Quelques lecteurs me demandent en quoi consiste exactement cette fusion thermonucléaire dont j’ai parlé dans un précédent article et où les physiciens voient l’inépuisable source énergétique de l’avenir. 1
On ne saurait évidemment donner qu’une explication bien appauvrie : les mécanismes-de fusion relèvent à la fois, en effet, de la physique quantique et la physique relativiste.
Pour comprendre ce qui se passe au moment de la fusion, c’est-à-dire quand l’énergie est dispensée, il faut avoir au moins les données suivantes présentes à l’esprit.
1. − Les corps tels que nous les connaissons sont tous, sans exception, l’effet d’une architecture n’utilisant que trois particules stables : le proton, le neutron et l’électron ; proton et neutron forment le noyau de l’atome ; autour du noyau s’agitent, d’une façon bien difficile à comprendre et totalement impossible à représenter, les électrons ; l’électron et le proton ont une charge électrique égale, mais de signe opposé (proton = plus, électron = moins) ; si donc un noyau comporte 12 protons, il doit, pour être neutre, avoir autour de lui un nuage de 12 électrons (dans ce cas précis, un tel atome est celui du carbone) 2 ; les neutrons du noyau sont en général en nombre égal à celui des protons, mais comme ils sont de charge électrique neutre, ils peuvent donc, sans compromettre l’équilibre électrostatique des + et des −, être en nombres différents : ces corps ayant un nombre de neutrons différents pour un nombre de protons identique sont les isotopes : par exemple, le carbone 14 a 2 neutrons de plus.
Les protons du noyau
Tout cela se trouve dans les livres de vulgarisation. Ce qui fait que le cuivre est du cuivre, l’oxygène de l’oxygène, le phosphore du phosphore, etc., c’est tour simplement (et rien que) le nombre de protons du noyau atomique.
2. − On peut donc, dans l’abstrait, imaginer toutes les transmutations « alchimiques » que l’on voudra : il suffit de faire varier le nombre des protons du noyau. Mais il y a un hic. C’est que les liaisons internes entre particules du noyau sont fantastiquement résistantes. Et heureusement qu’elles le sont. C’est ce qui assure la stabilité des éléments (cuivre, oxygène, carbone, etc.), c’est ce qui fait la solidité du monde physique. S’il n’en était pas ainsi, l’univers ne serait que chaos, et jamais la vie ni l’homme n’y seraient apparus.
3. − On appelle « interactions » entre les particules du noyau ces forces énormes qui en assurent la stabilité. Dans tout atome existant, il y a donc une énorme réserve de forces. De la force en réserve, cela s’appelle de l’énergie. Si je savais libérer entièrement l’énergie contenue dans la pointe bic avec laquelle j’écris ces lignes, non seulement je me trouverais (du moins je l’espère) sur le champ transporté â la droite du Père en train de jouer de la harpe, mais à la place de ma maison et de la colline sur laquelle elle s’élève, il n’y aurait plus qu’un cratère marqué de trois astérisques dans les guides touristiques (« vaut le détour »).
Pour l’instant, on ne connaît que deux façons de libérer une petite partie de cette fabuleuse énergie : ce sont respectivement la fission (bombe A et piles atomiques) et la fusion (bombe H). La fission transforme certains atomes lourds (ceux qui comptent beaucoup de protons) en les cassant en deux autres atomes différents ; est libérée la part d’énergie qui reliait les deux morceaux. Quant à la fusion, elle fait exactement l’inverse. Pour comprendre comment deux opérations inverses peuvent toutes deux libérer de l’énergie, il faut malheureusement considérer les chiffres et suivre les calculs. Que l’on ne s’imagine donc pas que c’est là le secret du mouvement perpétuel, et qu’il suffirait d’amorcer un processus alterné de fusion et de fission pour libérer une source d’énergie se multipliant elle-même ! Car la fission et la fusion ne se font pas avec les mêmes noyaux atomiques. En réalité, fusion et fission ne sont que deux processus accélérés opposés de dégradation de l’énergie.
Pour avoir une idée de la quantité d’énergie libérée par la fusion, je donnerai les deux exemples les plus classiques
− En fusionnant deux atomes d’hydrogène lourd (deutérium), on obtient un atome d’hélium 3, plus un neutron (le neutron manquant à l’hélium, qui devrait, en effet, en avoir 4), et trois millions trois cent mille électrons-volts 3 ;
− En fusionnant un atome de deutérium avec un atome d’hydrogène hyperlourd (tritium), on obtient un atome d’hélium 4, un neutron et plus de dix-sept millions d’électrons-volts.
