Jeanne d'Arc - France Catholique
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Jeanne d’Arc

On fête le sixième centenaire de sa naissance en 2012. Jeanne d'Arc est morte en 1431 sur un bûcher à Rouen. Elle avait délivré Orléans en 1429 et fait sacrer le roi à Reims. Le mystère de Jeanne, de sa mission, de sa mort n'a cessé de nourrir la conscience et la culture française réunissant, en un même culte, le baptême originel et l'esprit de résistance.
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Georges Sorel cet étonnant personnage, qui avait ses entrées dans la boutique des Cahiers de la Quinzaine, s’était fait le théoricien d’une notion particulière du mythe, qui, par lui, se trouvait détaché de son usage habituel, pour se rapporter à une idée-force, à un concentré de représentations, dont la puissance servait à la mobilisation des énergies. Le prolétariat est un mythe, comme l’est la grève générale qui agit si fortement sur les imaginations à l’époque de Sorel, qui était aussi celle de l’anarcho-syndicalisme. Précisément, le mythe de Jeanne d’Arc offre aussi, et dans la même aire culturelle, un autre exemple d’efficience sociale à partir d’images, de souvenirs, propres à marquer les mentalités et susciter l’adhésion active des foules. Mais le propre des mythes n’est-il pas du même coup de se prêter à l’instrumentalisation, et l’on ne se fait pas faute d’en faire la démonstration à partir de Jeanne d’Arc, qui, depuis le XIXe siècle, a été l’objet de multiples appropriations contradictoires.

Il faut croire que la concurrence entre « factions » ne s’est pas éteinte, puisque dès janvier de cette année, où l’on célébrait le 600e anniversaire de Jeanne, un représentant du Front de Gauche, dans un article du Nouvel Observateur, s’en prenait à Nicolas Sarkozy et à Marine le Pen, coupables à ses yeux, d’avoir « kidnappé » le mythe johannique aux troubles services « de la droite antisociale et de l’extrême droite ».

Loin d’abandonner ce mythe aux adversaires exécrés, Alexis Corbière déclarait haut et fort : « Au risque de surprendre, je dis que la gauche ne peut se désintéresser totalement de ce sujet. » Et de rappeler que « la figure de Jeanne d’Arc a longtemps été disputée entre les partisans de la République et ses ennemis, et surtout entre les cléricaux et les laïques ». Rien de plus exact. Même si l’on peut contester au militant sa propension à afficher un peu caricaturalement ses penchants anticléricaux (assez à l’ancienne). Il est vrai qu’au XIXe siècle, il y a bien eu lutte impitoyable, principalement entre deux camps, pour s’approprier le mythe dont l’enjeu symbolique était capital.

La bataille est à la fois politique et philosophique, avec l’opposition des « deux France ». Le camp républicain veut imposer ses représentations et son imaginaire dans le cadre d’une polémique nourrie contre le camp clérical. L’exemple typique de cet affrontement culturel nous est donné par l’historien Jules Michelet dans le traitement qu’il opère du phénomène Jeanne d’Arc. On a un peu oublié que c’est lui, l’auteur d’une monumentale Histoire de France, ayant tant compté dans l’imaginaire national, qui aura imposé la figure de l’héroïne dans le Panthéon républicain, à partir d’une recherche disciplinaire sérieuse, même si les spécialistes en relèvent les défauts. Comme toujours chez lui, l’intention scientifique s’allie à une intention apologétique, à laquelle son romantisme confère un souffle épique : « Souvenons-nous toujours, Français, que la Patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous. » C’est dire combien une certaine dimension religieuse n’est pas absente chez Michelet comme chez un Victor Hugo, mais métamorphosée à l’encontre du christianisme ecclésial. Il n’hésite pas à faire le parallèle entre la vie de Jeanne et celle du Christ, jusque dans sa dimension sacrificielle. Il fallait que l’héroïne « souffrît », tout comme le Christ pour racheter l’humanité.

