup de vieux souvenirs. Qu’ai-je découvert ? Une vie lumineuse qui se déploie dans le champ de la science et de la foi. L’épanouissement de la vie d’un saint. Une vie qui ressemble à un roman, mais qui est vraie, pleine de suspens : on voit que Jérôme, à travers sa vie d’époux, de père, de médecin, et de grand témoin de la beauté de la vie, n’est pas né saint mais qu’il l’est devenu. Cela montre que la sainteté est à notre portée.

J’emploie ce terme de sainteté, sans préjuger de la décision finale de l’Église bien sûr ! L’enquête de canonisation en est à sa phase romaine, et ne s’est pas encore prononcée sur l’héroïcité de ses vertus.

Vous parlez de lui comme d’un « roi mage » des temps modernes…

Comme les trois premiers Rois mages, Jérôme a contribué par sa science à la révélation du Verbe incarné. Il a su voir en chacun de ses patients le visage du Christ, petit enfant, abandonné dans sa fragilité à la protection des adultes. Avec toute sa science, qui est immense, il s’est incliné devant l’enfant, avec humilité. Comme les Mages qui suivirent les indications des prêtres d’Hérode pour trouver le lieu de la naissance de l’enfant, Jérôme n’a pas hésité à enrichir sa connaissance scientifique des vérités révélées par la foi. Avec l’humilité du savant qui sait que toute sa science est peu de chose au regard de l’Univers insondable. Enfin, comme ces savants venus d’Orient, Jérôme a refusé de servir les mauvaises intentions du pouvoir à l’égard des enfants. Il est passé par un autre chemin. Il a usé de son savoir, 2 000 ans après la première Épiphanie, pour manifester au monde la beauté de toute vie humaine. De chaque enfant. Même le plus fragile. N’oubliant jamais le mot qui a guidé toute sa vie : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt, 25, 40).

Quelles ont été les sources intellectuelles et spirituelles de sa formation ?

Jérôme a eu la chance d’avoir un père qui voulait transmettre à ses fils l’amour de la Sagesse et l’attachement aux valeurs chrétiennes de la France. En 1939, le collège étant désorganisé par la guerre, Pierre décide que ses fils étudieront à la maison : ils peuvent puiser à loisir dans sa bibliothèque qui est d’un goût extrême, tant par la qualité des auteurs que par leur diversité, latine, grecque et française. Jérôme y fait deux découvertes qui le marqueront pour le reste de ses jours : Pascal et Balzac. La tradition familiale veut que ce soit le héros de Balzac, le Docteur Benassis, qui ait fait naître la vocation de médecin de Jérôme. Quant à Pascal, Jérôme est séduit par la vigueur et la subtilité de cet esprit philosophique et scientifique et découvre avec intérêt ce discours apologétique. De là à dire que Pascal fut son maître à penser, je ne crois pas. Jérôme n’avait aucune tentation janséniste. Mais il tira grand profit à le lire et en garda certainement un goût prononcé pour les aphorismes qu’il pratiqua aussi avec talent. Dans un style tout à fait pascalien. Dans cette formation de l’esprit, à la fois intellectuelle et spirituelle, il faut aussi souligner l’influence de saint Thomas d’Aquin, qu’il jugeait le meilleur rempart contre le matérialisme. Il lui semblait que cette intelligence, tout à fait extraordinaire, inspirée et rigoureuse, avait réfuté, par anticipation, toutes les contradictions de l’homme moderne.

Sur le plan spirituel, vous citez aussi saint Vincent de Paul et saint Thomas More…

L’inspiration spirituelle de saint Vincent de Paul, pour l’accueil des pauvres, est vraiment essentielle pour Jérôme. Elle est même renforcée par l’amour pour saint François d’Assise, reçu en legs de son père. Parmi toutes les formes de pauvreté, celle qui touche le plus profondément son cœur est celle de ses patients, qu’il considère comme « les pauvres parmi les pauvres ». C’est donc naturellement qu’il va traduire dans le domaine de la médecine cette forme de charité qui veut donner toujours « davantage », selon le mot de saint Vincent de Paul à la fin de sa vie. Confronté à la douleur des malades et de leurs familles, Jérôme leur voue sa vie et met toutes ses forces dans le soin et la recherche pour ses patients : « C’est à l’étude des causes de cette immense détresse que j’ai consacré toute mon activité de chercheur », dira-t-il à propos de la trisomie 21. Puis, quand vient le jour où ce « davantage » demande le détachement des biens du monde, Jérôme l’accepte et cela a des répercussions très concrètes dans sa vie quotidienne. Il accepte de perdre les honneurs et la renommée, plutôt que de trahir ses petits patients.

Quant à son amitié pour saint Thomas More, il faut évoquer la primauté de la conscience. Jérôme Lejeune accorde une importance majeure à la dignité inaliénable de la conscience humaine et cette juste disposition fait sa force dans bien des situations délicates – force qui lui a été donnée aussi par l’amour de sa femme Birthe, lui qui se disait fragile au début de sa carrière. Jérôme Lejeune dit « non possumus » quand sa conscience le lui commande, dans une forme élevée de liberté : ni l’État, ni ses pairs, ni aucun pouvoir humain ne peuvent l’entraîner sur une pente que sa conscience réprouve – que ses recherches servent à l’élimination des trisomiques. Mais Jérôme ne confond pas non plus conscience éclairée et opinion subjective. Au contraire. Il a une solide formation religieuse et morale, ainsi qu’une docilité totale au Magistère dont il accueille les règles avec amour et avec l’obéissance la plus totale.