Ces millions d’électrons-volts proviennent, ne l’oublions pas, de la fusion de deux atomes seulement. Pour avoir l’énergie dégagée dans un cas réel (la bombe H) il faut multiplier ces nombres 1) par la masse physique impliquée dans la fusion, et 2) par le nombre d’Avogadro, lequel est égal à 6,023 x 100 000 000 000 000 000 000 000 (le nombre des zéros est de 23).
L’énergie se mesure en joules, et il faut certes pas mal d’électron-volts pour faire un joule. Sans entrer dans le maquis des transformations d’unité, on voit que la moindre réaction de fusion est un phénomène hors de toute mesure terrestre.
Comment amorce-t-on ces processus ? En rapprochant l’un de l’autre les deux noyaux primitifs assez pour qu’ils fusionnent. Seulement, ils se repoussent entre eux avec une force qui est sensiblement de même ordre que celle (en réalité celles, car il y en a plusieurs) qui assure leur stabilité. Dans la bombe H, le déclencheur est une bombe A. Disons pour se faire une juste idée des choses, que la bombe qui rasa Hiroshima, c’est l’allumette qui met le feu à la fournaise de la bombe H (à fusion thermonucléaire).
Considérons la bombe de Hiroshima comme une allumette, et en imaginant le feu d’artifice que peut déclencher une allumette dans un énorme pétrolier plein à ras bord et tout disposé à exploser, nous aurons une idée des énergies libérées par la fusion.
La pile fait teuf-teuf
La libération à volonté de cette colossale énergie est parfaitement au point. Mais jusqu’à ce jour, pour la bombe H seulement ! Tout le problème de la fusion consiste à inventer un moyen de maîtriser la bombe H, de façon à en tirer à volonté de l’énergie comme d’un robinet, et sans que la pression fasse sauter le robinet. Si l’un de vous trouve le moyen de mettre un robinet à la bombe H, non seulement sa fortune est faite, mais il changera le cours de l’histoire. En tout cas, il pourra vendre très cher son silence à n’importe quelle compagnie pétrolière.
Pour l’instant, on n’en est qu’à tenter de le mettre en tonne, si l’on me permet un mauvais calembour. A la température où démarrent les réactions de fusion (100 ou 200 millions de degrés, comme je l’ai dit dans une précédente chronique) les atomes à fusionner se présentent sous une forme qui n’est ni solide, ni liquide, ni à proprement parler gazeuse, et qu’on appelle plasma. Un plasma est fait de noyaux ayant perdu leurs électrons, et d’électrons libres, et où tout est donc chargé électriquement (les noyaux en + les électrons en −). Des phénomènes d’une effroyable complication se déclenchent alors, tous redoutablement énergétiques.
On sait déjà comment les confiner pendant un bref instant à l’aide d’un champ magnétique convenable. Un trop bref instant, malheureusement, car il se produit aussitôt des instabilités, des oscillations amplifiées, qui mettent l’appareil en panne presque aussitôt qu’il démarre (c’est une image). La pile thermonucléaire n’en est donc pour l’instant qu’à faire teuf-teuf, et caler4. Mais rien ne pourra l’empêcher de démarrer un jour ou l’autre. La physique des plasmas ayant désormais ses laboratoires dans tous les pays avancés, la date de mise au point de la pile thermonucléaire ne dépend pratiquement que des crédits qu’on est décidé à lui accorder. Inutile de préciser que les lobbys pétroliers ne poussent guère à la roue dans les sphères officielles internationales.
Car le succès serait la fin du pétrole. Ces lobbys cependant peuvent tout, sauf mettre en panne l’imagination et la curiosité des savants. Voulue ou redoutée, la pile thermonucléaire sortira un jour des laboratoires. 5
Aimé MICHEL
Chronique n° 172 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1417 − 8 février 1974
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 5 août 2013
- Il s’agit de la chronique n° 170, La révolution thermonucléaire – Nous sommes entrés dans une ère de périls (17.12.2012).
- Sur ce nombre, dit numéro (ou nombre) atomique et noté Z, voir la note 4 de la chronique n° 275, La science est-elle une théologie expérimentale ? – J’admire que si peu d’hommes aient la curiosité de considérer la nature comme une pensée (20.05.2013).
- L’électron-volt (eV) est une unité d’énergie. A titre de comparaison la combustion de l’hydrogène (H2, formé de deux atomes d’hydrogène ou de deutérium), qui est l’une des réactions chimiques qui dégage le plus d’énergie, produit seulement 3 eV par molécule d’eau produite ; elle est donc un million de fois moins énergétique que la fusion de deux atomes de deutérium.