Mgr Dupanloup, le célèbre et bouillant évêque d’Orléans a perçu le danger d’une désappropriation de la libératrice de sa ville épiscopale. Il y a d’ailleurs toute une polémique (réactivée dans l’article du Nouvel Observateur) contre le parti clérical qui a torturé et martyrisé l’héroïne et qui voudrait la faire rentrer dans le giron ecclésial. L’évêque écrit une lettre à Pie IX, en lui demandant d’examiner la question d’une canonisation de Jeanne d’Arc. Et il se rend à Rome par deux fois pour soutenir sa cause. (On sait qu’il faudra attendre 1920 pour que Benoît XV procède enfin à cette canonisation, dans un contexte de rapprochement entre le Saint-Siège et la République française.)

Si l’on songe à Voltaire et à sa pitoyable Pucelle où l’auteur n’avait fait qu’exprimer ses obsessions et ses rages, sous le mode d’une pochade licencieuse assez dérisoire, on a franchi une étape vertigineuse. L’heure n’est plus de se moquer, de brocarder (à de rares exceptions près), mais de s’arracher cette haute figure, qui est désormais un bien national inaliénable. Pour la génération de Péguy, c’est une certitude jusque dans le milieu socialiste qui est d’abord le sien. Lucien Herr, le fameux bibliothécaire de la rue d’Ulm, qui est lui-même encore aujourd’hui un véritable mythe pour la culture de gauche, n’hésite pas à proclamer : « Jeanne est des nôtres, elle est à nous ; et nous ne voulons pas qu’on y touche. » Anatole France, écrivain officiel, membre éminent du parti dreyfusard, publiera en 1908 une Vie de Jeanne d’Arc en deux volumes, qui pourrait bien être la version académique et rationnellement républicaine de l’héroïne de la Patrie. C’est qu’il s’agit toujours de contrer l’adversaire clérical dans son œuvre d’hagiographie et de récupération. Ainsi que l’écrit Philippe Contamine, France fait appel « à la méthode rationnelle et critique, celle qui ne fait aucune place au miracle dans l’histoire ». Car c’est bien la difficulté avec Jeanne. Comment comprendre son destin singulier, indépendamment de son enracinement mystique et notamment de ses « voix ». Michelet avait déjà affronté le problème. Son successeur procédera à sa manière à lui, qui ressemble beaucoup à celle d’Ernest Renan, celui de la Vie de Jésus.

D’ailleurs, l’éditeur est le même, le format aussi et jusqu’à la couverture du livre. Un critique de l’époque pouvait souligner qu’Anatole France partage avec Renan « cette douce et haute ironie philosophique qui caractérise le maître et son style admirable ». Plus précisément encore, pour régler l’affaire des miracles, France a eu recours aux services de la psycho-pathologie en la personne de Georges Dumas, spécialiste reconnu. Verdict : « Jeanne, cette grande et poétique figure de notre histoire est donc une hallucinée, une illuminée, quoi que la plus grande et la plus noble. Ses hallucinations auraient pu avoir « un caractère simplement dévot et mystique mais son violent amour de la France qu’elle avait au cœur leur donne une autre orientation, politique et guerrière… » Ce scientisme rationaliste n’en bute pas moins sur uns sérieux obstacle, car notre académicien ne peut nier que Jeanne est « une sainte du Quinzième siècle ». Il oppose à l’Église contemporaine la distance qui sépare cette paysanne d’autrefois à la sainte de vitrail que les cléricaux voudraient imposer.

Que conclure de ces batailles d’hier, sinon qu’elles sont bien caractéristiques d’une époque et de ses oppositions, de ces batailles qu’on peut trouver plutôt anachroniques. Est-ce si certain ? Nous avons retrouvé dans l’opposition Sarkozy-Hollande un renouvellement de la querelle, avec l’auteur du discours du Latran et le socialiste à l’imaginaire et l’idéologie très IIIe République, qui oppose à son concurrent et prédécesseur les figures très « républicaines » de Jules Ferry et de Marie Curie. Et puis l’ancien Président est allé honorer en janvier la Sainte de la patrie à Domrémy, on ne sache pas que François Hollande ait accompli un geste analogue. Et pourtant, trente ans avant Nicolas Sarkozy, François Mitterrand avait fait un vibrant hommage à Jeanne lors des fêtes d’Orléans… « Vigilance, résistance, unité, tel est le message de Jeanne d’Arc. » Michelet, évidemment, avait été invoqué : « Elle aima tant la France ! Et la France attendrie se mit à s’aimer elle-même. »

