Jean Le Cour Grandmaison : ses maîtres à penser - France Catholique
Edit Template
Funérailles catholiques : un temps de conversion
Edit Template

Jean Le Cour Grandmaison : ses maîtres à penser

Copier le lien

Les « doctrinaires »

Jean Le Cour Grandmaison ne se veut pas un intellectuel. Il aurait très bien pu écrire des ouvrages car il a la plume alerte et l’imagination fertile comme le montrent d’innombrables articles et chroniques. Il aime écrire. Mais il est trop doctrinaire pour ce qu’il a de simple et trop simple pour ce qu’il a de doctrinaire. Son intention est en effet pédagogique. Il connaît son public, ses paroissiens. Il n’est pourtant pas un catéchiste. Il peut parfois avoir un côté prêcheur. Il a surtout le sens de la tradition vivante de l’Eglise comme il l’exprime en reprenant Newman qui l’a beaucoup marqué, sans doute parce que son père était plus tourné vers l’Angleterre et ce courant d’idées dit « mouvement d’Oxford », et que, officier de marine, et même à travers l’anglophobie prêtée à ce milieu, les traditions britanniques demeurent la référence.

Si Jean Le Cour Grandmaison veut faire simple, c’est qu’il a une conscience très vive que les paroles des Papes restent trop souvent lettre morte. Elles sont révélées dans un vocabulaire inhabituel pour le commun des mortels, quand même elles l’atteignent. Jean Le Cour jusqu’à l’excès se voudra le commentateur des discours et encycliques qui émanent du magistère. Il s’étonne qu’on n’en fasse pas une compilation (c’est pourquoi il appréciera tant plus tard les ouvrages de Jean Daujat), car elles forment selon lui une doctrine. Le mot est lancé, en ce sens en effet Jean Le Cour Grandmaison est au bon sens du terme un « doctrinaire ». Selon lui il est possible aux catholiques de tenir le rôle politique de « juste milieu » qu’ont tenu les « doctrinaires » de la Restauration pour le libéralisme.

Jean Le Cour sera toute sa vie étonné, souvent irrité, parfois scandalisé, que les catholiques, ses contemporains, s’ils connaissent peut-être encore leur catéchisme, soient si ignorants de la « doctrine catholique ». A peine sur les bancs du lycée ou de l’université, ils succombent soit au libéralisme soit au marxisme, se rangent à droite ou à gauche, alors qu’ils possèdent tout ce qu’il faut pour combattre les uns et les autres et proposer des solutions originales qui ne doivent ni à l’un ni à l’autre.

On lui a objecté que l’Eglise n’avait pas la réponse à tout et même qu’elle n’était « mère et maîtresse » (Mater et Magistra, l’encyclique de S. Jean XXIII de 1961) qu’en matière de dogme ou de morale. Sur la majorité des sujets de société, même si elle se voulait encore au Concile et sous Paul VI, « experte en humanité », ce qu’elle avait à dire n’avait qu’une autorité relative, voire contestable ! Même en matière sociale, on a rejeté le terme de « doctrine » pour privilégier celui d’ « enseignement ». Paul VI avait acquiescé. S. Jean-Paul II a repris le vocabulaire de la « doctrine ».

Le débat portait sur « la doctrine sociale », c’est-à-dire au départ la condition des ouvriers, puis l’organisation du travail, et bientôt l’économie, la finance, l’endettement etc. A vouloir s’étendre, le débat s’est approfondi au sein même des instances ecclésiastiques : l’école d’Angers contre l’école de Liège ou de Fribourg.

