Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (II/III) - France Catholique
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Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (II/III)

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Cet article est la suite de celui-ci : Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (I/III)

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C’est toute une époque qui renaît grâce à des documents précieux. La situation personnelle du père de Lubac apparaît d’autant plus pénible qu’il est tenu en suspicion au sein de la Compagnie. Pour rendre compte de l’accablement qui est parfois le sien, il désigne « cette désagrégation spirituelle qui se double d’une logomachie tout irréelle et d’un effort incessant de super-organisation à vide, dont le seul résultat est d’étouffer plus uniment toute initiative libératrice et d’écarter plus impitoyablement toute personnalité indépendante. Cette maladie sévit aussi bien dans la Compagnie que dans l’Église de France. Beaucoup en gémissent, mais l’épidémie gagne toujours. […] L’isolement du milieu d’une maison pleine et l’inaction imposée par la maladie rendent en effet cette peine plus lourde ».

Avec l’épiscopat français, les choses ne marchent pas mieux, en dépit de quelques exceptions dont celle du cardinal Alexandre Renard alors archevêque de Lyon. « Quelle affreuse nuit s’élève en tant d’âmes ! Quel triomphe de la bêtise épaisse et prétentieuse ! Et quelle impossibilité d’éveiller la conscience chez nos évêques ! En France, ils sont pris par un absurde système de commission et de bureau, qui paralyse les meilleurs. » Sur ce point encore, mes souvenirs personnels corroborent le témoignage des archives. Le cardinal revenait souvent sur les effets d’une bureaucratie étouffante, en s’indignant par exemple que le texte qu’avait écrit à ce sujet le cardinal Gouyon, archevêque de Rennes, ne soit pas sorti du cercle étroit des lecteurs d’une revue spécialisée. Il discernait en tout cela le dévoiement de la doctrine de la collégialité énoncée au Concile. Et là encore, son diagnostic était acéré : « Le principe même de cette collégialité mal comprise est étendu à toutes les institutions et tend à se confondre avec le principe de “gouvernement collectif”, qui est l’une des idoles de notre siècle (notamment dans le monde communiste), — si bien qu’en croyant appliquer “l’ecclésiologie du Concile”, on se conforme, en réalité, à certains modèles politiques du siècle. Et, bien entendu, ce mode de “gouvernement collectif” fonctionne en symbiose étroite avec l’analogue d’un “parti unique”. » Ces choses-là sont dures à entendre. Mais elles appartiennent désormais à l’histoire. D’aucuns, qui ont connu Henri de Lubac à cette époque et qui étaient en désaccord avec lui, m’ont dit regretter l’impossibilité d’un dialogue alors qu’ils vivaient dans la même maison. Mais cette incommunicabilité ne tient pas, à mon avis, à un refus obstiné, elle est en relation avec l’accablement d’un homme qui a le sentiment qu’on détruit l’Église et que son œuvre propre, incomprise, n’a servi de rien au renouveau spirituel qu’il attendait. Ce n’est heureusement pas le seul aspect de ce quatrième tome, dont la richesse console de ce drame intérieur, qui n’en est pas moins la trame. Les trente ans qu’il retrace ont été d’une fécondité qui surprend. Comment cet homme, immobilisé par la maladie, allant d’épreuves en épreuves, a-t-il été capable de construire une œuvre de pareille dimension ? Car c’est dans cette ultime période qu’il a écrit quelques-uns de ses livres majeurs. Pourtant, à suivre sa correspondance privée, il n’avance pas, toute page blanche est pour lui un défi démesuré. Cela n’empêche pas que, de jour en jour, l’œuvre se forme, pour aboutir à des synthèses impressionnantes. C’est au fond, ce qui m’a le plus touché dans cette anamnèse. Une intelligence d’une exceptionnelle stature s’y révèle, que l’accablement ne peut arrêter dans son élan. Le théologien domine son époque, parce qu’il est supérieurement armé pour la comprendre et donner à ses contemporains, la lumière nécessaire pour l’affronter. On hésite à juger de ce qui est à privilégier : la sûreté de son regard ou l’extraordinaire érudition qu’il a acquise au cours de ses lectures incessantes. Il a raconté un jour que toute son œuvre était née de l’immobilité à laquelle l’avait contraint son état de faiblesse. Il faut l’imaginer tenant entre les mains la Patrologie de Migne dans son fauteuil et en mémorisant au fur et à mesure toute la substance.

C’est à partir de là qu’il a pu rassembler la matière de ses quatre gros volumes d’Exégèse médiévale (1959-1964) : « Je parcours des colonnes et des volumes du Migne latin, pour y détecter des mots, des phrases, des schèmes que je rassemble, en vue de ce travail commencé depuis longtemps sur “le quadruple sens de l’écriture au Moyen Âge”. » Ce n’est pas de la pure érudition, c’est une érudition qui se rapporte à la transmission et au développement de la Tradition chrétienne : « J’admirais la merveilleuse synthèse de toute la foi, de toute la pensée et de toute la spiritualité chrétienne, contenue dans la doctrine dite des quatre sens saisie en son jaillissement. J’étais heureux de rendre justice à l’un des éléments centraux de la Tradition catholique, si grossièrement méconnu dans les temps modernes et néanmoins porteur encore des promesses de renouveau. » Au moment où il rédige cette étonnante somme, il est encore sous la menace d’une censure qui traque tout ce qui pourrait ressembler à du modernisme ou s’éloigner d’une conception étroite des sources de la théologie. À distance, cela peut nous sembler absurde et même suicidaire, eu égard à la nécessité de faire rayonner toute la substance de la doctrine pour nourrir la foi et la propager. Mais il y a des réflexes de défense maladroits qui ont abouti à créer un carcan dont, heureusement, l’auteur d’Exégèse médiévale va se trouver progressivement libéré. Il n’est pas sûr pour autant qu’un accord unanime ait été établi par la suite sur le fond du débat. Aujourd’hui encore, certains, qui se réclament à cor et à cri de la Tradition, ne semblent pas discerner qu’un Newman et un Lubac sont les meilleurs explorateurs de celle-ci, si toutefois elle se rapporte au grand fleuve de la pensée chrétienne depuis les origines jusqu’à nous, en s’attardant notamment sur la patristique et la période médiévale.

