Il y a plusieurs années j’ai visité une synagogue à Istanbul, l’une des rares qui existent encore en Turquie. Elle avait été victime d’un attentat à la bombe quelques semaines auparavant — en réaction à un incident récent entre Israéliens et Palestiniens. Mais grâce du service de sécurité et de son épais mur extérieur, elle n’avait été que peu endommagée. A l’intérieur étaient rassemblés dix Turcs juifs âgés et excentriques, la minyan, c’est-à-dire le strict quorum requis [dix hommes adultes]. Nous discutâmes pendant quelques instants sur leurs conditions de vie en tant que minorité religieuse dans un grand pays musulman. Et je n’oublierai jamais l’atmosphère qui régnait dans cette petite congrégation — prudente, mais dévote — celle d’une foi qui, en dépit d’épreuves inimaginables, avait perduré pendant des siècles.
Quelques jours plus tard, je visitai une école maternelle dirigée par des franciscains italiens dans la ville de Tarse (celle de Saint Paul), également située en Turquie. Ils étaient encore plus méfiants à l’égard des inconnus probablement parce qu’ils étaient moins équipés pour repousser les menaces, à moins qu’une porte en bois ne vous paraisse capable d’arrêter un terroriste.
Après une courte discussion, ils se détendirent et m’acceptèrent pour ce que je suis, un véritable chrétien du monde occidental. Pour eux aussi, la survie se paie cher : une inquiétude constante quant aux aller et venue, quant à leurs moindres propos et à l’idée que se font les autres de vos activités. Pourtant, selon l’habitude des fils de saint François d’Assise, ils étaient à l’aise et joyeux dans leur propre espace où leur tâche était de s’occuper de jeunes enfants.
Ce qui, évidemment, nous amène en toute logique et en vertu d’une nécessité implacable, à l’attitude de Hillary Rodham Clinton et à la pression de plus en plus forte qui pèse sur les églises américaines. C’est un fait que, en dépit des récits des médias, les persécutions religieuses ne sont pas, pour la majeure partie, très spectaculaires. Quand quelques douzaines de coptes ou d’éthiopiens sont décapités parce qu’ils sont chrétiens ou que des réfugiés musulmans embarqués sur des bateaux au milieu de la Méditerranée jettent les chrétiens par-dessus bord, les médias accordent leur attention à ces incidents — une attention limitée, bien sûr. Mais ces assassinats manifestes ne se produisent pas sur une grande échelle ni chaque jour, même en pleine époque de djihad. Les pressions les plus fortes et les plus efficaces exercées sur les croyants se situent au niveau de leurs vies quotidiennes soumises à un processus lent et constant d’exclusion.
C’est pourquoi quand Mrs Clinton a déclaré l’autre jour, lors du Sommet mondial de 2015 sur les femmes, qu’il « faut changer les très anciens codes culturels, les croyances religieuses et les préjugés structurels » afin de garantir l’avortement, la contraception et l’autonomisation des femmes, j’ai dressé l’oreille. Et vous devriez faire de même. Parce que si vous prenez au sérieux cette prestation (et le modus operandi de l’équipe de Mrs Clinton est de cibler les groupes et l’opinion et d’opérer des triangulations de toutes les manières possibles pour voir comment elles fonctionnent), elle constitue un très grave danger pour la vie quotidienne des chrétiens en Amérique.
Beaucoup de journalistes tournent en dérision ces déclarations parce que, disent-ils, personne ne parle de tuer ou d’emprisonner les chrétiens conservateurs en Amérique. Il faudrait être cinglé pour penser que cela puisse arriver. Mais mes juifs d’Istanbul et mes franciscains de Tarse pourraient dévoiler certaines vérités bien senties sur la manière dont la culture dominante peut justement dominer les groupes avec lesquels elle est en désaccord et va jusqu’à considérer comme indignes d’un dialogue rationnel.
Dans le monde musulman, ces groupes, les juifs et les chrétiens, survivaient souvent en qualité de dhimmis (infidèles) en payant un impôt spécial pour le plaisir d’être des sujets de deuxième ordre.
L’impôt était relativement peu élevé — dans des pays pauvres vous ne pouvez pas demander à un boulanger chrétien de payer une amende de 150 000 $ pour avoir refusé de faire un gâteau de mariage avec deux hommes sur le dessus et vous appauvririez votre environnement culinaire si vous fermiez les pizzerias pour la même raison. Mais les menaces sont bien là et, avec le temps, produisent les effets désirés. Il a fallu des siècles pour que la prédominance de l’islam s’affirme au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, même après la conquête militaire. Notre adoption du nouveau régime sera, je le prédis, bien plus rapide, si rien ne la freine.
Ne vous y trompez pas. Bien que ne représentant pas forcément l’opinion de la majorité, ce que Mrs Clinton a affirmé l’autre jour peut malgré tout jouer ce rôle, parce que certaines très puissantes élites en ont décidé ainsi.
Au début de la campagne présidentielle actuelle, l’avortement semble déjà jouer un rôle inattendu. Les statistiques récentes sont incontournables : une légère majorité en faveur de la vie ; deux tiers des sondés estiment que l’avortement ne devrait pas être autorisé après le premier trimestre, et 80 pour cent s’opposent à l’avortement pendant les trois derniers mois. Nous verrons si Mrs Clinton, qui a déjà derrière elle toute une série d’erreurs politiques flagrantes, est capable de traiter ce sujet brûlant. Et si les sondages en faveur de la défense de la vie se traduisent par des votes du même ordre.
Je suis choqué de constater que personne ne semble choqué par l’assertion péremptoire de Mrs Clinton concernant le changement des convictions religieuses. L’expression « très anciens codes culturels » est admissible, parce qu’elle est du genre de celles qui se débitent sur les campus universitaires et dans les réunions des élites : elle se ramène à dire que nous devons changer les attitudes que l’orateur n’approuve pas. Idem pour les « préjugés structurels ». Une expression qui fait très sérieux et intellectuel. Mais qui est en faveur des préjugés structurels ? Levez la main, s’il vous plaît.
Et, intercalée entre ces deux formules vaseuses, il y en a une bien réelle : les croyances religieuses. Je suis choqué d’entendre un candidat éventuel à la présidence des Etats-Unis appeler publiquement et sans hésitation à changer les croyances religieuses d’autrui. Cela aurait été autrefois considéré comme non-américain, comme un affront à notre noble pluralisme religieux. Mais nous sommes trop sophistiqués à présent pour nous contenter de termes aussi simples.
J’espère qu’un membre de l’autre équipe dresse l’oreille. Et qu’un jour, dans un débat présidentiel, nous entendrons la question suivante : « Mrs Clinton, vous avez dit que nous devons changer les croyances religieuses dans notre pays. Voulez-vous dire que, devenue présidente, vous vous efforcerez d’y parvenir ou que vous serez en droit d’utiliser les pouvoirs du gouvernement des Etats-Unis à cette fin ? »
Le 27 avril 2015
Photographie (sans commentaire)
http://www.thecatholicthing.org/2015/04/27/hillary-and-christian-dhimmis/
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Robert Royal est rédacteur en chef de The Catholic Thing et président du Faith& Reason Institute de Washington (D.C.). Son dernier ouvrage The God that did not Fail : How Religion Built and Sustains the West est désormais disponible en livre de poche (Encounter Books).