Docteur en théologie, en histoire des religions et en anthropologie religieuse, François Jourdan avait déjà accompli, en 2008, « un travail de clarification indispensable », face à « une confusion, consciente ou inconsciente, (qui) est entretenue » quant aux rapports entre christianisme, judaïsme et islam. Son livre intitulé Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, des repères pour comprendre, avait suscité, tout à la fois, adhésions et réserves (cf. la recension d’Islamochristiana, PISAI, Rome, n°34 (2008), pp. 309-311) : son « Enquête sur une situation bien confuse » dénonçait, à juste titre, les ambiguïtés du langage quotidien, et sa « Présentation des cohérences fondamentales des deux traditions » rappelait opportunément que chacune dispose de vocabulaires et de valeurs qui lui sont propres, ce qui ne peut qu’engendrer des « conséquences doctrinales » fondamentales.
Fallait-il pour autant parler d’expériences religieuses « inconciliables » ? Bien des chrétiens ne le pensent toujours pas, quand il s’agit d’apprécier existentiellement la vie spirituelle de nombreux musulmans. Mais puisque les ambiguïtés demeurent et que « non seulement les islamologues et les exégètes se contredisent entre eux, mais un même auteur peut ici se contredire comme le pape lui-même, ou évoluer comme le père Geffré […], que peut penser le non-spécialiste troublé dans sa foi devant pareille cacophonie et incohérence des spécialistes ? ». L’auteur entend justifier ainsi sa nouvelle intervention en la situant au niveau même des deux Livres de référence dont parle le titre de son ouvrage. Peut-on cependant affirmer avec lui que « la confusion signe un grave retard théologique d’analyse et de compréhension de l’islam et des musulmans, et de nous-mêmes » ? à lire attentivement ses pages, on a l’impression qu’il passe sous silence bien des travaux, publications et recherches qui, depuis cinquante ans, témoignent d’une réflexion chrétienne approfondie quant au dialogue islamo-chrétien. On aurait aimé, de sa part, au moins une brève analyse de ce qui a été fait, dans ce sens, depuis la création, en 1964, du Secrétariat romain pour les non chrétiens, devenu le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, en 1988.
Il n’empêche qu’on ne peut qu’assentir à ce qu’il dit en ses huit chapitres. à la question du ch. I. Islam, religion de l’alliance biblique ? (p. 13-39), il démontre que l’alliance de type biblique (partenariat entre Dieu et les humains) est propre aux juifs et aux chrétiens : scellée avec Abraham et renouvelée avec Moïse, elle est accomplie avec Jésus (les Ibrâhîm, Mûsâ et ‘Îsâ du Coran étant bien différents de leurs homologues bibliques), alors que l’islam est « plutôt une religion ontologique fondée sur l’alliance transhistorique qui coïncide avec la création du premier Adam » (Geffré).
à l’interrogation du ch. II, Bible et Coran dictés à des auteurs inspirés ? (p. 41-55), il répond que « le processus de production du texte » révèle bien vite que, s’agissant de la Bible, « le texte est pleinement humain et pleinement divin, pleinement parole de Dieu et pleinement parole d’homme, [car] on est déjà dans une logique d’incarnation », alors que « le Coran n’est en rien la parole de Muhammad, mais uniquement la parole de Dieu seul en direct », donc « un texte incréé » et révélé, non inspiré, et partant échappant à toute critique humaine et déclarant falsifiées les Écritures antérieures » qui sont celles de la Bible.
Au ch. III, Ancien et Nouveau Testaments inséparables (57-66), F. Jourdan oppose la « cohérence biblique (Le Nouveau Testament caché dans l’Ancien et, dans le Nouveau, l’Ancien dévoilé) » et la « cohérence coranique » qui renvoie les vrais Tawrât et Injîl, comme « pré-Corans », à la version de « l’unique Livre prototype, la Mère du Livre ».
Par suite, avec le ch. IV, Religions bibliques et islam devant la raison (p. 67-75), il est démontré, à la suite de Rémi Brague, que, s’agissant de l’accueil fait à « l’héritage de la philosophie grecque antique comme usage de la raison », le christianisme a procédé par « inclusion », recourant au commentaire qui est une réécriture, tandis que l’islam a recouru à la « digestion », se contentant de la seule paraphrase. Ce qui permet au ch. V. Développement de la tradition interprétante (77-83) d’insister sur « la tradition orale » et son antériorité par rapport à l’Écriture dans le judaïsme comme dans le christianisme, ce qui explique que ce dernier « a développé la théologie comme science organique, structurée et soumise à la raison humaine critique », tandis qu’en islam « le Coran écrit vient en premier, et la tradition n’est pas la vie de la communauté mais des détails de la vie du fondateur ».
Toutes considérations qui amènent à la question du ch. VI, Révélation tout entière dans la Bible ou le Coran ? (p. 85-95). La réponse chrétienne voit en Jésus-Christ « la Parole de Dieu » et la pleine « auto-révélation de Dieu », alors que l’islam affirme que la « Parole de Dieu littérale et fondamentaliste » se trouve être dans le Coran, ce qui engendre deux visions opposées de la « révélation » et donc de l’interprétation du « texte » en fonction de ses genres littéraires (il convient donc de « ne pas se tromper de prophétisme »). La question décisive est alors celle du ch. VII, Clôture de la révélation ? (p. 97-114), puisqu’il s’agit de s’expliquer sur la notion de « sceau des prophètes » et aussi de « monoprophétisme », car ce « concept doctrinal n’est pas biblique » tandis que « les prophétismes manichéen et coranique semblent apparentés jusque dans le scellement de la prophétie, et en même temps nettement différents du prophétisme biblique abrahamique, et loin de l’accomplissement apporté par Jésus ».