Toutefois, on repère derrière ces déchirements autour du mythe la nécessité d’un recours à l’histoire. Sans elle, le mythe serait totalement flottant, et les arguments des uns et des autres n’ont d’intérêt que s’ils se rapportent à une réalité un peu solide et à des faits, à partir desquels les interprétations se fondent et se développent. De ce point de vue, on ne peut que souscrire aux propos de Philippe Contamine dans son introduction au grand volume sur Jeanne d’Arc publié dans la collection Bouquins de chez Robert Laffont : « L’histoire de Jeanne d’Arc n’est pas seulement une « belle histoire », elle n’a pas seulement une dimension mystérieuse. Elle est surtout vraie, au sens traditionnel et banal du terme. C’est cette vérité qu’il s’agit de saisir et de cerner, en application de la méthode critique telle qu’elle a commencé à être mise au point, dans le domaine des sciences humaines et sociales, à partir de la deuxième partie du XVIIe siècle. » Comment oublier alors la dette que tous ont contractée à l’égard de Jules Quicherat (1814-1882), qui publia en cinq volumes les Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc dite la Pucelle publiés d’après les manuscrits de la bibliothèque royale. Suivis de tous les documents historiques qu’on a pu réunir et accompagnés de notes et d’éclaircissements. J’ai encore à l’oreille la voix de Régine Pernoud exprimant toute sa gratitude à l’égard de ce travail qui a soulevé l’admiration de toutes les générations d’historiens. On ne pouvait rêver de meilleure édition des deux procès de condamnation et de réhabilitation. Cet ami de Michelet jouit de l’estime générale, alors qu’il est demeuré, toute sa vie, libre penseur, étranger à toute culture religieuse. Mais peu importent ses opinions, son travail ne souffre pas contestation. Et à partir de là, les recherches ont pu se multiplier, laissant la liberté de juger et de comprendre, mais à partir du meilleur dossier possible. C’est sans doute une des raisons fondamentales pour lesquelles le cas Jeanne d’Arc est à la fois exemplaire, singulier et déconcertant. On ne part nullement du vague et de l’incertain. Les données historiques sont incontestables et surplombent, d’une certaine façon, toutes les interprétations. Jeanne est infiniment supérieure à son propre mythe, qu’elle n’a cessé de nourrir en vertu de son caractère hors-normes, tout en n’étant nullement hors-racine et hors-sol. Elle est bien de Domrémy, elle a accompli les chevauchées que l’on repère sur les cartes, a rencontré son gentil Dauphin à Chinon, délivré Orléans, fait sacrer Charles VII à Reims, a été faite prisonnière à Compiègne, jugée ignominieusement à Rouen et brûlée vive dans ladite ville, réhabilitée solennellement par l’Église dans un procès d’appel où comparut sa propre mère, Isabelle Romée. Rien que de l’incontestable, et à partir de là les historiens les plus divers peuvent s’emparer de sa vie qui est tout autre chose qu’un mythe…

Et pourtant ! Philippe Contamine montre, sur le seul terrain historiographique comment Jeanne échappe aux méthodologies les plus sûres. « Dans son cas bien plus que dans d’autres, l’historien est amené à naviguer entre deux écueils : l’écueil réductionniste, avec le risque de banaliser à l’excès un personnage hors-cadre, et l’écueil de « la légende vivante », ou de la radicale « génialité », avec le risque de verser dans la caricature ou d’outrepasser les limites de sa compétence. » Le très beau volume de Bouquins met en évidence tout ce que la science et ses développements les plus récents, en ce qui concerne la connaissance du Moyen Âge, apportent. Il donne aussi la preuve renouvelée de la pertinence de l’histoire lorsqu’elle ne trahit pas son objet.

Mais qu’en est-il de la sainteté de Jeanne ? Celle-ci a été formellement reconnue à la suite des deux procès de béatification et de canonisation, qui s’ajoutent ainsi aux trois procès précédents. On oublie souvent, en effet, qu’avant la condamnation et la réhabilitation, Jeanne a comparu à Poitiers devant une commission de théologiens habilités à juger, durant trois semaines, la crédibilité de sa mission. Malheureusement, le livre qui consignait ces interrogations a disparu très tôt, semble-t-il. Dommage, car elle-même considérait qu’elle y avait tout dit de sa mission : « En nom Dieu, les gens d’armes batailleront et Dieu donnera la victoire ! » L’essentiel ne réside-t-il pas là ?