Sur ces sujets comme sur d’autres, les juristes l’emportaient sur les économistes. Certes l’économie politique était une discipline encore récente. Il faut sans doute faire remonter une approche catholique de l’économie – ou une version économique catholique – d’Henri Guitton, frère du philosophe Jean Guitton. Si tous deux écrivaient après 1945 dans « la France catholique », le second y était évidemment plus régulier. Le premier avait pourtant su présenter clairement les enjeux du débat sur le « catholicisme social » (sur lequel il publia une étude dès 1945). Honnêtement, Jean Le Cour Grandmaison, était plus intéressé à ce dernier qu’au philosophe de « la force tranquille ». Les professeurs André Piettre puis Jean-Marie Lecaillon poursuivront le commentaire de l’économie sociale à « la France catholique ».
L’économie politique le passionnait. Officier de marine, il avait l’esprit pratique ; canonnier, le calcul mathématique ne le rebutait pas. Il se lança dans des études statistiques poussées sur la crise agricole qui précéda la grande crise de 1929. En 1939, ses fonctions l’amenaient à suivre l’évolution du trafic maritime, par exemple les sources d’approvisionnement de l’Allemagne, pour le compte de l’Etat- major de la marine.

Jean Le Cour Grandmaison est un esprit logique. Une proie dira-t-on pour le thomisme qui triomphait alors, qui l’attira vers les dominicains les plus rigoureux, les plus méthodiques, et lui conserva une grande fidélité à l’égard de Jacques Maritain.

Le droit et l’économie politique chez lui ne s’opposent pas mais se rejoignent. Ce qui en fera un excellent législateur à la Chambre des députés, expérience qu’il poursuivra sous Vichy. Quoique l’on ait pu penser ou écrire, ce n’est pas par « pétainisme » qu’il aurait éventuellement accepté d’entrer dans un cabinet ministériel à Vichy ou qu’il fut un membre actif du Conseil national, instance consultative, ou qu’il fit partie des rédacteurs de la nouvelle constitution de l’Etat français aux termes du vote du 10 juillet 1940.

Il n’y a pas chez lui d’attachement sentimental à une personne, pas même de motivation d’ancien combattant, ni de solidarité marine, qu’il n’a jamais transposée au plan politique où s’était inscrit son condisciple Darlan. Il n’a pas plus participé d’un esprit « Action française », pas plus en 1940 – où l’influence à Vichy de Maurras a été surestimée – qu’en 1926. Comme quelques rares autres esprits désintéressés (un Georges Pernot par exemple pour la famille, ancien ministre, catholique républicain), Jean Le Cour Grandmaison a cru faire œuvre utile « juridiquement ».

Mais de quel droit parle-t-on ? Jean Le Cour Grandmaison est pris au piège de ce que l’on a appelé avec Joseph-Barthélemy « la crise du constitutionnalisme libéral » (Frédéric Saulnier). Même s’il n’y a pas fait ses études, Jean Le Cour Grandmaison est marqué par l’esprit des juristes catholiques de la faculté d’Angers : depuis 1919 sa carrière politique s’est toujours déroulée en parallèle avec celle de son oncle maternel, Charles François Saint-Maur, fils d’un bâtonnier légitimiste de Pau, lui-même professeur de droit depuis 1899, où il est le collègue et l’ami de René Bazin, Joachim Le Plessis de Grenédan (entré à la Trappe en 1944) et Marcel La Bigne de Villeneuve (le père de celui du même nom qui enverra une « lettre aux constituants » en 1941). A Paris, l’ancien collègue de son père, le sénateur du Morbihan, Gustave de Lamarzelle, professeur de droit à l’Institut catholique, assure la présidence du « Congrès des jurisconsultes catholiques », qui publie « la Revue catholique des institutions et du droit » fondée en 1872 par le légitimiste Lucien Brun (1822-1898), et dont Joseph Lucien-Brun est le directeur à Lyon. En Novembre-décembre 1922, Jean Le Cour y publie à sa demande une longue étude sur la nationalisation de la marine marchande, spécialité de famille ! C’est la même génération et le même milieu qu’il rencontre avec son collègue parlementaire et vice-président de la F.N.C., Henri-Constant Groussau, des facultés catholiques de Lille, formé à la défense religieuse face à la loi de séparation.

