Le philosophe français Jean Clair parlant du « Culte de l’Avant-Garde » (le 25 mars 2011, à l’Institut de France) déclarait: « Il y a aussi dans l’œuvre d’art née du christianisme autre chose que ce bonheur visuel et que cette piété. Il y a aussi une approche euristique du monde… L’artiste est au service de Dieu, non pas des hommes, et s’il peint la création, il sait les merveilles du créé, il garde à l’esprit que ces créatures ne sont pas Dieu, mais le témoignage de la bonté de Dieu, et qu’elles sont louange et chant d’allégresse. Je me demande où cette allégresse s’entend encore, celle qui sonnait chez Bach et chez Haendel, dans ces manifestations culturelles, si pauvres et si offensantes à l’oreille et à l’œil auxquelles les églises ouvrent désormais leur culte.»
De cet extrait d’une communication fort longue, ces quelques mots font apparaître une cause du malaise culturel actuel dans l’Église — l’absence d’un élément: la beauté.
La culture catholique existe précisément grâce à l’émotion qu’ont ressentie les artistes, architectes, musiciens, poètes, dans leur foi pour établir un lien entre leur expression et le service de Dieu. Politiciens, juristes, mères, pères, sont tous en quelque sorte des artistes exprimant la beauté, la vérité, la bonté, intimement liées.
Écrivain sans doute le plus complet en matière d’art, Hans Urs von Balthasar demandait un jour: « L’idée traditionnelle de la beauté peut-elle subsister et être assimilée aux nouveautés à une époque de matérialisme, de psychanalyse, au vingtième siècle où l’art consiste essentiellement à proclamer la relation entre l’espace, les surfaces et le corps?».
Clair répond: « Oui » car il n’est pas preneur du concept purement matérialiste (pensons à Henry Moore, ou bien à Picasso, par exemple). Il préfère approfondir (approfondissement que nous connaissons par l’histoire de l’art, de la musique, et autres pratiques) et inciter à poursuivre cette exploration.
Clair appelle à une large échange sur la beauté dans l’Église car la perte de la beauté entraine la perte de l’héritage, de la vérité et du bien. Avec la démocratisation de l’art, où tout est acceptable pourvu que ce soit populaire, on a perdu le sens de la vérité et du bien dans notre monde actuel, ce monde qui a vu naître des œuvres extraordinaires, du « Retour de l’enfant prodigue » de Rembrandt à la musique de Beethoven. Voilà des œuvres titanesques produites par des maîtres de leur art.
De telles productions ne sont pas à la portée de n’importe qui, mais on peut en avoir l’ambition et, ce qui compte le plus, comprendre que c’est une part du catholicisme. On peut s’en inspirer, on peut reproduire des tableaux, jouer de la musique. Pourquoi se contenter de moins? La communauté possède un trésor, pourquoi le négliger ?
Le vaste dialogue envisagé par Clair implique la mise au point d’un projet éducatif étendu car il faudrait procéder à une redécouverte. La communauté de l’Église devrait apprendre à apprécier ce que la foi catholique a inspiré, non pour devenir des savants, mais pour y goûter l’œuvre de Dieu. Écouter ou admirer les productions destinées au service de Dieu fait aussi de nous des serviteurs du Très-Haut — pourvu que nous sachions apprendre à regarder ou écouter en ouvrant nos cœurs et nos esprits.
Voilà une proposition visant à toucher le plus grand nombre et à faire savoir que l’Église possède de réelles beautés dont on ne verra guère le pendant dans le monde séculier. Au lieu de se comporter envers l’Église comme un client de « fast-food »— venant y picorer ce dont on a envie quand on en a envie — invitons les gens à venir y découvrir la beauté, le bien, et la vérité possédés par l’Église, qui est le corps du Christ.
Et on pourrait franchir une nouvelle étape, donnée en exemple par saint Augustin. Citons encore von Balthasar: « Ce n’est pas à cause de son « de Musica » . . . que [saint Augustin] est toujours considéré comme le fondateur de l’esthétique chrétienne mais plutôt par le tempo, le rythme de sa pratique à la limite de la vie dissolue et toujours ramenée à la mission pastorale et à ses humiliations. Sa notion de la beauté jaillit par tous les pores de son être.»
Et voilà un peu de chemin vers la sainteté ! C’est l’objectif des révoltes et des frustrations de Clair, la raison des analyses de von Balthasar. C’est à cause de l’homme que la beauté ne doit pas être rejetée. C’est une part importante de l’expérience humaine, à entretenir et développer afin de révéler l’immensité des possibilités de l’homme vivant dans un monde qui ne sera plus jamais le même, car il a vu le Christ.