9 JANVIER
J’ai bien aimé le livre de conversations de François Tallandier et de Jean-Marc Bastière (Ce n’est pas la pire des religions, Stock). Deux écrivains discutent fort librement de leur christianisme et de la façon dont celui-ci est malmené dans la culture contemporaine quand il n’est pas simplement ignoré. On n’a pas assez l’habitude de ce ton personnel où les choses sont livrées au fil de l’expérience réfléchie. Ou bien le discours s’énonce sous le sceau de l’autorité : papale, épiscopale et même doctorale lorsqu’il a pour auteurs des philosophes ou des intellectuels à la cime des concepts et des propositions de foi. Ou bien, il prend la forme du témoignage, bien souvent à propos de la radicalité d’une conversion, d’une découverte à neuf du Christ et du règne de la grâce, ce qui nous destine à l’horizon de la sainteté, seule concevable et désirable. Ici, c’est un autre registre : celui de l’aveu d’une certaine humilité. Nous ne sommes pas des saints, même si nous les admirons, même si nous reconnaissons avec Vatican II, qu’il y a une destination universelle à la sainteté qui est liée à la grâce même du baptême. N’est-ce pas Joseph Malègue, aujourd’hui bien oublié, qui parlait des « classes moyennes de la sainteté » ? Nous ne sommes pas loin de cette moyenne mais peut-être encore à côté, en vue du confessionnal où se murmurent faiblesses de l’existence et manque à l’amour absolu.
Il m’arrive de penser parfois qu’une bonne part de l’éloignement des générations, qui furent élevées en milieu chrétien, s’explique par une sorte de rancune due à l’impossibilité pratique d’assumer la sainteté des grandes figures. C’est le rejet d’un idéal conçu comme impossible, renforcé par la colère de sa propre indignité. D’où un retournement violent à l’encontre de cette Église insupportable, avec ses exigences et sa prétention à nous offrir le chemin du seul bonheur. Bien sûr, la question morale est décisive. Même si le christianisme la pose très différemment d’un système de devoirs à la Emmanuel Kant. Il faut avoir beaucoup d’humilité pour se reconnaître pauvre pêcheur. On préfère orgueilleusement se tirer hors de cet univers spirituel. On devient pélagien au degré supérieur, et on se veut du même coup hypermoral, tout à fait accordé au droit-de-l’hommisme contemporain, qui aboutira vite à ce que « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Alors pourquoi s’embarrasser de tout cet héritage pesant, pas si glorieux que ses thuriféraires prétendent, pour se libérer et vivre sans mauvaise conscience.
François Taillandier fut du nombre de ces jeunes gens qui se sont émancipés insensiblement de leur enfance chrétienne, ont vécu sans trop de difficultés hors de l’Église. Il ne correspond pas à mon hypothèse. En tout cas, son retour à la foi s’oppose à cette réaction orgueilleuse. Il admet fort bien de ne pas accéder aux exigences supérieures de l’Église. Cela ne l’oblige pas à les mépriser et à les combattre. Au contraire, il en comprend la sagesse et la beauté. Par ailleurs, le fait d’appartenir à la commune condition lui fait voir les autres sans morgue et sans mépris.
Les deux interlocuteurs, Jean-Marc Bastière et François Tallandier possèdent un grand privilège, celui de la culture. C’est un avantage inestimable que celui de pouvoir dominer les débats où la foi est en cause et ne pas se laisser impressionner par la mentalité antichrétienne qui règne un peu partout et singulièrement dans les médias. Il est vrai, en même temps, que la culture peut rendre plus vulnérable à certaines sollicitations qui glissent sur les âmes plus simples. Je n’écris nullement cette expression d’âme simple pour dévaloriser ceux auxquels je pense et qui me semblent souvent, au contraire, fort proche des cœurs purs que célèbrent les béatitudes. Et puis, qui que l’on soit, si l’on appartient à l’Église, on participe d’une attitude fondamentale dont parle très bien Jean-Marc Bastière : « Il faut parfois partir de l’un des constats d’une impuissance, mais appartenir à l’Église, c’est quelque chose de très profond ; on ne chipote pas, on ne trie pas, le catholicisme forme un tout, on y plonge tout entier, comme pour le baptême, et c’est dans cette immersion que l’on essaie de comprendre, même si c’est plus difficile. »