En lisant l’excellente revue savante canadienne Critère, je tombe sur ceci (a), qu’on me permettra de trouver réjouissant : « On constate, suivant les travaux de Piaget, que la genèse des concepts moraux de l’enfant subit un ordre chronologique et que cette genèse peut être affectée par des variables biologiques et socio-culturelles […]. Des travaux psychologiques et psychanalytiques indiquent la genèse du concept d’autorité chez l’enfant et l’adolescent : leur attitude en face de l’autorité incarnée ou exigée par l’ordre social ou la loi en est directement tributaire. Pour ne citer qu’un exemple anecdotique, David Riesman notait que le rejet d’autorité des jeunes contestataires des années 70 est le fait de ceux qui furent levés du berceau dès qu’ils commençaient de pleurer… Ils ne peuvent donc tolérer aucune frustration, accepter aucun délai pour obtenir satisfaction. » 1
Une consolation éphémère
Bonnes gens, qui dans les périodiques à la mode nous fatiguez d’analyses filandreuses sur les fondements métaphysiques de la contestation, que n’appliquez-vous plutôt la règle d’or du subtil M. Disymède : chercher d’abord les faits et philosopher après. La Nausée de Sartre et les pamphlets de Marcuse 2 sont sûrement très éloquents. Mais enfin, ils expriment d’abord une circonstance historique très antérieure à leur explosion dans le ciel serein de la littérature bourgeoise : à savoir que quand le petit Jean-Paul braillait dans son berceau vers les années 1905, sa maman, au lieu de le laisser faire virilement sa voix, s’empressait de le prendre dans ses bras pour le consoler.
Voilà pourquoi, soixante-cinq ans plus tard, on peut voir un prix Nobel de littérature vendre dans la rue l’Idiot international 3 . On me laissa, quant à moi, brailler tout mon saoul. Voilà pourquoi, sans doute, j’écris ces lignes.
Je ne sais si la découverte de David Riesman a été attestée par d’autres chercheurs. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est conforme à tout ce que l’on sait par ailleurs de la naissance du réflexe conditionné, de la formation précoce et indélébile des structures mentales et de l’apparition programmée des concepts chez l’enfant.
Le cerveau du nouveau-né n’est pas un cerveau d’adulte dans lequel il n’y aurait rien. D’abord parce qu’il y a déjà quelque chose en lui, même du point de vue strictement psychique : des expériences faites par les élèves du professeur Jouvet à Lyon montrent que le nouveau-né et même le fœtus à terme rêvent. Ensuite, parce que ce cerveau ne fonctionne que dans la mesure où cela est nécessaire à un corps de nouveau-né.
Il faut ici se référer à Piaget (b) et à sa classification des types successifs d’activité psychique chez l’enfant : sensorimotrice jusqu’à dix-huit mois, préopératrice à deux ans, intuitive à quatre, et ainsi de suite.
La notion de nombre, par exemple, ne peut en aucune façon pénétrer dans la pensée d’un bébé de deux ans (c). Non pas tant parce que c’est une idée « difficile » que parce que les conditions physiologiques de la numération sont apparemment absentes du cerveau à ce stade de la vie. Si le cerveau est un ordinateur, disons que sa mise en marche se fait secteur par secteur, selon le programme de la croissance, à mesure que le corps, en grandissant, requiert le fonctionnement d’un secteur, puis d’un autre. L’ordre de mise en marche est d’ailleurs celui de la paléontologie qu’il récapitule, selon la formule fameuse 4 : c’est-à-dire que le psychisme du nouveau-né traverse en quelques dizaines de mois et dans le même ordre tous les niveaux traversés au cours des millions d’années par nos ancêtres animaux.
Quand les théologiens fixaient l’« âge de raison » à sept ans, ils anticipaient sur les constats de Piaget qui date à cet âge les premières opérations « concrètes » (dans sa terminologie) , c’est-à-dire la classification, la sériation, bref l’intelligence abstraite.
Apprendre à crier
Penchons-nous maintenant (avec respect, car il aura le Nobel et les éditoriaux de l’Idiot international) sur le berceau du petit Jean-Paul en train de faire vaillamment son devoir de nouveau-né, c’est-à-dire de brailler. A ce moment (voir Piaget), il ne réagit qu’à quelques stimulus très simples : faim, pas faim, soif, pas soif, chaud, froid, mouvement, immobilité. Ses réactions aussi sont simples : il dort ou non, et quand il veille ou bien il se tait, ou bien il braille.
