Nous avons décidément besoin de philosophes, car nous avons besoin de sagesse éclairée, de réflexions de longues distances pour comprendre nos difficultés d’aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle j’ai lu avec une particulière attention l’essai récent de Jean-François Mattéi, intitulé « Le sens de la démesure », en appréciant la façon dont il montre combien Albert Camus avait été un admirable interprète, pour son temps, de la sagesse grecque. Cette sagesse qui a tant marqué le cours de la pensée occidentale, et même de la théologie chrétienne à travers les Pères de l’Eglise et les docteurs médiévaux, constitue toujours la source vive à laquelle il est possible de se référer pour identifier les vraies questions. C’est ce que fait très bien Jean-François Mattéi en insistant sur un point généralement ignoré : le monde où nous vivons n’est pas seulement réglé par un ordre supérieur, il est aussi profondément travaillé par une violence, une démesure, qui déstabilise aussi bien la nature que la constitution de l’homme.
Cela avait beaucoup impressionné Albert Camus qui a célébré à la fois la splendeur de Tipasa, qui reflétait si bien la beauté inoubliable de son Algérie natale, mais craignait tout autant le déséquilibre inhérent au monde qui peut se retourner contre nous. Et puis il y avait la violence intérieure à l’humanité que l’auteur de « L’étranger » exprime à travers sa conception tragique du monde. Un bon moment, ce tragique a paru contredit par l’optimisme des Lumières qui associait les puissances de la science à la trajectoire d’un progrès indéfini. Ces dernières décennies ont été plutôt fatales à ce progressisme, en imposant des limites au développement économique. En imposant aussi la perspective d’une catastrophe écologique. Et la crise actuelle, que l’on dit pourtant conjoncturelle, n’est-elle pas significative d’un déséquilibre foncier qui ne sera pas corrigé par le seul renflouement temporaire de notre système bancaire ?
Jean-François Mattéi m’a renvoyé à un autre penseur, Jean-Pierre Dupuy, très imprégné de l’œuvre de René Girard et qui s’est fait le théoricien d’un « catastrophisme éclairé » (c’est le titre d’un des ses ouvrages). Il est vrai que Dupuy pousse au maximum la charge, notamment en désignant le péril nucléaire et en démystifiant la notion de dissuasion. Le dirigeant américain Mac Namara prétendait que, durant la guerre froide, en dépit de ce qu’on appelait l’équilibre de la terreur, on avait frôlé la catastrophe à de multiples reprises. Qu’en conclure sinon que notre humanité est en quête d’un salut pour surmonter ses tentations ? « Il n’y a de belle surface, disait Nietzsche, sans une profondeur effrayante. » On me permettra de préférer Saint Paul lorsqu’il parle des gémissements de la création, qu’il rapporte aux douleurs de l’enfantement. Un enfantement associé à l’espérance d’un monde transformé dans la gloire. « Une création qui sera libéré de l’esclavage, de la corruption, en vue de la glorieuse liberté des enfants de Dieu », C’est Paul qui l’écrit encore dans sa magistrale Lettre aux Romains.
Chronique du 6 mai sur Radio Notre-Dame
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