Ignace et le Maure - France Catholique
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Ignace et le Maure

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Dans ce qu’on appelle souvent l’ « autobiographie » de saint Ignace de Loyola – œuvre composée par un compagnon de la première heure du fondateur des Jésuites, qui transmettait de mémoire les souvenirs de sa jeunesse qu’Ignace avait partagés avec lui – le futur saint rappelle un incident qui met en lumière, entre autres choses, la vertu de prudence.

Appelons cela l’histoire d’Ignace et du Maure.

Un jour de février ou mars 1522, Ignace qui avait 30 ans à l’époque, chevauchait une mule en direction du sanctuaire de Monserrat, quand il fut rattrapé par un Maure. Les deux hommes chevauchèrent de concert pendant un moment et commencèrent à parler de la très sainte Vierge. Le Maure disait qu’il ne pouvait pas croire qu’elle ait pu rester vierge alors qu’elle avait enfanté. Ignace insistait sur le fait qu’elle l’était demeurée et au fur et à mesure de la discussion, devint de plus en plus nerveux.

Ce que voyant, le Maure prit peur et « avança si vite qu’Ignace le perdit de vue. Il continua à réfléchir à ce qui s’était passé… et un sentiment de mécontentement surgit dans son âme, car il lui semblait qu’il n’avait pas fait son devoir… Aussi conçut-il un désir de rechercher le Maure et de le poignarder pour ce qu’il avait dit. »

« Il batailla longuement contre ce désir, et en fin de compte demeura dans le doute… Finalement, fatigué de se demander ce qui serait le mieux, et incapable d’arriver à une conclusion définitive, il décida de lâcher les rênes et de laisser sa mule libre jusqu’à l’endroit où la route se divisait. Si l’animal prenait la route de la ville indiquée, il rechercherait le Maure et le poignarderait. Si l’animal restait sur la grand-route et évitait la ville, il lui laisserait la vie… »

« Bien que la ville ne soit qu’à 30 ou 40 pas, et que la route qui y menait fut large et bonne, il a plu à Dieu que la mule s’en tienne au Camino Real et évite le chemin vers la ville. »

Du coup, le Maure fut épargné.

Voilà une grande histoire, pourra-t-on dire, mais qu’est-ce qu’elle a à voir avec la prudence ?

D’accord, cet incident ne montre pas Ignace de Loyola comme un homme d’une grande prudence – pas à ce moment de sa vie, en tous cas. C’est arrivé peu de temps après sa conversion, et on peut encore voir beaucoup de l’ancien Ignace – un caballero avec un sens de l’honneur aigu, et un tempérament coléreux, prêt à régler les désaccords par la violence.

En racontant cette histoire à un collègue jésuite, Ignace savait parfaitement ce qu’il faisait. Son but, dit l’autobiographie, était d’édifier : « pour qu’on puisse voir comment Dieu s’y prenait avec son âme, encore aveugle, mais profondément désireuse de Le servir de toutes les manières qu’il puisse connaître. »

Remarquez ces paroles : « profondément désireuse de le servir de toutes les manières qu’il puisse connaître ». Voilà le point de départ essentiel et la condition préalable à la vertu de prudence.

A l’époque de cette rencontre avec le Maure, il manquait à Ignace la maturité spirituelle pour voir que de tuer cet homme était une réponse rien moins que chrétienne à ses insultes à la Vierge, et que de laisser à la mule le soin de décider de ce qu’il devrait faire n’était pas le meilleur moyen de discerner la volonté de Dieu. Mais – et voilà le point important – il voulait en tous cas profondément et avec ferveur servir Dieu et faire sa volonté, et son ignorance due à un manque de formation n’y changeait rien. Ignace, le nouveau converti, était déjà bien en route pour devenir un homme de prudence.
Remarquez que c’est la vertu de prudence dont nous parlons ici. Il existe aussi la prudence purement naturelle décrite par Aristote. Elle aussi est désirable, mais elle peut servir à de mauvaises fins, et dans ce cas, il vaut mieux l’appeler calcul ou intelligence.

Aristote en parle dans l’Ethique à Nicomaque (Bk. 6, Ch. 10), où il utilise le mot phronesis, généralement traduit par sagesse pratique – essentiellement la sagesse de savoir comment se rendre d’où l’on est à où l’on voudrait être. Voilà ce qu’il dit :

C’est la prudence et la bonté morale qui rendent possible la réalisation complète de la fonction d’homme. C’est la vertu qui permet que notre but soit juste, et c’est la prudence qui permet que les moyens que nous y employons soient les bons.

Pour Aristote, la prudence est alors une chose, et la vertu une autre. Souvent, les deux marchent ensemble, avec la vertu qui désigne ce qui est moralement bon, et la prudence qui indique comment y parvenir. Mais ce n’est pas toujours le cas. Par contre, la Vertu de prudence est toujours orientée, au moins implicitement, à réaliser la volonté de Dieu, et à grandir en amitié avec Lui. Voilà pourquoi le monde peut très bien juger que quelqu’un qui vit une vie systématiquement ouverte à Dieu, manque de bon sens.

La prudence jouit d’une espèce de priorité de fait dans ses relations avec les autres vertus. Sans prudence, la justice peut devenir du légalisme, le courage peut devenir de l’imprudence, la tempérance peut devenir du puritanisme.
Mais la prudence ne peut pas exclure les erreurs. Même les gens prudents peuvent se tromper. La différence c’est que l’imprudent essaye de cacher ses erreurs ou bien de les jouer au bluff, alors que les gens qui pratiquent la prudence font face à leurs erreurs, les corrigent s’ils le peuvent, et en tirent les leçons. C’est ce que faisait Ignace de Loyola quand il repensait à sa rencontre avec le Maure.

La pratique de la prudence s’applique aux choix qui concernent de grandes et de petites choses, donc aussi à la politique. Les américains ont peut-être besoin de prendre cela à cœur quand ils réfléchissent aux résultats des primaires politiques qui semblent être bien parties pour offrir à la nation en Novembre un choix entre deux candidats à la présidence absolument inacceptables. S’il y a jamais eu une époque où la prudence dans les deux acceptions du terme soit nécessaire dans la conduite des affaires publiques, c’est maintenant.

Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/03/16/ignatius-and-the-moor/

Gravure : Ignace et le Maure par Peter Paul Rubens, c. 1609