Le premier dimanche du carême nous reporte toujours au récit des tentations de Jésus dans le désert. L’Evangéliste Luc raconte que Jésus, après avoir reçu le baptême, « rempli d’Esprit Saint, revint du Jourdain, et il était dans le désert, conduit par l’Esprit, pendant quarante jours, et il était tenté par le Diable » (Lc 4,1-2). A la fin de ce passage, Luc affirme que lorsque le Tentateur s’éloigne de Jésus, il avait épuisé « toute tentation possible » (Lc 4,13). Il apparaît tout de suite clairement que les tentations de Jésus « ne furent pas un incident de parcours, mais la conséquence du choix de Jésus de poursuivre la mission que lui avait confiée le Père » (Benoît XVI, 21 février 2010). Dans le désert, Jésus vit et affronte toutes les épreuves qu’Israël et l’humanité ont subies et subissent encore dans leur histoire et dans leur existence. Le désert est le lieu de la vérité : voilà pourquoi c’est également le lieu de la lutte, c’est le lieu où l’on doit choisir, c’est le lieu de la conversion. Dans le désert, il faut choisir de quel côté rester : du côté de Dieu ou du côté de Satan. Il faut choisir entre la vérité et la fidélité ou le mensonge et la trahison. Le temps du carême est le sacrement des quarante jours de Jésus pour « mettre à l’épreuve » notre cœur et notre foi en Dieu, pour éprouver, reconnaître et vaincre nos séductions les plus profondes.
Les trois tentations de Jésus sont celles de tout homme éprouvé dans la foi plus que dans son comportement moral. Satan sait bien que depuis les premiers temps de la création l’homme veut prendre la place de Dieu. Il vise haut. Satan cherche à jeter une ombre de discrédit sur Dieu en le montrant comme l’antagoniste de notre liberté et de notre autonomie. Il tente également de perdre l’homme en s’appuyant sur ses appétits les plus négatifs et séduisants.
La première tentation met en jeu le pain comme symbole de tous les biens dont l’homme a besoin pour vivre. Satan cherche à enfermer l’homme dans le cercle des biens terrestres : « Ordonne à cette pierre qu’elle devienne du pain » (Lc 4,3). La faim de l’homme est reléguée au rang de faim de biens matériels. Si l’homme cédait à cette tentation, Satan pourrait être certain que la voie de l’homme vers Dieu se fermerait pour toujours, car : « L’homme même dans sa splendeur ne comprend pas, il ressemble au bétail qu’on abat. » (Psaume 49,21). Et Satan veut la mort de l’homme pour que Dieu soit privé de sa gloire. Face à une telle réduction anthropologique de l’homme de la part de Satan, qui enferme l’homme dans l’horizon de ce monde, Jésus rappelle à l’homme quel est l’horizon authentique, quelle est notre vraie faim, notre faim profonde : « L’homme ne vit pas seulement de pain » (Lc 4,4), en citant un verset du Deutéronome 8,3 (cité intégralement dans Mt 4,4 : « Mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ». La réponse de Jésus est un grand hymne à la dignité de l’homme, dont la vocation est irréductible aux objectifs mondains. Jésus nous dit : ne repose pas ton cœur dans les trésors de ce monde qui passe, parce que tu as été créé et constitué pour des biens beaucoup plus grands ; ne rends pas tes désirs misérables en les bornant à ce que tu peux toucher et voir immédiatement, parce que tes objectifs sont bien plus grands. Voilà la première vérité de ce parcours du carême que Jésus nous révèle : rappelle-toi, homme, que tu es fait pour Dieu et que rien de ce qui est inférieur à Dieu ne peut te rassasier.
Dans la seconde épreuve, le Tentateur vise plus haut : « Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes, … si tu m’adores. (cf. Lc 4,6-7). C’est la séduction trompeuse du pouvoir qui fascine celui qui, au lieu d’adorer Dieu, source d’amour et de vérité, adore les idoles qui sont la singerie de Dieu. Le tentateur sait bien quelle fascination exerce le pouvoir sur le cœur humain : un pouvoir qui, pour être conquis, fait recours à tout et devient peu à peu écrasement et violence, domination du plus fort sur le plus faible, astuce, compromis… Satan dit à chacun de nous : tu veux avoir le monde en main ? Alors utilise la force, occupe les postes-clés de la société, fais-toi de la place, domine les autres. C’est l’expérience qui parcourt toute l’histoire humaine : prendre possession des autres, les exploiter pour ses propres projets, plier et manipuler les consciences, annuler les frontières entre le bien et le mal, entre la vérité et le mensonge. Les totalitarismes du siècle dernier et les relativismes d’une grande partie de notre horizon culturel actuel sont les signes évidents de la force de séduction du pouvoir. Jésus sort en vainqueur de la lutte contre Satan. Face à la divinisation du pouvoir, Jésus oppose l’adoration de Dieu en citant encore le Deutéronome (6,13) : « Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul » (Lc 4,8). « Le commandement fondamental d’Israël est également le commandement fondamental des chrétiens : on doit adorer Dieu seul » (J. Ratzinger-Benoît XVI, Jésus de Nazareth, 2007). D’adorateurs du Tentateur, le temps du carême nous invite à redevenir adorateurs de Dieu.
La troisième tentation est la plus insidieuse parce qu’elle met en cause, en le dénaturant, le rapport entre Jésus et Dieu le Père. Le Tentateur propose à Jésus de mettre Dieu à l’épreuve en lui demandant un miracle : « Jette-toi du plus haut du temple et Dieu enverra ses anges et te sauvera » (cf. Lc 4,10-11). C’est la forme la plus extrême de la perversion et du défi : Satan demande à Jésus d’accomplir un geste qui « oblige » Dieu à donner une preuve de sa présence et de son pouvoir. C’est l’homme qui dit à Dieu comment Dieu doit agir ! C’est l’homme qui impose sa propre volonté à Dieu au lieu d’accepter la volonté de Dieu ! L’homme réduit Dieu à un objet d’expérimentation. Mais Jésus, citant encore une fois le Deutéronome (6,16), renverse la situation et répond à Satan : « Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu » (Lc 4,12). En d’autres termes : tu ne peux prétendre que Dieu obéisse à tes requêtes ; laisse à Dieu l’entière liberté d’être Dieu ; ne le plie pas à tes désirs, sinon il ne te restera qu’une idole, ou pire, une sorte de jouet qui se brisera entre tes mains au moment où tu affronteras les premières grandes difficultés de ta vie.
Le récit de l’Evangile illumine tout le parcours du carême, qui nous oblige à choisir entre deux partis : Dieu ou Satan. Nous pouvons vivre en suivant Jésus, en choisissant le « il est écrit », c’est-à-dire Dieu et sa Parole ; ou bien vivre en cédant aux grandes séductions du Tentateur qui nous envoûtent avec toute la fascination d’une liberté à vil prix.
C’est pour nous aussi que Jésus a surmonté toutes les épreuves. Et Il les a surmontées jusqu’au bout, lorsque Satan réapparaissant « au moment favorable » Le tentera en vain pour la dernière fois, en Lui proposant de rejeter le projet de Dieu, c’est-à-dire de se sauver en descendant de la croix. Mais Jésus, précisément dans l’Evangile de Luc, criera de toutes ses forces : « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (23,46).
Deut 26,4-10: www.clerus.org/bibliaclerusonline/fr/9agg3wz.htm
Rom 10,8-13: www.clerus.org/bibliaclerusonline/fr/9an3zuj.htm
Lc 4,1-13: www.clerus.org/bibliaclerusonline/fr/9abtzrd.htm