Comme dit Amin maalouf, « De la disparition du passé, on se console facilement ; c’est de la disparition de l’avenir qu’on ne se remet pas. » Une phrase qui illustre parfaitement le drame évoqué par Nathalie Duplan et Valérie Raulin dans un livre bouleversant.
Ces deux journalistes, familières du Moyen-Orient et des questions religieuses, ont vécu dans ce camp palestinien très spécifique où une population chrétienne tente de survivre depuis 65 ans, presque totalement privée, pendant longtemps, de soutien extérieur. Elles en ont tiré un récit poignant, précis, circonstancié, et solidement étayé sur des explications historiques confondantes.
Le camp de Dbayeh est le seul des douze camps palestiniens du Liban à héberger des réfugiés chrétiens : cette spécificité est très vite devenue synonyme de malheur. Désormais, sa « colline de misère » est cachée par un hôtel de luxe, le Royal, qui lui masque la vue de la mer.
Plus de 55 % des Palestiniens sont au chômage alors que la moitié d’entre eux a moins de 25 ans. L’UNRWA, Office de secours et d’action de l’ONU pour les réfugiés palestiniens au Proche-Orient, est responsable de ce camp : il attribue une aide alimentaire trimestrielle, et non plus mensuelle, assez chiche, aux habitants. Chaque famille y vit dans une précarité chronique.
Le camp de Dbayeh a été échafaudé sur un terrain mis à la disposition de ses habitants selon un contrat de location (!) par les moines maronites du couvent de Mar Youssef situé au-dessus. Mais dès qu’un habitant veut réparer ou agrandir pour sa famille son « abri » délabré, la police libanaise peut arriver et alors « arrête les travaux et parfois les habitants » Les gens de Dbayeh « sont autorisés à réagencer les lieux, mais ne doivent ni en agrandir la surface au sol, ni construire d’étage »… Les moines et l’UNRWA se rejettent la responsabilité de cette situation ubuesque qui humilie profondément la population chrétienne confinée dans des logements où elle n’est pas considérée comme chez elle.
A Dbayeh, on admet que les Palestiniens, surtout musulmans, ont commis une vraie faute politique, une erreur fatale, en se comportant en agresseurs pendant la guerre du Liban entre 1975 et 1990, même s’ils avaient été traités en parias. Mais on déplore les violences aveugles de certains membres des milices libanaises se déclarant chrétiennes. Certains miliciens « chrétiens » insultaient un prêtre qui desservait le camp et allaient jusqu’à lui dire, sans la moindre trace d’humour : « Jésus est un sale type parce qu’il est né en Palestine ! »
Enfant de Dbayeh, Bechara a choisi la carrière du cinéma : « Ma caméra est mon arme », répète-t-il pour exprimer son désir de faire connaître le vrai sort de la société palestinienne. Diplômé de l’université du Saint-Esprit de Kaslik, il s’est fait le défenseur des droits des femmes puis des handicapés : il a obtenu un prix, mais aucun véritable encouragement de ses formateurs. Désormais, il voudrait quitter le Liban, et rejoindre sa famille partie aux États-Unis. Mais il n’arrive pas à obtenir un visa… Nous autres Palestiniens, « nous n’avons aucune vision à long terme », déplore-t-il, tandis que son ami Élias constate qu’au nom de la cause palestinienne on s’est entredéchiré. Leur personnage fétiche est Handala, ce petit enfant qui ne peut pas grandir, dont le nom signifie « amertume », et dont la silhouette orne les porte-clefs, les T-shirts, les murs des maisons sous forme de taggs…
Le camp de Dbayeh ne compte pas que des amis : en 2009, son église Saint-Georges a brûlé dans un incendie criminel, mais les responsables ont accrédité la thèse d’un accident pour éviter de dangereuses chasses aux sorcières.
« Éduquer nos enfants est une résistance » : c’est pourquoi Élias se consacre au soutien scolaire auprès de familles plus défavorisées encore que les autres, qu’il faut encourager à refuser la fatalité de l’échec… Une caisse de solidarité aide les plus pauvres.
Le problème le plus crucial est celui des soins médicaux : la pharmacie locale de l’UNRWA ne dispense que 10 % des médicaments nécessaires, contre 70 % dans les autres camps. La doctoresse officielle refuse de faire des visites à domicile, négligeant les impotents. Les Palestiniens n’ont pas droit à la Sécurité sociale libanaise : chaque maladie grave est une catastrophe financière. Certains sont victimes d’escroqueries chirurgicales. Des hausses soudaines de tarifs ont empêché d’autres opérations. On renonce alors aux soins pour ne pas plonger sa famille dans la misère complète : « La mort fait partie de la vie », répète-t-on en Orient…
Heureusement, Dbayeh bénéficie de la présence d’un nouveau médecin, un catholique d’origine algérienne et de deux « Mères Teresa », religieuses infirmières, une Wallonne et une Flamande d’une congrégation belge sous le signe de Charles de Foucauld. Le travail de l’une d’elles est payé par une université catholique de Slovaquie… En amont, ce trio d’un dévouement quotidien rencontre à la fois quelques bons Samaritains, chrétiens ou musulmans, mais aussi des pharisiens ou des scribes indifférents ou bornés, tel un groupe charismatique venu prier mais exigeant, paraît-il, d’aider exclusivement des vrais Libanais… Trop d’ONG chrétiennes européennes n’aident d’ailleurs que les Palestiniens musulmans… !
Cet ouvrage tord le cou à des légendes tenaces mais finalement diffamatoires : avant l’arrivée des colons juifs et la création de l’État d’Israël en 1948, la Palestine n’était pas une terre en friche, mais « un pays prospère où des Libanais partaient travailler », notamment dans le port de Haïfa, alors déjà très actif. Apatrides forcés, les Palestiniens n’auraient nulle part où aller s’ils rentraient dans leur pays natal, devenu l’État d’Israël, à cause de la loi de mars 1950 « sur les biens des absents », qui a permis à des Israéliens de s’approprier les biens confisqués ou occupés.
Cependant, la main-d’œuvre palestinienne est considérée comme une concurrence redoutable que les Libanais ont contenue, en lui interdisant encore aujourd’hui la plupart des professions libérales, et celles d’ingénieur ou même de médecin. Dans ces conditions, l’ascension sociale des Palestiniens de Dbayeh est un parcours plus qu’acrobatique : obtenir une formation, un permis de travail, puis une opportunité de logement, en voyageant sans vrai passeport, tout est très difficile. Même certains acheteurs de terrains ne seront pas jugés propriétaires…
« Chrétiens et palestiniens », les réfugiés de Dbayeh subissent des vexations « de la part des Libanais parce qu’ils sont Palestiniens, de la part des Palestiniens musulmans parce qu’ils sont chrétiens » et qu’ils « n’ambitionnent pas de libérer la Palestine depuis le Liban ». Le rejet et l’exclusion sont leur pain quotidien. Le chemin de la réconciliation sera « truffé de renoncements et d’abnégation » pronostiquent les deux auteurs de ce livre amer mais lucide et donc utile.
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