Aimé Michel a raison de parler un peu plus loin du « maquis des transformations d’unité ». En effet, l’une des difficultés que l’on rencontre dans la lecture des articles, rapports et livres qui traitent des questions énergétiques est la diversité des unités de mesure d’énergie utilisées, ce qui fait souvent perdre de vue les ordres de grandeur en jeu. A titre indicatif, 1 joule vaut 6,24 x 1018 eV et 1 kWh vaut 3 600 000 joules.
- Ces instabilités qui se produisent au sein du plasma sont un des problèmes principaux à résoudre pour la mise au point de la fusion contrôlée. Les recherches se poursuivent sur ce point et des progrès ont été récemment enregistrés (voir fin de la note 5 de la chronique n° 170 citée ci-dessus.)
- Ne doutons pas que cette « pile thermonucléaire » sera mise au point, tôt ou tard. Le programme expérimental ITER, sans production d’électricité, et sa suite DEMO, avec production d’électricité cette fois, nous le promettent. ITER est actuellement en construction à Cadarache et ses expériences doivent commencer en 2016 et se poursuivre jusqu’en 2036. Néanmoins les plus optimistes n’attendent pas de centrales à fusion opérationnelles avant une cinquantaine d’années. Si elles tiennent leur promesse, il est très probable qu’elles seront utilisées car la diversification et la complémentarité des sources d’énergie est et restera d’actualité. Ce qui est plus difficile à prévoir est l’importance relative que prendra la fusion contrôlée à l’échelle mondiale et dans les divers pays. Il y a trop d’inconnus en jeu pour qu’on puisse le prévoir à l’heure actuelle. Quel sera alors l’état du monde (démographique, politique, climatique) ? Quels seront ses besoins en énergie ? Quels seront les avantages et inconvénients de ce mode de production perçus par les populations ? Comme on aimerait le savoir mais comme le futur est imprévisible !
De toute façon, sauf heureuse mais improbable surprise, on ne peut pas compter sur la fusion contrôlée dans les cinq décennies à venir qui vont être cruciales pour l’avenir de l’humanité. La meilleure façon d’actualiser cette chronique d’Aimé Michel écrite il y a presque 40 ans n’est donc pas de faire à nouveau le point sur la fusion (ce que nous avons déjà fait dans la chronique La révolution thermonucléaire citée plus haut), mais de réfléchir aux divers scénarios envisagés pour l’avenir immédiat, avenir qui doit se décider aujourd’hui. C’est le sujet traité par plusieurs livres récents au format poche. Les Nouvelles Energies pour les nuls de l’économiste Olivier Babeau (First Editions, Paris, 2013) en donne une bonne introduction. L’avenir énergétique : cartes sur table de Jean-Marie Chevalier, Michel Derdevet et Patrice Geoffron (Gallimard, Folio actuel, 2012) et Transition énergétique pour tous. Ce que les politiques n’osent pas vous dire de Jean-Marc Jancovici (Odile Jacob, Paris, 2013) élargissent la réflexion ; le premier a été écrit par des économistes, le second par un ingénieur ; tous ces auteurs sont bien au fait des contraintes techniques et environnementales et leurs analyses sont remarquablement convergentes.
Que disent-ils ?
Ils rappellent pour commencer à quel point nos conditions de vie actuelles dépendent d’une énergie abondante et peu coûteuse. J.-M. Jancovici, en se fondant sur la méthode du prix réel chère à Jean Fourastié dont il complète les analyses, montre que le prix réel d’un kilowattheure d’énergie, c’est-à-dire le temps qu’il faut travailler pour s’offrir ce kWh a été divisé par 50 à 100 en un siècle et demi. Les énormes transformations opérées durant cette période ont donc pour origine non seulement l’application de découvertes scientifiques et technologiques mais aussi la disponibilité d’une énergie presque gratuite en quantité croissante. Sans cette énergie il n’aurait pas été possible de multiplier les machines pour les mettre au service de tous, diminuer le temps de travail et sa pénibilité, augmenter l’espérance de vie, vider les campagnes de leurs paysans, les transférer dans les usines puis dans les bureaux, accroître la durée des études et la mobilité, avoir une voiture par adulte, partir souvent en vacances, rendre la grande distance accessible, multiplier les supermarchés, manger souvent de la viande de bœuf, étendre les banlieues, changer nos mœurs, augmenter le taux de divorce, modifier notre vision du monde ; « rien de tout cela ou presque n’existe dans les pays où l’énergie reste un luxe. »
Mais qu’en sera-t-il demain alors que les nuages noirs s’amoncellent entre le charybde de la baisse de production pétrolière et de la hausse du prix des combustibles fossiles et le scylla du climat ? Le maître mot est « transition énergétique » mais a-t-on bien compris ce qu’il cache ?
