8 NOVEMBRE
Jean-Luc Marion, élu à l’Académie française, au fauteuil du cardinal Lustiger, c’est une des plus heureuses nouvelles que je pouvais apprendre. J’espérais depuis plusieurs semaines que les académiciens feraient le choix le plus cohérent, si toutefois ils prenaient en considération l’héritage de l’ancien archevêque de Paris. Mais il y avait en même temps l’importance de l’œuvre d’un penseur éminent, dont la présence honorerait le Quai Conti. Corine, l’épouse de Jean-Luc, m’avait prévenu la veille qu’en cas d’élection de son mari, il y aurait une réception chez Grasset, l’un de ses éditeurs. J’attendais, jeudi, le coup de téléphone qui me préviendrait pour partir rue des Saint-Pères. Ce fut plus rapide qu’attendu, car notre philosophe fut élu dès les premiers tours avec la moitié des suffrages.
Voilà longtemps que je n’avais pas été chez Grasset, maison qui évoque pour moi pas mal de souvenirs. Il me semble même que c’est là que je vis pour la première fois notre nouvel académicien venu signer son contrat pour L’idole et la distance. Je vérifie la date : 1977. À ce moment je ne le connaissais donc pas encore personnellement. C’est probablement vers 1980 que nous nous rencontrâmes. Nous avions quelques points de repère commun, en premier lieu Maurice Clavel, dont Jean-Luc était très proche, les « nouveaux philosophes » dont il se sentait solidaire parce qu’il avait été condisciple de Bernard-Henri Lévy, Philippe Némo et quelques autres. Aujourd’hui, on observe avec des sentiments mêlés cet épisode de la vie intellectuelle. Mais il eut un rôle libérateur sur le moment, en permettant des aventures et des itinéraires assez improbables sous la dictature intellectuelle marxienne qui précédait. Je pense à Guy Lardreau, qui vient de disparaître, et à son ami Christian Jambet, auteurs d’un essai étrange, voire scandaleux, intitulé L’Ange et qui marquait la fin de la Révolution classique pour revenir à la figure d’une métanoïa radicale en prenant comme modèles les anachorètes du début du christianisme. Je revois Clavel, hilare, me disant ; « Vous avez vu l’Ange ! Le plus réjouissant est de voir comment cela les emm… », « les » désignait le monde de l’intelligentsia, rebelle à toute spiritualité et figée dans un refus buté du christianisme.
Jean-Luc Marion a pu faire alors entendre sa voix singulière. Lui, venait de Montmartre et du centre Richelieu. Maxime Charles et Jean-Marie Lustiger avaient été ses initiateurs spirituels. Il avait vécu aussi autour de Lubac, Daniélou (essentiel !), Bouyer, Balthazar, Le Guillou, l’aventure de la revue Communio, avec ses amis Rémi Brague, Jean Duchesne, Jean-Robert Armogathe et d’autres, dont les visages amicaux me reviennent progressivement en tête. C’est avec L’idole et la distance, précisément, qu’il s’affirmait, opérant la jonction entre sa formation normalienne et sa culture chrétienne. Il s’insérait dans une problématique très contemporaine pour retrouver une tradition plus profonde. Depuis lors, toute une somme de livres est venu déployer les premières intuitions, jusqu’au dernier paru, dont j’ai commencé la lecture et qui me ravit intellectuellement. Il concerne, en effet, saint Augustin, étudié sous l’aspect qui le définit le mieux : la Confession. Le livre est tissé de citations d’Augustin en latin, suivies aussitôt de leur traduction française par le soin de l’auteur. Cette fidélité aux textes est significative d’une empathie qui est garante de l’interprétation générale. Celle-ci me convainc tout à fait et me ramène à ma première lecture des Confessions, un événement mémorable dans ma vie.
Heureusement, j’étais complètement naïf, disposant d’ailleurs d’une traduction très littéraire, dont je goûtais le charme. Ce n’est que plusieurs années plus tard que je me mettrais au gros ouvrage d’Etienne Gilson sur l’augustinisme. Jean-Luc Marion, près d’un demi-siècle plus tard, justifie ma naïveté, en montrant que c’est la confession qu’il s’agit de comprendre pour ce qu’elle est, sans que s’interpose une structure métaphysique et même théologique. Pour Augustin, il ne s’agit pas tant de parler de Dieu, que de parler à Dieu, soit dans l’aveu des fautes, soit surtout dans la louange. Bien sûr, une telle naïveté débouche sur de grandes questions, ne serait-ce que celle de cette étonnante relation d’une personne à Dieu : « En tant que tel, l’homme n’a d’autre essence ni définition que sa référence à Dieu, que son statut d’image renvoyée à la ressemblance de Dieu ».
Cet ouvrage reprend en fait, tout l’itinéraire intellectuel de Jean-Luc Marion qui s’en trouve ainsi justifié, conformément à sa démarche non pas métaphysique mais phénoménologique. Je ne veux pas reprendre ici le grand débat ouvert à ce propos, surtout autour de Dieu sans l’être, sauf pour dire que la voie de Jean-Luc Marion est libre et légitime et que cette superbe étude sur saint Augustin la met en pleine lumière. J’espère pouvoir en reparler plus tard (Jean-Luc Marion, Au lieu de Soi. L’approche de saint Augustin. Coll. Epiméthée, PUF).
12 NOVEMBRE
Petit retour en arrière. Ce que dit Jean-Luc Marion des Confessions, se rapporte aussi, sous son rapport à elle, à celles de Sœur Emmanuelle. Bien sûr, le récit biographique circonstancié y est prédominant, plus que chez saint Augustin, mais il y a aussi confession des fautes et louanges : « Je veux achever ces confessions par ce que bientôt j’accomplirai éternellement : une action de grâce. Le jour de ma première communion, une alliance a été scellée entre Jésus et la petite Madeleine. Depuis près de 90 ans, rares ont été les jours où mon cœur n’a pas palpité de ce mouvement d’amour qu’est la messe, l’eucharistie, la communion dans l’action de grâce. C’est d’ailleurs le sens, en grec, du mot « eucharistie » : rendre grâce ou, plus simplement, remercier. » Et la suite : « Je dis merci à Dieu, en faisant la rétrospective de ma vie. Dans la prière, je mesure la joie d’avoir pu contempler les victoires de l’amour et de la justice déjà acquises sur les forces de la mort. » Magnifique ! Et comme chez l’évêque d’Hippone, tout est porté par la prière.
Autre parenté qui ne trompe pas. Le désir de la vie bienheureuse comme celui de l’amante attirée invinciblement vers le plus grand amour.