Chaque année la rencontre de Sant’Egidio est un bon baromètre de la situation de la paix dans le monde. Andrea Riccardi a le don de sentir le vent. Son propos va à l’essentiel. En 2015, il a décelé la préoccupation majeure : la résignation. Le sens commun qui prévaut dans les opinions est l’inéluctabilité de la violence. D’où vient ce sentiment dominant ? Des échecs de la communauté internationale à rétablir la paix en Syrie, à lutter contre l’EI, certes.
Mais le fondateur de Sant’Egidio ne saurait en rester à ce constat devenu banal. Il note qu’il n’y a plus aujourd’hui de mouvement pour la paix comme au siècle dernier et même récemment contre la guerre en Irak. « Où y a-t-il un mouvement pour la paix en Syrie ? » Et il a raison. Cela va même plus loin : les religions sur lesquelles devrait souffler « l’esprit d’Assise » selon le vœu encore réitéré du pape François en ouverture de la réunion, courent elles-mêmes le risque de se résigner ! Riccardi provoque le monde des religions sur lequel il a fondé son institution.
Le message de clôture en appelle à un nouveau mouvement pour la paix. Illusoire ? Comme le thème du rassemblement de Tirana : « La paix est toujours possible » ? Le mot fort, qui intrigue, n’est pas « possible » mais « toujours ». C’est ainsi que l’on pourrait opposer la paix comme le monde la donne et la paix comme Christ la donne.
En termes purement humains, ne voit-on pas qu’il ne saurait y avoir de paix partielle, de paix séparée, pour soi, quand le reste du monde continue de brûler ? Il n’y avait plus de paix en Syrie, il n’y en a plus en Turquie. Désormais elle n’est plus chez nous non plus.
La rencontre de Tirana du 6 au 8 septembre n’avait pas anticipé la crise des réfugiés. Elle a été court-circuitée par elle. Une seule des vingt-sept tables rondes lui était consacrée, mais le sujet a bientôt envahi le tout : les autorités italiennes, bien représentées (ministres des Affaires étrangères et de la Justice, président de commission parlementaire, l’ancien Premier ministre Romano Prodi) ont saisi l’occasion pour populariser leurs propositions progressistes de droit d’asile européen, de couloirs humanitaires, de quotas, de parrainage, de conférence internationale.
L’Albanie était une terre propice à ces discours puisqu’après la vague d’immigration des années quatre-vingt-dix à travers l’Adriatique, elle pouvait faire état d’un bilan positif de diversité, de coexistence et d’intégration. Elle est sans doute devenue l’un des candidats parmi les Balkans occidentaux les plus sérieux à l’adhésion à l’Union européenne. Il y a peut-être là, dans un pays majoritairement musulman, un modèle d’inspiration. Ce n’est pas par hasard que le pape François lui avait réservé son premier voyage en Europe il y a juste un an, induisant Sant’Egidio à le suivre.
Il était donc important d’ajouter ce « toujours » à la possibilité de la paix. La paix est indivisible. Si l’on répondait non — que la paix n’était pas toujours possible —, c’est là que l’on abandonnerait notre foi en la paix. Car la foi n’admet pas de juste milieu, de moyenne ou d’à-peu-près. Si la paix n’était pas toujours possible, cela signifierait qu’elle n’existe pas : à « toujours » s’oppose « jamais ». Sant’Egidio nous réveille : oui nous devons croire que la paix est « toujours » possible. Sinon nous ne ferions qu’avouer notre scepticisme, pessimisme ou notre résignation.
Les « politiques » sont les premiers coupables mais comme Riccardi l’a dit : les religieux le sont encore plus s’ils ne prêchent pas « toujours » la paix. Beaucoup par exemple ont passé plus de temps et d’efforts à nous convaincre de « guerres justes » que de la paix toujours possible. Un renversement des valeurs serait de ce point de vue le bienvenu.
Le même 8 septembre donc, se tenait à Paris la conférence internationale sur la protection des minorités au Moyen-Orient.
Certains religieux ont participé aux deux journées, tels Mgr Louis Sako, patriarche des Chaldéens, ou Mgr Pascal Gollnisch, directeur de l’Œuvre d’Orient. L’une était interreligieuse, l’autre interétatique, mais la coïncidence des deux événements était l’illustration parfaite de ce que le représentant du Saint-Siège à la conférence de Paris, le secrétaire d’État aux rapports avec les États, Mgr Paul Gallagher, a posé clairement : « La collaboration indispensable entre les deux sphères » à travers « la distinction nécessaire entre les deux domaines ». Ce sujet des rôles respectifs de la religion et de la politique avait été à lui seul l’objet d’une table ronde à Tirana dans la perspective de la recherche de la paix.
à Paris certaines convergences d’idées apparurent. La principale se fit autour de la notion de citoyenneté. Le mot est revenu à la fois dans les discours de Laurent Fabius, co-organisateur de la conférence avec son homologue jordanien, de Mgr Gallagher et de Mgr Sako pour ne citer qu’eux. Qu’il s’agisse de l’accueil des réfugiés ou des conditions de leur retour, il n’y a d’autre fondement que celui de la citoyenneté, ont-ils tous souligné. Ni chrétiens, ni yézidis, ni sunnites, ni chiites, mais des personnes dotées de tous les droits fondamentaux, dont celui de participer au gouvernement, mais aussi la liberté de croire ou de ne pas croire.
Si 56 États et 11 organisations internationales étaient présents à Paris, sous l’égide des Nations unies, cela signifie que ce message, dit « feuille de route » ou « plan d’action de Paris » ne s’adresse pas seulement aux gouvernements de Syrie et d’Irak, actuels et futurs, mais à tous les gouvernements voisins de ces pays à travers le Moyen-Orient.
Et si les réfugiés syriens et irakiens qui se trouvent en Turquie songeaient soudain à rejoindre l’Europe, ne serait-ce que pour des raisons économiques, ou bien parce qu’ils ne se sentent pas intégrés en Turquie, surtout depuis que le conflit entre Ankara et les Kurdes a repris ? C’est tout un discours commun au monde arabe, turc ou iranien qui doit être réformé. Ce n’est pas la seule responsabilité du gouvernement de Bagdad selon qu’il est plus ou moins inclusif.
Entre Irakiens semble-t-il, l’entente est possible. Entre Syriens, c’est moins sûr. L’EI a été contenu en Irak. Mais il s’est replié sur la Syrie où son offensive est gagnante. Peut-être, comme en Irak, le sursaut viendra-t-il, peut-être vient-il en ce moment après les défaites des forces d’Assad ? La communauté internationale commence à mesurer combien elle a été vaine de ne pas agir en Syrie tandis qu’elle décidait d’intervenir en Irak.
L’accueil des réfugiés en Europe est un événement soudain qui n’a pas encore eu le temps de produire toutes ses conséquences sur la politique des pays d’accueil. Ceux-ci ont désormais un intérêt acquis à la réintégration de ces réfugiés dans leurs pays d’origine. Le plan d’action stipule certaines des conditions politiques nécessaires pour y parvenir. Les événements peuvent lui donner une autorité et une légitimité que les organisateurs n’avaient sans doute pas en vue il y a quelques mois.
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