Parlant du « journal » du père Lebret entre 1952 et 1958, Denis Pelletier le situe à mi-chemin de ses « convictions traditionnelles » et de « leur dépassement par l’expérience » :
« On ne trouvera pas dans le journal du père Lebret la trace d’un dégagement complet à l’endroit des conceptions traditionnelles du christianisme héritées de son enracinement catholique social, mais plutôt l’acuité d’un regard qui, par son ouverture à l’étrangeté du monde qu’il découvre, en vient à chanceler dans ses convictions intimes. »
Ce propos, sauf à le tempérer pour ce qui concerne sa finale, autant pour Lebret lui-même – pourrait s’appliquer à Jean Le Cour, ce qui ne doit pas nous étonner puisqu’outre son parcours d’officier de marine (de 1916 à 1923) puis le corporatisme des premières années de Vichy, Lebret découvre le Sénégal en 1952 et Haïti en 1956. Outre l’Extrême-Orient, Le Cour ne cessera de relater sa propre « expérience » au Harrar en 1903, au Maroc en 1906 et à Haïti en 1914. Il lui manque l’expérience de l’Amérique latine qui fut le terreau sur lequel Lebret développa une théorie du développement qui allait en effet plus loin que sans doute Le Cour pouvait imaginer.
Dans le propos de Denis Pelletier en revanche, on ne voit pas en quoi le « catholicisme intransigeant » et l’ «enracinement catholique social » – quatre mentions sur une seule page – peuvent constituer un obstacle à sa compréhension du « tiers-monde ». Bien au contraire.
Il reste que cette famille d’esprit avait en effet un problème à résoudre qui était de concilier la civilisation chrétienne avec les civilisations lointaines avec lesquelles la mission précisément la mettait en relation. Problème à la fois philosophique et théologique mais problème historique et politique dans les années d’après-guerre marquées par la naissance du tiers-monde (conférence de Bandoung 1955) et la décolonisation.
Mgr Chappoulie, secrétaire de l’Episcopat avant-guerre, interlocuteur désigné des relations de l’Eglise avec les autorités de Vichy, puis évêque d’Angers, avait particulièrement avancé la réflexion sur « l’inculturation » dès les semaines sociales de Lyon consacrée aux problèmes coloniaux (19-24 juillet 1948) puis la semaine du Centre Catholique des Intellectuels sur le thème « l’Eglise et les Civilisations » (novembre 1955) introduit par Jean Daniélou. Mgr Chappoulie décédera accidentellement lors d’un voyage en Côte d’Ivoire en janvier 1959.
Jean Le Cour écrira que c’était précisément le sens de la tenue d’un concile œcuménique : « Montrer l’universalité de l’Eglise. L’Eglise n’est pas l’Occident. Il n’y a pas une civilisation chrétienne, mais d’autres formes de civilisation peuvent être conformes à l’Evangile. L’Eglise n’est étrangère nulle part ». Certes, concède-t-il, pour nous c’est difficile car cela correspond à une longue histoire. Mais il répond en deux points : un, « on ne nous demande pas d’y renoncer » ; deux, « d’autres n’ont pas à la faire leur » (n°790, 19 janvier 1962). Dans les termes de Denis Pelletier ci-dessus, on mesure le chemin parcouru ou, comme il dit, l’aboutissement d’un parcours spirituel.
On peut ici en marquer quelques étapes :
La première, c’est dès 1938 dans « France-monde catholique » son rejet du racisme. Il est constant chez lui, en 1954 par exemple où il se réfère à la communication du R.P. Congar à l’UNESCO sur « L’Eglise devant la question raciale ». Pour l’anecdote, il rappellera le souvenir d’une vieille servante noire-américaine, née vers 1810/20, une ancienne esclave de Virginie passée au service de diplomates français aux Etats-Unis qui l’avaient amenée en France et qui fut ensuite employée par la famille de ses grands-parents maternels François Saint-Maur chez lesquels elle avait terminé sa vie.