Comment caractériser sa vie de foi ? Sa dévotion envers l’eucharistie, la Sainte Vierge…

La foi de Jérôme s’épanouit dans la pratique des sacrements, la récitation du chapelet, la lecture de la Bible et la fréquentation des vies de saints. Une foi tranquille où le doute n’a pas sa place car la solide formation chrétienne qu’il a reçue s’est transformée au fil des ans en une foi adulte qui suit son évolution intellectuelle. En homme pieux mais rationnel, Jérôme Lejeune préfère aux phénomènes extraordinaires qu’il considère avec prudence, la récitation du chapelet et a une dévotion filiale envers la Sainte Vierge qu’il appelle « la merveille des merveilles ». Il lit souvent la Bible, dont il savoure la Genèse, le livre de la Sagesse, le Prologue de saint Jean et l’Évangile de saint Luc. Avec une attention spéciale au mystère de la Visitation.

Une caractéristique éclatante du portrait spirituel de Jérôme, c’est le rayonnement et la joie de son intelligence qui, reçue en Dieu et tournée vers Lui, fait grandir sa foi. Son intelligence est au cœur de sa vie spirituelle, tant dans la compréhension des mystères de la foi que dans le témoignage qu’il en donne ensuite courageusement. Pour Jérôme, comme pour Benoît XVI, « l’intelligence et la foi ne sont ni étrangères ni opposées face à la Révélation car, en touchant au mystère, elles sont ensemble des conditions à sa compréhension authentique » (Discours de Benoît XVI, 21 novembre 2012). Non seulement Jérôme ne voit pas de contradiction entre la foi et la science, mais il y voit une complémentarité dans la recherche de la connaissance. Pour lui : « La foi et la science expriment toutes deux la vérité. Mais ces deux modes de connaissance sont foncièrement différents. L’un, donné gratuitement, s’exprime en langue poétique que le cœur comprend avec joie ; l’autre, gagné laborieusement, est un discours difficile que la raison maîtrise avec peine. »

Où a-t-il puisé sa liberté de ton face à une communauté scientifique majoritairement acquise aux transgressions éthiques ?

Dans cette liberté intérieure, fruit de son unité profonde. Son intelligence aimantée par la vérité lui indiquait la direction, son cœur, brûlant de charité, confortait le choix et lui donnait l’élan. Son cœur et son intelligence marchaient de pair. Rien ne pouvait le faire dévier. Sa carrière, les honneurs, les vexations, rien n’avait d’importance. Il n’avait pas peur pour lui. Sa seule crainte était de ne pas assez aimer Dieu et son prochain.

Il a perdu son combat contre la loi de 1975 qui autorisait l’avortement, pourrait-on dire. Mais il n’a jamais été fataliste et voyait même la possibilité de revenir sur cette loi… Une prophétie qui dure… ?

Il est possible qu’il ait pressenti avant tout le monde qu’ils perdraient ce combat, car il en voyait les racines et en comprenait l’ampleur. Mais il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher ce basculement. Quand, au soir du vote de la loi, un journaliste l’interroge sur sa défaite, Jérôme répond, la voix tremblante de tristesse : « Ce n’est pas notre défaite mais la défaite des enfants de France. » Le choc est dur mais il garde l’espérance. Et à ceux qui croient que tout changement positif en faveur de la vie est impossible, il répond : « On dit que l’avortement est entré dans les mœurs et qu’on n’y peut plus rien. (…) [Mais] le changement peut se produire dans l’autre sens et même sans jouer au prophète on peut être certain qu’il se produira. La santé par la mort est un triomphe dérisoire. C’est la vie qui seule peut gagner. »

Derrière la bataille de l’avortement, il voyait un combat spirituel. Lequel ?

C’est le combat de l’homme qui, par volonté de toute-puissance sur la vie et la mort, rejette l’autorité du Père, et qui, en condamnant l’enfant des hommes, condamne l’Enfant-Dieu. En mars 1973, Jérôme est invité à un colloque sur l’avortement, dans l’ancienne abbaye de Royaumont, qu’il n’oubliera jamais. Cette journée est organisée par le Cercle français de la Presse, autour de journalistes et de féministes. Une femme influente y déclare : « Nous voulons détruire la civilisation judéo-chrétienne. Pour cela nous devons d’abord détruire la famille. Pour la détruire nous devons l’attaquer dans son point le plus faible et ce point faible est l’enfant qui n’est pas né encore. Donc, nous sommes pour l’avortement. » Cette femme, en exposant si clairement la philosophie qui se cache derrière la campagne en faveur de l’avortement, et dont l’immense majorité du public est absolument inconsciente, conforte l’intuition de Jérôme. Il sait que derrière chaque enfant des hommes aimé, c’est l’Enfant-Dieu qui est vénéré. Et que derrière chaque enfant des hommes menacé, c’est l’Enfant-Dieu qui est attaqué. Il l’exprimera notamment à Montréal : « Si on veut vraiment attaquer le Fils de l’homme, il n’y a qu’un moyen, c’est d’attaquer les fils des hommes. Le christianisme est la seule religion qui vous dise « votre modèle est un enfant » ; quand on vous aura appris à mépriser l’enfant, il n’y aura plus de christianisme. »