Je n’ai rencontré qu’une seule fois dans ma vie François Michelin. C’était à l’occasion d’une messe anniversaire, célébrée à l’attention de son beau-frère, Rémi Montagne. Rien que par son allure, sa stature, l’homme impressionnait. Il impressionnait même les membres de sa propre famille,qui parlaient de lui avec révérence et réserve, et aussi admiration. J’avais été assez décontenancé lorsqu’il m’avait lancé : « Quelle est votre passion, dans la vie ? » J’ai tenté sur le moment d’invoquer mon engagement intellectuel, alimenté par ma fonction de critique des idées. Cela ne l’avait pas du tout, mais pas du tout convaincu. Nous aurions pu évoquer notre foi commune, notre engagement chrétien. Mais j’ai eu le sentiment que ce n’était pas le sujet. Le sujet, c’était sans doute un grand projet, capable de mobiliser toutes les énergies de l’intelligence et de la volonté, à son exemple précisément.
Tout le monde reconnaît aujourd’hui que François Michelin a été l’une des plus grandes figures de l’industrie française d’après-guerre, avec une entreprise qu’il a menée au premier rang mondial. Pour cela, il fallait vraiment une passion singulière, celle d’un grand aventurier, sans doute ce qu’on appelait autrefois un capitaine d’industrie. Il fallait l’audace, la ténacité, renforcé par ces vertus que Schumpeter considérait comme primordiales à l’origine de l’essor industriel. Tout ne se réduisait pas à l’habileté de la gestion financière. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle François Michelin ne se reconnaissait plus dans l’évolution actuelle de l’économie. Ne craignait-il pas que sa propre entreprise soit désormais livrée à des traders ? Il aurait préféré que se perpétue l’ambition familiale, lui qui avait investi tous ses espoirs dans son fils Édouard, dont la disparition prématurée modifierait définitivement l’avenir de ce groupe attaché à Clermont-Ferrand.
Cette destinée oblige à relativiser singulièrement la thèse de Max Weber sur le capitalisme et l’éthique du protestantisme. François Michelin était complètement inspiré par l’éthique du catholicisme. Mais il y aurait un essai entier à écrire pour illustrer son style propre, associé aussi à un sens de la famille, totalement inspiré par une foi inébranlable.
Chronique diffusée sur Radio Notre-Dame le 4 mai 2015.