La seconde est dans la ligne du cardinal Lavigerie la reconnaissance des « traditions ». Il avoue ne pas connaître assez « l’âme noire » pour pouvoir en tirer des conclusions sur les problèmes de l’heure. Il ne s’est jamais rendu en Afrique noire (sauf la brève incursion de 1903 au Harrar), mais il est très attentif aux missions africaines lesquelles sont néanmoins fort divisées à l’époque. « France catholique » donnera la parole entre autres au R.P. Placide Tempels, auteur d’un ouvrage sur la « philosophie bantoue » publié en 1949 et qui a fait date à l’époque.
A travers ce respect des traditions qui semble valoir pour l’ensemble des civilisations lointaines, il y a l’analyse que la laïcisation d’une « intelligentzia » que les autorités coloniales françaises républicaines ont souvent encouragée – au détriment d’ailleurs des missions – avait ouvert un champ illimité au communisme international. Citons ici un éditorial exceptionnel daté du 30 septembre 1955 (quelques semaines après la réunion du CCIF). Sous le titre « les mesures inopérantes », Jean Le Cour écrit ceci:
« Quelles qu’aient été nos intentions – louables ou blâmables – nous, occidentaux, avons troublé un équilibre multiséculaire des institutions et des croyances traditionnelles, répandu des idées nouvelles, créé des besoins inconnus, remis en marche sans y prendre garde des forces mystérieuses dont nous commençons à peine à discerner la redoutable puissance ».
Il s’en prend ensuite à « la vanité de la prétendue supériorité du Blanc sur l’indigène » : « Le Français moyen qui s’étonne de voir s’effriter l’Union Française se souvient-il que de magnifiques civilisations florissaient en Asie au temps où « nos ancêtres les gaulois » n’étaient que de grossiers barbares ? Sait-il ce que notre renaissance doit aux philosophes et aux savants de l’Islam ? »
Et de conclure, comme il en a coutume, sur les insuffisances de la lutte contre le communisme, des mesures de répression ou de réformes « inopérantes en face d’une crise mondiale des civilisations ».
Le Pape Pie XII fait la même analyse dans sa lettre sur les missions en Afrique à Pâques 1957, commentée par Le Cour Grandmaison : « Pourquoi nous risquons de perdre l’Afrique » (N°547, 24 mai 1957) où il cite notamment la lettre fameuse adressée par le P. Charles de Foucauld le 29 juillet 1916, quatre mois avant d’être assassiné, à l’académicien René Bazin qui écrira sa première biographie le révélant au grand public qui alors l’ignore encore.
Dans cette lettre, le bienheureux (béatifié en 2005) expliquait dans le détail comment en Afrique du nord une élite intellectuelle « instruite à la française… se servira de l’islam comme d’un levier pour soulever la masse ignorante » restée, elle, fermement, « fanatiquement », croyante musulmane.
Le Cour Grandmaison et « la France catholique » sous sa direction seront néanmoins prudents sur l’islam qui occupe peu de place relativement à – surprise – l’hindouisme ! L’hindouisme, parce que contrairement à l’islam, elle exerce une attraction – avec ses déclinaisons népalaise ou tibétaine – sur les esprits occidentaux épris d’absolu, un « succédané spirituel » dira Le Cour.