Il est donc moins familier avec l’autre école juridique française, catholique républicaine, qui a cherché une synthèse entre thomisme et libéralisme notamment à Toulouse avec le doyen Maurice Hauriou, « spiritualiste réaliste » selon son disciple Georges Gurvitch. Hauriou est l’ami du philosophe catholique spécialiste de Bergson et gendre du philosophe catholique de « l’Action », Maurice Blondel, Jacques Chevalier qui sera ministre de l’instruction publique en 1941. Le ministre de la Justice de 1941 à 1943, chargé des premiers travaux sur la constitution, n’est autre que le professeur Joseph-Barthélemy, disciple de Hauriou à Toulouse, député du Gers de 1919 à 1928. On aura tout dit quand on aura ajouté que la théorie de « l’institution », fortement inspirée de thomisme, contre l’individualisme du « contrat social », mais aussi contre la notion allemande d’Etat ethnique ou racial, sera également défendue par un autre catholique républicain, à Nancy, le professeur George Renard, qui était entré chez les Dominicains du Saulchoir en 1932. Dans cette dernière école, plus proche de la démocratie chrétienne (Pierre-Henri Teitgen et François de Menthon sont aussi à Nancy), s’inscrivent les premiers théoriciens d’un droit international catholique auquel reste attaché les noms des R.P. Thomas Délos, dominicain, et Yves de la Brière, jésuite, mais aussi les inventeurs du droit européen comme Paul Reuter, également élève de Renard à Nancy, et qui, lui, fut pendant la Seconde Guerre mondiale à l’école d’Uriage.

L’influence d’Hauriou sous la « monarchie républicaine » de la Ve République se perpétuera à travers son plus jeune élève à Toulouse, le doyen Georges Vedel (1910-2002), membre du Conseil Constitutionnel (1980-1989), élu à l’Académie française en 1998. Ve République qui ne manqua pas de juristes entre René Capitant et Michel Debré, Jean Foyer et Marcel Prélot, tous marqués par l’enseignement d’Hauriou.

Même si Jean Le Cour Grandmaison n’était pas familier des écoles de droit, lui qui avait acquis son expérience juridique sur le tas, au Parlement, mais aussi à la société générale d’éducation et d’enseignement, conseil juridique des œuvres catholiques en général (après la mort du sénateur Lamarzelle, il en fut le vice-président de 1929 à 1939), il baignait naturellement dans ce milieu dont on peut admirer aujourd’hui la richesse et la vitalité.


INDEX

Du Plessis de Grenédan (Joachim) 1870-1951, professeur d’économie politique à Angers. Sa biographie, « Chemins de la grâce », par Tony Catta et Jacques d’Avigneau, éditions de Bellefontaine, 2008.

Bazin (René), 1853-1932, professeur de droit criminel à la Faculté catholique d’Angers de 1882-1919, élu à l’Académie française en 1903, romancier.

De La Bigne de Villeneuve
(Marcel) 1850- 1935 ; son fils du même nom 1889-1958 avait envoyé au Conseil National de Vichy une « lettre aux constituants » 1941.

François Saint-Maur (Charles), 1869 -1949, sénateur de Loire-inférieure de 1920 à 1940, professeur d’économie et de droit à Angers, 1899-1919, vice-président de la Fédération nationale catholique de 1929 à 1944.

Daujat (Jean) 1906-1998, fondateur du centre d’études religieuses, auteur de « mémoires » en 2 volumes, Téqui.

Hauriou (Maurice) 1856- 1929, grand constitutionnaliste toulousain ; contre le « fédéraliste intégral » du doyen de Bordeaux, Léon Duguit, mais aussi contre l’Etat-nation totalitaire, il inventa la théorie de « l’Institution ». « La pensée du doyen Hauriou à l’épreuve du temps. Quels héritages ? », PUF Aix-Marseille, 2015

Renard (Georges) 1876 – 1943, sa notice biographique par Tangi Cavalin, dans le « dictionnaire biographique des frères prêcheurs », 2016. « L’Institution. Fondement d’une rénovation de l’ordre social », Flammarion, 1933.

