Dans son ouvrage La Pensée protestante de Rousseau à Ritschl, le grand théologien protestant Karl Barth qualifie le philosophe allemand G.W.F. Hegel de « Thomas d’Aquin protestant ». Barth signale que, tout en ayant des réserves sur certaines positions théologiques du philosophe, il se demande pourquoi Hegel n’est pas devenu pour le monde protestant l’équivalent de la figure de Thomas d’Aquin pour le monde catholique.
La question est pertinente. Hegel et Thomas d’Aquin sont certainement comparables dans la mesure où ils ont traité une grande variété de sujets de philosophie et de théologie et les ont unifiés et structurés. Une autre ressemblance tient à la place dominante de la théologie dans leurs écrits – à cette remarque près : si dans la méthode scolastique adoptée par Thomas d’Aquin, la philosophie (aristotélicienne, platonicienne, stoïcienne etc) est « la servante de la théologie », chez Hegel, c’est l’inverse : la théologie y devient la servante de la philosophie.
Hegel était un luthérien convaincu. Ayant reçu une formation de pasteur luthérien, il trouva cependant sa véritable vocation dans l’enseignement de la philosophie et acquit une grande réputation et la célébrité, même de son temps – fait rare chez les philosophes.
Hegel critiquait parfois le catholicisme dans ses écrits et ses leçons. Par exemple, il fit un jour une remarque virulente à propos de la doctrine catholique de l’Eucharistie, amenant l’un de ses étudiants catholiques à se plaindre aux autorités, puisque en Allemagne les professeurs étaient des fonctionnaires. Hegel se borna à répondre qu’il était un chrétien luthérien, le serait toujours et qu’on ne devrait pas attendre de sa part qu’il s’exprime sur les doctrines du catholicisme dans son enseignement.
Mais Hegel a également adressé des compliments équivoques aux catholiques. Par exemple, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, sa comparaison entre théologiens protestants et catholiques tourne à l’avantage de ces derniers :
L’élément philosophique ou spéculatif est beaucoup plus important chez les théologiens catholiques… Dans les systèmes de doctrine protestants ou la dogmatique protestante … le contenu est, au contraire, de type plus historique ou davantage énoncé sous une forme historique, si bien que la doctrine devient aride. Dans l’Eglise catholique le rapport entre théologie et philosophie a toujours été en substance préservé.
Dans ses leçons très étendues sur l’histoire de la philosophie, pour la période du Moyen Age il ne s’arrête guère sur Thomas d’Aquin, mais trouve saint Anselme et William d’Ockam plus intéressants du point de vue philosophique.
Néanmoins, comme je l’ai soutenu dans un certain nombre de mes ouvrages sur Hegel, il est difficile dans son cas, comme dans celui de Thomas d’Aquin, de le classer parmi les philosophes plutôt que parmi les théologiens. Des bases théologiques se rencontrent dans tout le corpus hégélien. La plupart des philosophes modernes se flattent d’évacuer la théologie de leur pensée, mais pour Hegel ce n’est pas une vertu. « La théologie », dit-il, « continue à être complètement identique à la philosophie, et ne saurait se séparer de la philosophie ».
Cette position est exposée dans toutes ses œuvres majeures. Il présente l’ouvrage de ses débuts La Phénoménologie de l’esprit comme une reconstitution de la tragédie du Golgotha par l’esprit humain cherchant à concilier les dichotomies du moi et de l’autre, de l’être et de la pensée, de la conscience et du monde. Vers la fin de la Phénoménologie, le chemin vers « l’Esprit absolu » doit passer par la religion naturelle des anciens et la religion de l’art des Grecs pour arriver jusqu’au christianisme, dans lequel Hegel analyse le récit dans la Genèse de la création et de la Chute, l’émergence de la connaissance du bien et du mal, la naissance virginale, la Rédemption par l’homme-Dieu et le développement de l’esprit d’amour dans la communauté chrétienne.
Les œuvres ultérieures de Hegel démontrent la poursuite du même projet philosophico-théologique. Sa Science de la logique n’est pas une logique au sens habituel, mais une étude du Logos divin et une enquête spéculative sur la « vie de Dieu avant la création du monde ».
Dans sa Philosophie de la nature, Dieu s’externalise phénoménalement dans la création d’une nature culminant avec l’Incarnation (« le Fils de Dieu, non pas cependant en tant qu’un tel Fils, mais en tant que la persistance dans l’être-autre – l’Idée divine en tant que fixée pour un instant hors de l’Amour »). La philosophie politique est l’étude de la « marche de Dieu » dans le développement progressif de la société humaine. L’Eglise est le royaume de Dieu sur terre qui assure les fondations indispensables d’une société libre et éthique. Et au début de ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, il reproche aux théologiens de se borner à de pieuses affirmations de la divine Providence sans essayer de démontrer ses effets : « Notre méthodologie », dit-il, « est en cette mesure une théodicée – une justification de l’action de Dieu ».
Les preuves « ontologiques » de l’existence de Dieu avancées par Saint Anselme, Descartes etc. ont été sévèrement critiquées par Kant et d’autres philosophes ; mais Hegel a exposé ce qu’il considérait comme une version trinitaire inattaquable de la preuve dans ses Leçons sur la philosophie de la religion.
Hegel met sans cesse l’accent sur la « spéculation » (terme qui n’est pas péjoratif pour lui) où il voit le meilleur moyen de porter les vérités du christianisme à leur pleine réalisation conceptuelle :
La philosophie nourrit nos esprits du même contenu [que la religion] et parvient de ce fait à cette adoration spirituelle dans laquelle la pensée fait siens et connaît conceptuellement des éléments qui autrement ne sont que le contenu du sentiment subjectif ou de la pensée picturale.
La religion chrétienne (la « religion absolue ») a, selon Hegel, réalisé l’union des fondamentaux opposés intéressant la philosophie – la matière et l’esprit, l’être et la pensée, le divin et l’humain ; et il appartient désormais à la philosophie de porter cette unification au niveau conceptuel.
Des philosophes du XIXe siècle, comme Karl Marx et Ludwig Feuerbach ont critiqué la trop grande spiritualité de Hegel. Mais la tendance au siècle dernier, chez Leo Strauss, Eric Voegelin, Karl Löwith et d’autres, est plutôt de l’accuser d’amputer le christianisme de la « transcendance ». Ce qu’ils ne voient pas, c’est que le but de Hegel, qu’il l’ait atteint ou non, était de coordonner les aspects transcendants et immanents au moyen d’une «élévation » philosophique systématique des croyances chrétiennes à un niveau rationnel ou conceptuel.
Hegel n’était pas un « Thomas d’Aquin protestant », si l’on entend par là un conseiller guidant les Luthériens dans les doctrines traditionnelles, l’ecclésiologie et les normes morales – ce qui aurait été de toute manière difficile puisqu’ils n’ont pas de magistère. Mais comme Thomas d’Aquin, il vise à coordonner la philosophie et les vérités du christianisme selon une méthode unique et digne d’étude.
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Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/hegel-the-protestant-aquinas.html
Howard Hainz est professeur émérite de philosophie à l’Université Marquette (Wis.)