Jean de Fabrègues publiera en 1966 un ouvrage qu’il jugeait le plus important de ceux qu’il avait écrits, sur le thème « Christianisme et Civilisations » où il s’est efforcé d’apporter sa propre réponse à la question qui taraudait sa famille d’esprit depuis 1945 – et sans doute plus tôt puisqu’il avait brièvement publié en 1938 une revue qu’il avait appelée « Civilisation ». Sa conclusion était que « les valeurs apportées par le christianisme n’ont pas seulement transformé une civilisation mais apporté un système de référence pour toutes les civilisations ». Son parcours éditorial est parfois difficile et une postface révèle que sans doute sa réflexion n’avait pas encore atteint sa fin ultime ou en tout cas ne le satisfaisait pas entièrement (où il termine d’ailleurs en forme de pirouette sur une citation du P. Lebret sur la charité). La quatrième de couverture résume : « les civilisations ne sont pas neutres à l’égard de la foi : la civilisation occidentale est, pour une large part, née de l’Eglise mais l’Occident n’a pas le droit de s’identifier à elle. »
L’un des intérêts de la démarche de Fabrègues est qu’après un long développement historique sur la civilisation chrétienne en Occident, il jette, comme il le dit, des coups de sonde dans les civilisations autres. Or il se limite à deux, l’hindouisme et l’islam, le premier étant plus documenté et plus réfléchi que le second. On a oublié aujourd’hui la fascination de l’hindouisme sur l’Occident à partir de la fin de la première guerre mondiale. Romain Rolland, André Malraux, mais aussi Alain Daniélou (1907-1994), le petit frère de Jean, ou Henri Le Saux (1910-1973), moine de Kergonan où bien plus tard se retirera Le Cour Grandmaison. Le Saux avait quitté le monastère en 1948 pour rejoindre en Inde l’abbé Jules Monchanin. Il y décède en 1973, presque en même temps que Jean Le Cour qui a dû en connaître puisque Le Saux devenu Swami était toujours resté en relation avec l’abbaye.
Quoi qu’il en soit, le parcours de Jean le Cour à la « France catholique » s’est inscrit entre deux grandes dates indiennes : la mort de Gandhi en janvier 1948 et le voyage du Pape Paul VI à Bombay en décembre 1964 (où l’on reparlera de Gandhi).
La « France catholique » du 6 février 1948 (N°64) fait sa « une » sur la mort de Gandhi mais en lançant un débat autour duquel les rédacteurs dialoguent : « Faut-il accepter tout Gandhi ? » Louis-Henri Parias répond « oui puisqu’il cherchait à vaincre la haine par l’amour ». Jean de Fabrègues, lui, dit « avec réserves car il croyait en la toute-puissance de l’homme ». Au-delà de la personne et de l’enseignement du Mahamat, c’est surtout à un renversement géopolitique majeur qu’il faut encore se référer : « l’Inde sans Gandhi », la chronique de l’excellente chroniqueuse G-M. Tracy pose bien le problème. Comme quelques années plus tôt Bertrand de Jouvenel : « l’Inde sans les Anglais » qui vaut aussi à l’envers : « l’Angleterre sans les Indes ». Jouvenel voit dans la fin de l’Empire des Indes le plus important bouleversement de la seconde guerre mondiale sur lequel on n’a pas fini de méditer. Churchill ne l’avait jamais imaginé. Comment ce facteur historique est-il intégré dans la conscience nationale britannique ? La question reste ouverte.
L’hindouisme n’est pas conquérant mais civilisateur. L’islam est conquérant mais ne civilise pas. La Chine c’est « la matérialisation de l’Esprit ». L’Inde, disait Dominique de Roux, faisant écho aux « Antimémoires » de Malraux, c’est « la dernière chance de spiritualisation de la matière ». Les débats autour du « choc des civilisations » dû à Samuel Huntington (1993) n’ont rien inventé.
Bibliographie
Jean de Fabrègues, « Christianisme et Civilisations », éditions de Gigord, 1966.
Emmanuelle de Boysson, « Le cardinal et l’hindouiste. Le mystère des frères Daniélou », Albin Michel, 1999.
Denis Pelletier, « Economie et Humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde 1941-1966 », Cerf, 1996.
Marie-Françoise Euverte, Françoise Jacquin, Jean-Gabriel Gelineau, Xavier Perrin, Robert Williamson, « Henri Le Saux moine de Kergonan », Parole et Silence, 2012.
Pour aller plus loin :
- Le "Père fondateur" Jean Le Cour Grandmaison
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Jean Le Cour Grandmaison : Ses Pères dans l'Église - de Janvier à Daniélou.
- Jean Le Cour Grandmaison : ses maîtres à penser
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