St. Dominique réfutant l’hérésie (Giovanni Bellini, c. 1515)
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Une hérésie a-t-elle votre préférence — je veux dire, une hérésie qui, bien que notoirement dans l’erreur, vous fascine le plus ? Pour moi c’est « l’albigeoisisme », disons le « catharisme », qui, sans compter nombre d’autres sectes sauvages, a pendant plus d’un siècle tenu bien des Européens sous sa coupe en plein Moyen Âge. Ce qui a posé nombre de questions intéressantes.
En comparaison avec nos indestructibles, fascinants, autosatisfaits modernistes, les Cathares (du Grec katharos = pur — ou, peut-être d’une insulte allemande « un baiser au derrière d’un chat ») ou Albigeois (d’Albi, au Sud de la France) formaient une des sectes hérétiques les plus marquantes de l’histoire de l’Église occidentale. Au cœur des terres de la femme la plus puissante de l’époque médiévale, Aliénor d’Aquitaine ( 1122 – 1204), le catharisme est issu du manichéisme, lui-même variante du zoroastrisme, à l’origine des théories dualistes. Le dualisme relève d’un problème philosophique abstrait ; il consiste en fait à voir la Création — le monde et ses habitants — comme essentiellement livré au mal. Après sa conversion au milieu du IVe siècle Saint Augustin a habilement réfuté le manichéisme, et la légende dit que ce culte a été apporté à Albi par un certain Fontanus, avec qui saint Augustin aurait pu débattre.
Les cathares croyaient que le monde est écartelé entre deux entités éternelles, le Bien et le Mal; entre Dieu qui règne sur les cieux et le monde des purs esprits, et Satan, qui règne sur la terre et sa fangeuse réalité. Ils croyaient que Jésus, lui qui est venu parmi nous, n’était précisément qu’une apparition. Jamais Dieu ne descendrait dans notre monde. Pur esprit, il n’était pas vraiment mort et n’avait apporté aucune rédemption véritable, mais seulement un enseignement éthique. Pour eux, le salut, qui était l’union à Dieu, provenait de la renonciation à la chair et du refus d’adhérer aux structures matérielles telles que les autorités et tout particulièrement à l’Église Catholique, que les Albigeois assimilaient au bras droit de Satan. Le suicide était pour les Cathares une forme populaire de renoncement, de même que le pacifisme et le régime végétarien.
Réfléchissez un instant: combien de vos amis, de vos voisins, adhèreraient de nos jours à ces sornettes.
En fait, il y avait deux catégories de cathares: les « parfaits » (perfecti) et les « croyants » (credentes). Les dirigeants de la secte provenaient du premier groupe, ils aspiraient à la pureté: chasteté, sérénité, ascétisme. Par contre, les « credentes » se livraient souvent au libertinage. Pour eux le chemin de la pureté était régi par l’excès, l’idée paradoxale qu’on pouvait éteindre les désirs terrestres par la débauche! À la fin de ses ivresses et de ses fornications (adultère et même inceste étaient tolérés), un croyant pourrait (devrait) atteindre la perfection grâce au consolamentum (ou « consolation »), un rite rassemblant baptême, confirmation, ordination et dernier sacrement en une cérémonie unique. Les consolamentum à l’article de la mort étaient courants, car la plupart des credentes pensaient qu’ils ne pourraient suivre la règle rigide des perfecti qu’à leurs derniers et précieux instants. En fait, si un croyant à l’article de la mort recouvrait la santé, ses frères soucieux de son salut pouvaient, par amour, l’empoisonner ou l’étouffer afin de lui éviter la rechute.
Honnêtement, presque tous les écrits consacrés aux Cathares de leur temps — et bien plus tard — nous viennent de leurs adversaires, et il est bien difficile de distinguer la vérité de la médisance dans les récits de comportements scandaleux. Mais nous savons que saint Dominique a fondé, afin de dénoncer les erreurs des albigeois, l’ordre des dominicains, ordre de prédicateurs, qui se donnèrent pour règle de savoir de quoi ils parlaient, principe porté à sa perfection par Thomas d’Aquin pratiquant un examen soigneux de tous les arguments.
L’emprise du catharisme (en France et dans de nombreuses régions d’Europe) ne fut finalement brisée que par la Croisade des Albigeois, qui dura près d’un siècle à partir de l’an 1200, et aboutit à la privation de droits et à la mort de presque tous les Cathares. On raconte que le Père Abbé menant un assaut contre une place forte albigeoise (la cité fortifiée de Béziers) aurait répondu à la question « comment distinguer les catholiques des cathares? » en disant «tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens.» Ce mot infâme pourrait être apocryphe, mais un fait est certain: le-dit Père Abbé écrivit plus tard au Pape Innocent III que « vingt mille personnes furent passées au fil de l’épée, sans distinction d’âge ou de sexe. Merveilleuses ont été les œuvres de la vengeance divine. »
L’écho du cliquetis des armes et la puanteur de la fumée flottaient encore dans l’air de la Provence quand naquit l’Inquisition. C’est l’hérésie albigeoise qui amena le Pape Grégoire IX à instituer son Nouveau Tribunal lors du concile de Toulouse en 1229. Je possède un vieil exemplaire de Catholic Encyclopedia portant l’imprimatur du cardinal Francis Spellman, alors archi-conservateur archevêque de New York. On y lit l’affligeant aveu : «l’Inquisition, aux yeux de nombreux historiens, restera le symbole de la cruauté, du terrorisme intellectuel et de l’intolérance religieuse. Vaines sont les tentatives de certains apologistes catholiques pour exonérer l’Église médiévale et l’Inquisition de ces accusations.»
En revanche, les œuvres de saint Thomas d’Aquin, particulièrement ses deux grandes Sommes, qui réfutent les théories des hérétiques, sont universellement reconnues comme faisant partie des grands ouvrages du monde occidental. À une époque où les hérésies et une profonde stupidité philosophique nous cernent, nous pourrions prendre une bonne dose de cette forme de « pensée médiévale ».
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Brad Miner, ancien éditeur littéraire de la National Review, est rédacteur senior de The Catholic Thing.