Très vite, et ce sera même sa première acquisition, il remarquera que l’un de ses comportements (les cris) peut modifier l’environnement qu’il subit, provoquer l’apparition d’un stimulus, ou, au contraire, l’éloigner. Ou plutôt, il ne « remarque » rien, car ce n’est pas encore de son âge, mais une relation s’établit chez lui, par conditionnement, entre ses cris et les modifications ambiantes : quand je crie, la faim (ou l’immobilité) disparaît : j’apprends donc à crier pour modifier l’environnement, exactement comme j’apprends à me servir de ma main pour prendre.
Mais le deuxième enseignement est normalement celui-ci : quand je crie, parfois, il ne se passe rien. Plus tard, quand je serai grand, je comprendrai pourquoi : c’est que ma maman ne cédait pas à mon caprice de crier pour me faire prendre. Je ne comprends pas encore, mais j’apprends quelque chose de capital : c’est qu’il ne suffit pas de crier pour automatiquement changer les choses. Certains changements sont à attendre non des autres, mais de moi.
Un demi-siècle se passe, et le petit Jean-Paul n’est pas encore revenu de sa funeste et précoce erreur : il persiste à croire qu’il suffit de changer la société pour faire le bonheur des gens.
Eh bien ! tant mieux, tant mieux : cela nous fait de la belle littérature. Mais de là à prendre au sérieux ce touchant souvenir d’enfance…
Aimé MICHEL
(a) Critère, revue publiée par un groupe de professeurs du collège Ahuntsic (Université de Montréal), 9155, rue Saint-Hubert, Montréal 353e : Ordre social, socialisation et criminalité, par Denis Szabo, directeur du Centre international de criminologie comparée (p. 118 et suivantes).
(b) Jean Piaget : La Naissance de l’intelligence chez l’enfant (Delachaux et Niestlé).
(c) Il y a des exceptions, mais rarissimes et tenues pour prodigieuses. Le petit Heinrick Heineckein, né à Lubeck en 1721, parlait à 10 mois, étudiait à 15 mois, apprenait le latin à 2 ans… et mourait à 4 ans et demi (cf. Robert Tocquet : Les Hommes phénomènes. Productions de Paris, Paris, 1961) 5.
(*) Chronique n° 55 parue initialement dans France Catholique – N° 1294 – 1er octobre 1971.
Les notes de (1) à (5) sont de Jean-Pierre Rospars
- Sur les enfants Spock, voir la chronique n° 61, La « méthode globale » mise en question, parue ici le 22 mars 2010.
- Sur Marcuse voir les chroniques n° 9, L’hormone de la contestation (parue ici le 24 août 2009), n° 28, Le sexe et la société apaisée (14 septembre 2009), n° 29, Le salut par Eros (21 septembre 2009) et n° 37, L’antipsychiatre et la boutonnière (8 février 2010), toutes écrites entre novembre 1970 et juin 1971.
Sur le subtil M. Disymède, voir la note 4 de la chronique n° 48, Les casseurs de Babylone, parue ici le 7 juillet 2010.
- L’Idiot international est un journal pamphlétaire fondé par Jean-Edern Hallier en décembre 1969 et financé par Sylvina Boissonnas, mécène des mouvements gauchistes. Il est patronné au début par Simone de Beauvoir mais elle s’en sépare en mai 1971 à cause de la personnalité fantasque d’Hallier. Le journal cesse de paraître en 1972. Il est relancé en 1989. La même année L’Idiot et son directeur sont condamnés pour diffamation à verser de forts dommages et intérêts à Jack Lang et son épouse, Christian Bourgeois (éditeur de Salman Rushdie), Georges Kiejman et Bernard Tapie. En 1991, suite à la plainte de plusieurs associations antiracistes, Hallier est à nouveau condamné pour « provocation à la haine raciale » envers les Juifs. En mai 1993, Jean-Paul Cruse, ancien de la Gauche prolétarienne et militant d’un Collectif communiste, signe dans L’Idiot un appel « Vers un front national » visant à regrouper « Pasqua, Chevènement, les communistes et les ultra-nationalistes », « contre la balkanisation du monde (…) sous les ordres de Wall Street, du sionisme international, de la bourse de Francfort et des nains de Tokyo ». Le journal disparaît en 1994.
