Simon During a proposé dans The Chronicle of Higher Education, le produit phare du monde académique d’aujourd’hui, un argument consternant mais perspicace sur la relation entre la religion et la culture. La sécularisation de l’Occident moderne, a impliqué non pas l’abandon de la religion mais sa réduction à une dimension optionnelle de la vie humaine (une idée empruntée au livre important de Charles Taylor, A Secular Age). Le recul de la religion a conduit à une promotion de la culture. La culture à l’âge moderne est devenue un nouveau terme sacré pour donner cohérence à la civilisation et à la société – une sorte de substitut immanent à la transcendance de la foi chrétienne. Comme Matthew Arnod l’a soutenu, la culture nous sauverait de l’anarchie.
Cette substitution est maintenant détruite, selon During, par une deuxième sécularisation. De la même façon que l’autorité de l’Église a été érodée par différents événements qui ont orienté vers un ordre politique profane, ainsi maintenant, une série d’événements, du néolibéralisme au féminisme, à la politique d’identité, a conduit à un rejet des canons de la culture.
Vous n’avez plus besoin maintenant d’avoir une certaine connaissance de la Passion selon saint Matthieu de Bach ou de l’Enéide de Virgile pour être considéré comme un être humain convenablement civilisé: d’une telle connaissance on pourrait en réalité vous faire grief. Il vaut mieux passer votre temps à étudier l’analyse des risques ou la cybersécurité, disent les technocrates du néolibéralisme. Ou la critique postcoloniale de Virgile ou, encore mieux, laisser ce mort aux stylisations lyriques de quelque pastoresse d’un peuple non-occidental, ou à un avocat de la “pédagogie des opprimés”.
La marche de l’histoire que présente During peut ne pas obéir à des lois d’airain, mais elle a bien son dynamisme auquel il sera difficile de résister, même si vous ne l’aimez pas beaucoup. J’aimerais simplement considérer le lien qu’il voit entre la sécularisation religieuse et la sécularisation culturelle, pour émettre un certain doute sur l’idée même de la culture servant de “substitut” à la religion, et suggérer que les grandes œuvres de la culture sont de puissantes expressions de la vérité du Christianisme.
Des écrivains du début du XXe siècle de Henri Massis et Charles Péguy à T.S.Eliot et Christophe Dawson, ont paru souvent se glisser entre la défense du christianisme et de la culture, sous ce terme vague, l’Occident – cela pour une bonne raison. Ils percevaient à juste titre que le Christianisme transcende toute réalité historique, y compris la culture occidentale, et pourtant ils voyaient aussi qu’il serait difficile, sinon impossible, d’avoir l’un sans l’autre.
Ils voyaient cela parce que, d’une manière très particulière, c’est vrai. Nous devons aux meilleurs philosophes païens la description la plus contraignante et la plus finement articulée de ce que cela signifie d’être humain. Les êtres humains sont des créatures dont les âmes par nature désirent savoir la vérité pour elle-même; des créatures qui non seulement désirent la vérité mais ont besoin de la contempler. Nous sommes ainsi comblés, rendus heureux, et trouvons nos vies transformées, de la vaine poursuite de la gloire de ce monde vers un séjour dans la gloire éternelle de tout ce qui est, de l’Être Lui-même.
C’était, manière de parler, une conception culturelle difficilement gagnée, mais c’était davantage plus fondamentalement une conception religieuse. La révélation de Dieu à Israël et l’envoi de Son Fils dans le monde pour proclamer l’Évangile a amené le monde à l’abondance de la compréhension. Nous sommes pleinement comblés par la contemplation de la vérité, parce que la Vérité est une personne qui nous a fait le connaître et l’aimer. Le rencontrer et demeurer avec lui n’est pas seulement une bonne nouvelle, c’est la seule nouvelle qui reste une nouvelle, à jamais.
L’âge moderne que During et Taylor décrivent comme profanes n’ont jamais complètement abandonné ces conceptions, bien qu’il les ait tronquées et privées de leur propos. Il a reconnu quelque chose de chose de caractéristique et de mystérieux dans les personnes humaines: nous sommes faits pour la transcendance. L’âge moderne a seulement cessé d’expliquer quelle sorte de transcendance et, progressivement, brouillé sa propre vision.
Oui, nous avons une âme, affirment les modernes : nous nous élevons au-dessus de nos existences matérielles, au moins de temps en temps, dans un acte de prise de conscience. Les œuvres de haute culture sont juste ce qu’elles semblent être – de la philosophie de Kant et la peinture de Friedrich à l’opéra de Wagner ou à la poésie de Rilke. Ils rappellent à l’âme oublieuse qu’elle peut s’élever, bien que brièvement, au-dessus des lois mécaniques de la nature.
Hélas, la culture moderne pouvait affirmer cette élévation, cette extase, mais seulement avec une sorte de pathos. Nous avons des moments d’illumination et ensuite nous retombons une fois de plus dans la chair. “ Me rappeler de toi [esprit éternel] à mon seul moi-même” comme l’écrivait Keats. Les gens en quelque sorte sont repris par le quotidien après un moment. Pourquoi nous embarrasser d’une espèce inutile de transcendance? Cela paraît beaucoup trop éthéré en comparaison de ce qui est la transcendance beaucoup plus fonctionnelle de l’argent, qui nous permet de nous assurer à nous-mêmes une miniature d’immortalité. Réciproquement l’élévation culturelle semble une facilité narcissique comparée avec la transcendance qui consiste à rechercher des biens politiques qui peuvent nous survivre.
Une sécularisation succède nécessairement à l’autre. L’origine de la culture comme Joseph Pieper l’a soutenu fréquemment est le cultus – le culte. Avec un sens clair du fait que nous sommes ordonnés à la contemplation de Dieu, toutes les œuvres de l’homme qui semblent vraies, bonnes et belles apparaissent progressivement , d’abord, comme simple distraction, et finalement, comme duperie. Dans La Personne et le Bien commun (1047), Jacques Maritain soutient qu’être une personne humaine c’est être une créature ordonnée à une communion immédiate avec Dieu, mais que la personnalité aussi exprime une tendance à la communion avec d’autres êtres aussi bien. Le trésor de la culture, comme il l’appelle, est simplement le rayonnement de la vérité et de la beauté produit par notre tendance naturelle à nous associer à Dieu et aux autres en tant que personnes.
Si la Vérité était non une personne que nous rencontrons, il n’y aurait pas d’expérience primordiale de ce dont la culture est tune sorte de produit capricieux : non l’ordination humaine au sacré, non l’expression de soi dans l’ordre “profane”. Inversement, toutes nos rencontres avec les œuvres de culture sont des allusions, des reflets, des échos, qui concernent la nature et le destin de l’homme. Écoutez-les.