Délos (Joseph-Thomas) o.p. 1891-1974 professeur de droit international à la faculté catholique de Lille de 1924 à 1937, intervenant annuel des semaines sociales de France. Le R.P.Délos, qui avait soutenu sa thèse sur « la société internationale et les principes du droit public » en 1929 sous la direction de

Le Fur (Louis ) (1870-1943), vit dans « la théorie de l’Institution la solution réaliste du problème de la personnalité morale et le droit à fondement objectif », Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, 1931.
Enseignant de 1940 à 1942 à l’université Laval de Québec avant de rejoindre de Menthon au Comité Français de Libération Nationale à Alger en 1943, il fut conseiller à l’ambassade de France près le Saint-Siège de 1946 à 1959. « Une pensée de la plénitude à l’épreuve de la modernité », Bénédicte Renaud-Boulesteix, Ehess, 2016 .

Barthélemy (Joseph) 1875-1945, ses mémoires de « ministre de la Justice 1941-1943 », Pygmalion, 1989. Frédéric Saulnier, « Joseph-Barthélemy. La crise du constitutionnalisme libéral sous la IIIe République », LGDJ, 2004

Reuter (Paul), 1911-1990, « le plan Schuman de Paul Reuter. Entre communauté nationale et fédération européenne », Antonin Cohen, Revue française de science politique, 1998/5.

Groussau (Henri-Constant) 1851-1936, professeur de droit à la faculté catholique de Lille, député du Nord de 1902 à 1936, vice-président de la F.N.C. de 1925 à 1936.

Pernot (Georges) 1879-1962, député du Doubs de 1924 à 1936, quatre fois ministre entre 1929 et 1940, conseiller national en 1941, sénateur de 1936 à 1940 puis membre du Conseil de la République sous la IVe République de 1948 à 1959.

Guitton (Henri) 1904-1992, professeur d’économie politique
Références bibliographiques :

Revue française d’histoire des idées politiques, « Juristes catholiques 1880-1940 », 2008/2, n°28 et notamment, Julien Barroche, « Maurice Hauriou, juriste catholique ou libéral ? »

Yves Palau, « les convictions juridiques, un enjeu pour les transformations doctrinales du catholicisme social entre les deux guerres »

Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, Vincent Bernaudeau, « les enseignants de la faculté libre de droit d’Angers. Entre culture savante et engagement militant », 2011/1, n°29

Michel Bouvier, « l’Etat sans politique », LGDJ, 1986

« Les « chrétiens modérés » en France et en Europe 1870-1960 » Septentrion, 2013, articles sur Georges Pernot (Jean Vavasseur-Desperriers) et Henri-Constant Groussau (Bernard Ménager).

Michèle Cointet, « Le Conseil National de Vichy. Vie politique et réforme de l’Etat en régime autoritaire (1940-1944) », Aux Amateurs de Livres, 1989.


Parutions en Mars 2018

Neuf textes de Dominique Decherf concernant son travail sur Jean Le Cour Grandmaison seront publiés ici en avant-première d’ici mars 2018. Ce ne sont pas des « bonnes feuilles » de la future biographie de refondateur de La France Catholique, mais des petits résumés transversaux avec des notices qui ne sont pas destinées à figurer dans le corps du livre qu’on a voulu ainsi alléger.

Pour nous aider dans cette entreprise éditoriale, nous vous invitons à payer par avance les livres à paraître.

Dominique Decherf (à paraître en mars 2018) :

« Ponce-Pilate mon frère » 10,00 €. x . . . . . . exemplaire(s) = . . . . . . e

« Catholique avant tout, Jean Le Cour Grandmaison (1883-1974) » 20,00 €. x . . . . . . exemplaire(s) = . . . . . . e

Emmanuel Chaunu (à paraître en mars 2018) : « 68. 68 dessins sur mai 68 » 6,80 €. x . . . . . . exemplaire(s) = . . . . . . e

Total librairie (chèque joint à l’ordre de SPFC-ACIP, 60, rue de Fontenay 92350 Le Plessis-Robinson) = . . . . . . . . . . . e

Ajoutez SVP 8 euros forfaitaires (en tout) pour participation aux frais de port