- Cette formule frappante « L’ontogenèse récapitule la phylogenèse » a été formulée en 1866 par Ernst Hackel (1834-1919), célèbre biologiste et philosophe allemand, libre penseur et vulgarisateur enthousiaste des idées de Charles Darwin. Selon cette « loi biogénétique fondamentale » l’histoire de la formation de l’individu (ontogenèse) serait une brève récapitulation de l’histoire de l’espèce à laquelle l’individu appartient (phylogenèse). Ainsi lors de son développement l’embryon de mammifère passerait successivement par des stades correspondants aux poissons (avec des fentes branchiales), aux batraciens puis aux reptiles, c’est-à-dire par les formes successives de l’évolution des Vertébrés. Cette conception de la récapitulation est aujourd’hui abandonnée et remplacée par celle-ci : les stades ontogénétiques précoces d’organismes phylogénétiquement apparentés se ressemblent plus que les formes adultes ultérieures. En effet, ce ne sont pas les stades adultes mais les stades embryonnaires d’ancêtres phylogénétiques qui se répètent dans les formes récentes, aucun stade de développement ontogénétique n’ayant jamais constitué le stade final d’une forme ancestrale. On y voit l’expression d’un programme génétique dont l’essentiel est conservé au cours de l’évolution en raison la difficulté de modifier les stades précoces du développement embryonnaire, de sorte que les modifications portent exclusivement sur ses étapes terminales. Les embryons ne passent que par les « stades évolutifs » qui sont nécessaires à l’apparition des organes. Par exemple, chez l’homme, la première paire de fentes branchiales, bien visibles chez l’embryon, produit la cavité de l’oreille moyenne ainsi que la trompe d’Eustache de chaque côté du corps, la deuxième paire donne les amygdales, la troisième le thymus et la quatrième les parathyroïdes. Sur ce sujet, voir par exemple la présentation du Service « BioMédia » de l’Université Paris VI sur « La classification du vivant » et la section 11.1.4 « Développement embryonnaire » du traité Biologie et physiologie animales: Bases moléculaires, cellulaires, anatomiques et fonctionnelles, par Rüdiger Wehner et Walter Gehring, trad. française de la 23e édition allemande par Christiane Meyer, révision scientifique par Raymond Kirsch, De Boeck Université, Paris, Bruxelles, 1999, pp. 573-575.
- Dans son livre cité par Aimé Michel, Robert Tocquet donne une trentaine d’autres exemples d’enfants précoces dont Pic de la Mirandole, Mozart, Haendel, Beethoven, Lagrange, Ampère, Kelvin et, plus près de nous, Minou Drouet dont l’œuvre poétique donna lieu à d’ardentes polémiques. Voici le passage consacré au cas extraordinaire du petit Heinecken : « Heinrich Heinecken, qui naquit à Lübeck le 6 février 1721, ne vécut que quatre ans et demi. Mais, à l’âge de dix mois, il connaissait par leur nom tous les objets de son entourage. A quinze mois, cet extraordinaire prodige commença l’étude de l’histoire et, vers deux ans, celle du latin et du français. “Au début de sa quatrième année, rapporte son précepteur, il fit un voyage en Danemark, où il fut admiré de toute la cour, car il avait acquis une connaissance si exacte de l’histoire ancienne ou moderne et de la géographie qu’il répondait pertinemment aux questions qu’on lui faisait. Il parlait, outre l’allemand, le latin et le français avec assez de facilité et était fort avancé dans la connaissance de la généalogie des principales maisons de l’Europe. Il savait écrire.ˮ Détail assez curieux, il refusa toujours de s’alimenter normalement, et ne prit jusqu’à sa mort que le lait de sa nourrice. » (p. 109).
Un autre exemple de précocité prodigieuse est celui du grand mathématicien Carl Gauss. Un jour il observait son père en train de calculer le salaire des laboureurs. Soudain, il l’interrompit : « Papa, le compte n’est pas juste, il faudrait… » et lui donne le bon chiffre. Gauss avait alors deux ans. Personne ne lui avait enseigné l’arithmétique. Il déclara plus tard qu’il savait compter avant de savoir parler. (Rémy Chauvin, Les surdoués, Stock, Paris, 1975, p. 126).
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Quand le virtuel se rebelle contre le réel, l’irrationnel détruit l’humanité
- LE REFUS DE L’IDOLE
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- La paternité-maternité spirituelle en vie monastique est-elle menacée en Occident ?