Cet essentiel, c’est ce qui explique l’itinéraire et l’œuvre de Charles Péguy en leurs pleins accomplissements. Comment l’enfant du quartier du faubourg de Bourgogne aurait-il pu échapper à l’héroïne de sa ville ? Dès sa première période militante, Jeanne est le sujet de ses préoccupations premières, et il écrit sa trilogie sur Domrémy, les batailles et Rouen, qui illustre curieusement son engagement d’alors : « À toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur vie humaine pour l’établissement de la République universelle, ce poème est dédié. » Mais il ne pourra en rester là, tant Jeanne s’offre à lui après sa conversion, comme « la sainte la plus grande après Sainte Marie ». Sa méditation aboutira à ce chef-d’œuvre incomparable qu’est Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc.

Il s’agit d’une œuvre d’imagination, qui cherche, avant tout, à mettre la sainte au cœur du mystère plénier du christianisme, avec un rare bonheur d’expression et surtout d’acuité spirituelle. Ce n’est pas pour rien qu’Hans Urs von Balthasar placera Péguy en ultime position dans une galerie des grands génies théologiques, la première étant occupée par Irénée de Lyon ! Xavier Hélary remarque que l’écrivain « ne se contente pas de la vision un peu sulpicienne de Jeanne », pourtant tellement en vogue chez ses contemporains, et il se documente sérieusement : il lit beaucoup, les sources qu’a éditées Quicherat et les travaux des historiens comme Wallon ou Vallet de Virivile. À partir de la documentation la plus sûre, il est entièrement libre de son imagination à laquelle il donne une ampleur symphonique. C’est la seule sainteté de Jeanne qui l’inspire, comme le miroir éblouissant de la vie chrétienne et du salut apporté par le Christ.

On pourrait en dire autant de Georges Bernanos, un autre grand « dévot » de Jeanne à laquelle il a consacré un texte beaucoup plus court, d’une force prodigieuse dont le seul titre exprime toute son interrogation : Jeanne, relapse et sainte. Lui aussi ne pouvait qu’être sensibilisé par l’accusation récurrente faite par les ennemis de l’Église. C’est tout de même un tribunal ecclésiastique régulier qui a condamné et mis à mort cette jeune fille plus qu’irréprochable. Pour le chrétien profond qu’il est, c’est un sujet d’inépuisable scandale qui rejoint ses propres indignations sur certaines compromissions ecclésiastiques. Il faut préciser également qu’au moment où il rédige ce texte, qui paraît pour la première fois en 1929, l’ancien camelot du roi est vivement troublé par les circonstances et les injustices qui entourent la mise à l’Index de l’Action française et les mesures de proscription dont sont l’objet ses militants. Il n’est pas tendre à l’époque pour Jacques Maritain, assimilé aux bonnets carrés qui ont composé le tribunal de Rouen.

C’est dire qu’il est plongé dans le scandale douloureux des infidélités et des fautes des responsables et des membres de l’Église. Quel plus grand scandale peut-il y avoir que cette condamnation de la plus incontestable des messagères de la Providence ? Et d’affirmer : « Tout ce grand appareil de sagesse, de force, de souple discipline, de magnificence et de majesté n’est rien de lui même, si la charité ne l’anime. » C’est pourquoi, rien ne lui fera renoncer à l’amour de l’Église, car les pires de ses injustices et les crimes des siens ne peuvent rien contre son secret surnaturel : notre Église est l’Église des saints ! Le procès inique contre Jeanne devait aboutir à la reconnaissance de sa sainteté. La sainteté d’une petite héroïne « qui passe un jour tranquillement du bûcher de l’inquisiteur au Paradis au nez de cent-cinquante théologiens ».

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Note. On aura compris à quel point cet article est redevable à Jeanne d’Arc. Histoire et dictionnaire publié dans la collection Bouquins de chez Robert Laffont. Philippe Contamine, Olivier Bouzy et Xavier Hélary en ont été les maîtres d’œuvre.