Peut-on récuser « la Tradition vivante » de l’Église au nom de « la Tradition apostolique » ? C’est faire bon marché du labeur d’un théologien qui n’a voulu s’attacher qu’aux témoignages de la continuité ecclésiale, telle qu’elle s’est inscrite dans une incessante transmission doctrinale. Étranges traditionalistes que ceux qui rejettent la substance de la Tradition et méprisent cet extraordinaire corpus qu’Henri de Lubac n’a cessé de remettre en évidence. Curieusement, ce type d’opposants rejoint ceux d’un autre camp qui refuse la pertinence de la Tradition et partage l’obsession de la sola scriptura, pour le coup envisagée du seul point de vue de l’exégèse scientifique. C’est le cas encore aujourd’hui d’un Hans Küng, qui dans son dernier livre (Jésus, Éditions du Seuil, 2014), reproche à Joseph Ratzinger de contourner habilement avec des citations des Pères de l’Église et de la liturgie les résultats de cette exégèse scientifique qui seraient gênants pour l’orthodoxie. Mieux encore, Küng reproche à son ancien collègue de Tübingen de s’inspirer de la vision d’un Jésus « d’en haut », en se référant « de manière décisive au dogme des conciles hellénistiques des IVe et Ve siècles ainsi qu’à la théologie d’Augustin et de Bonaventure ». On ne saurait mieux dire comment on se situe aux antipodes de la Tradition illustrée par Newman et Lubac. Cette Tradition dogmatique est jetée au rebut, au profit d’une approche qui se prétend purement historique. Comme si une telle approche n’avait pas posé des problèmes considérables, chaque biographe-historien ne présentant qu’un Jésus à sa convenance psychologique. Mais déjà Küng ne correspondait pas du tout à la théologie et à l’ecclésiologie telles qu’Henri de Lubac les entendait. C’est bien pourquoi Balthasar pouvait lui écrire en octobre 1967 : « Küng disait à Barth l’autre jour que s’il était né protestant il ne se ferait certainement pas catholique. La situation est plus virulente chez nous qu’en France où les jésuites et dominicains pourrissent agréablement dans Freud et Jung. » Un exemple de plus du déchirement de ces années post-concilliaires.

En contraste avec cette sorte de néo-protestantisme, auquel, d’ailleurs, beaucoup de protestants ne souscriraient pas, la confiance de notre théologien envers le dogme, tel qu’il s’exprime dans les professions de foi, les conciles trinitaires et christologiques, est entière. Elle se traduira dans des études comme celle sur la foi chrétienne (Essai sur la structure du symbole des apôtres. Aubier, 1970). Celle-ci est conçue comme une introduction à la catéchèse « à l’usage de tous ceux qui, soit dans l’instruction des enfants, soit dans la prédication courante adressée au peuple chrétien, ont à remplir ce rôle, le plus beau de tous : transmettre la foi reçue des Apôtres, toujours et indéfiniment féconde, telle qu’eux-mêmes l’avaient reçue de Jésus-Christ ».

Cependant, l’originalité de l’œuvre avait été très bien comprise par Étienne Gilson : « Vous êtes un théologien de haute lignée, mais vous êtes aussi un humaniste selon la grande tradition des théologiens humanistes. » On s’en rend compte en reprenant, comme nos deux biographes, les grands ouvrages publiés à cette période, le Pic de la Mirandole (1974) et La postérité spirituelle de Joachim de Flore (1979-1981). L’un et l’autre sont caractéristiques d’une érudition nullement gratuite, car elle apporte beaucoup à l’intelligence des grandes questions qui ne cessent de se reformuler dans le cours des âges. Pour s’en convaincre, on pourra retenir la présentation du Pic tant elle donne une idée de son ampleur symphonique et de ses implications dans l’actualité philosophique contemporaine : « Cette étude se présente comme limitée à trois objets : la dignité de l’homme qui est sa liberté ; les notions de base et les principales images dont Pic use dans son discours pour exprimer la liberté de l’homme, ou les métamorphoses de l’Esprit qui est liberté ; enfin l’ampleur cosmique, ontologique et religieuse de sa liberté, qu’Henri de Lubac place sous le nom de paix. Elle embrasse la Renaissance italienne, allant de Pic à nos jours. Elle confronte l’idée de liberté présumée par Pic au prophétisme païen et aux positions de Pélage, de Sartre et de Kafka et en montre l’enracinement chez les pères de l’Église, les auteurs médiévaux et Bérulle situant l’idée de paix entre Nicolas de Cues et Pascal. »


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Henri de Lubac. Un extraordinaire regard sur son siècle (III/III)