Une bonne politique énergétique doit être d’abord fondée sur un système plus économe en jouant sur tous les postes : rénover les bâtiments (45% de la consommation énergétique française), notamment pour réduire les dépenses de chauffage (la moitié des 45%), diminuer la consommation des véhicules et relocaliser les activités pour réduire le coût des transports (25%), augmenter la durée de vie des produits, réduire les banlieues, refaire une agriculture maraîchère périurbaine, diminuer la consommation de viande bovine…, en un mot inverser presque toutes les évolutions que nous avons connues et encouragées depuis plus de 50 ans.
Quant à la production d’énergie on sait quelle cacophonie l’accompagne. Les solutions « propres » des éoliennes et du photovoltaïque en réalité ne le sont pas autant qu’on le dit. En effet les éoliennes, en raison d’un vent qui ne souffle que par intermittence et pas forcément quand on en a le plus besoin, ne sont concevables que dans un système où leur variation de production est compensée par… des centrales à gaz (ou à charbon en Allemagne). Il en va de même du photovoltaïque qui ne remplace pas une centrale mais permet seulement d’éviter de s’en servir (mais à un coût sans commune mesure), sans compter les problèmes non résolus que posent les panneaux en fin de vie. Quitte à subventionner il y a peut-être mieux à faire avec les deniers publics (en économisant l’énergie par exemple).
En pratique on n’échappera sans doute pas à l’utilisation du charbon (dont les réserves concentrées dans une dizaine de pays sont considérables) mais à condition de capturer le CO2 produit par sa combustion et de le transporter jusqu’à des sites de stockage géologique, ce qui implique une consommation de charbon d’un tiers supérieure pour produire la même quantité d’énergie utilisable. Où qu’on se tourne, le prix réel de l’énergie ne peut que croître et le relèvement de 5% du tarif de l’électricité le 1er août n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend.
On n’échappera sans doute pas non plus au nucléaire. Les critiques qui lui sont faites sont souvent plus émotionnelles qu’objectives. En réalité il n’existe pas de modes de production d’énergie dépourvus de risques. Pour apprécier objectivement les 9 000 à 33 000 décès (selon les hypothèses) en 70 ans, donc tardifs et incertains, imputables à la catastrophe de Tchernobyl (1986), il faut les comparer aux autres causes de mortalité : 30 000 victimes en une seule journée suite à la rupture de deux barrages en Chine (1975) due à des pluies diluviennes ; 5 000 décès par an dans les mines de charbon (Inde, Chine,…) ; près de 300 000 décès prématurés en une seule année (2000) dans le monde due aux particules fines liées à la production d’énergie. Il faut les comparer également aux 200 000 à 700 000 décès annuels dans le monde imputables à la radioactivité naturelle et aux 400 000 morts dans des accidents de la route (mais qui songerait à renoncer au transport automobile pour cette raison ?).
Sur la catastrophe de Fukushima par exemple, J.-M. Jancovici note : « si le postulat de départ est que le nucléaire ne doit jamais tuer personne, au Japon ou ailleurs, alors cette énergie sera disqualifiée quel que soit le raisonnement, mais si le postulat est qu’il ne doit pas être plus dangereux qu’une autre installation industrielle majeure placée dans les mêmes conditions, alors le tsunami japonais constitue un “stress test” d’autant plus intéressant qu’il s’appliquait à une centrale bien en-dessous des standards actuels de sécurité en Occident. » (p. 216). Puis il enfonce le clou : « nous allons avoir besoin de toutes les marges de manœuvre pour nous sortir de la tenaille fossile, laquelle est à même d’engendrer un chaos économique et social planétaire dont le bilan pourrait se compter en centaines de millions de morts, voire plus encore. Refuser un risque qui vaut 1 alors qu’il permet de contribuer à éviter celui qui vaut 1000, est-ce une bonne idée ? »
Mais, comme le remarque J.-M. Chevalier et coll. « la société devient allergique au progrès technique et à ses risques, et décline tout tribut à payer pour cette cause. ». Comment alors « instaurer un vrai “contrôle démocratique du risque”, qui ne paralyse pas la société et lui permette de continuer à avancer dans la voie du progrès technique et technologique ? » Les incertitudes les plus grandes ne sont donc sans doute pas d’ordre technique mais tiennent aux réactions de la société, tout particulièrement dans une France bizarrement atteinte par le pessimisme et la méfiance à l’égard des politiques, des industriels et même des scientifiques, alors qu’elle a tant d’atouts.