On peut alors apprécier le tableau de la page qui récapitule l’« inversion de l’être au monde selon la relation avec Dieu » (p. 111). Et c’est pourquoi le ch. VIII, Au-delà de la clôture, une suite ? (p. 115-123) invite à de nouvelles perspectives. En effet, « est-il possible d’aller au-delà ? ». En islam, « aller au-delà du livre du Coran paraît très audacieux » ; en judaïsme, « la tradition vivante est toujours à l’œuvre pour interpréter, mais dans les limites strictes de la Torat qui permet de vivre l’alliance dans un cadre donné (le Messie ne ferait que la mettre en œuvre) » ; en christianisme, « les Actes des Apôtres ne sont pas finis […]. Tout n’est pas fini avec la résurrection du Christ et son ascension, mais tout reprend un nouveau départ […]. C’est plus particulièrement le temps de l’Esprit Saint ».
Mais comment interpréter le sous-titre du livre ? à vouloir rappeler, à travers un comparatisme qui insiste sur les seules différences, quels sont « les vrais fondements de l’islam », l’auteur donne l’impression, tout en accusant de naïveté nombre de ses frères en christianisme, de vouloir « faire la leçon » à certains artisans du dialogue islamo-chrétien. Est-il assez naïf lui-même pour croire que ces derniers ignorent ces différences par lui signalées ? On peut supposer qu’ils lui sauront gré des conseils qu’il leur rappelle en sa Conclusion (125-135) : « Il nous faut accepter ces différences avec compétence et le courage de se dire que nous ne sommes pas pareils, et que ce n’est pas une offense que de le reconnaître, mais au contraire le respect de nos identités réelles […]. Le dialogue est un compagnonnage de vie dans une compréhension plus grande, en trouvant les voies nécessaires pour être ensemble. Un aspect essentiel de ce chemin, c’est d’être clair et vrai ; alors la confiance peut s’installer. La vérité est réaliste […]. Car le dialogue est reconnaissance d’une altérité consistante et d’un partenariat, dans une volonté de trouver et de bâtir ensemble les chemins de la paix ».
On croit ainsi entendre à nouveau ce que n’ont jamais cessé de répéter les chrétiens de dialogue depuis près de cinquante ans, et il est dommage que F. Jourdan semble en ignorer les expériences et les publications, affirmant à leur sujet que « la confusion signe un grave retard théologique d’analyse et de compréhension de l’islam et des musulmans ». Il est regrettable qu’il ne puisse pas distinguer entre les genres littéraires que pratiquent les moyens de communication sociale (et leurs présentations superficielles avec leurs amalgames trompeurs), les sciences des religions (et leurs approches descriptives et phénoménologiques avec leurs évaluations réductrices) et les affirmations du magistère (et ses discernements théologiques et spirituels avec une position souvent médiane). Car bien des expressions dont il souligne l’ambiguïté relèvent justement de ces divers domaines de l’information : à chacun, alors, d’en tenir compte et de faire le discernement nécessaire !
Mais on aurait surtout aimé qu’il explique comment parvenir à ce « partenariat » spirituel à peine entrevu en sa conclusion. Comment peut-on parler de dialogue islamo-chrétien en passant sous silence, comme il le fait, et le § 16 de la Constitution Lumen Gentium et le § 3 de la Déclaration Nostra Aetate ? Car tout dialogue suppose, comme s’y exercent les textes conciliaires, l’emploi d’un langage plus ou moins commun où les mots qu’utilisent les partenaires pour exprimer leurs expériences sont plus ou moins analogues. On attendait de ce livre qu’il précise la part d’analogie que les textes du Concile, les encycliques (ou discours) des papes et les textes du Conseil pontifical pour le dialogue religieux comportent dans le domaine du partage possible des expériences spirituelles entre chrétiens et musulmans.
Hélas ! le livre accumule les mises en garde et n’envisage que l’islam « essentialiste », oubliant que la subjectivité de la vie religieuse des croyants est capable de donner aux modalités d’expression de leur approche du mystère de Dieu des significations bien supérieures à celles qu’en exprime l’orthodoxie officielle. D’autant plus que l’Esprit Saint est toujours capable d’enrichir dans les consciences des croyants, quels qu’ils soient, les pauvres mots auxquels ils recourent pour exprimer plus ou moins maladroitement leur expérience spirituelle. Et n’est-ce pas cette constante et universelle intervention de l’Esprit Saint qu’a voulu exalter Jean-Paul II en son encyclique Redemptoris Missio ? Là encore le livre n’en dit mot, alors qu’on espérait qu’il en reprenne et en poursuive la réflexion. Les chrétiens artisans de la rencontre avec les musulmans sauront s’y employer.
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Documents joints
Pour aller plus loin :
- Autour du Malentendu islamo-chrétien : les terribles enjeux nouveaux
- Chroniques 2006
- La République laïque et la prévention de l’enrôlement des jeunes par l’État islamique - sommes-nous démunis ? Plaidoyer pour une laïcité distincte
- Malentendu islamo-chrétien ou malentendu entre chrétiens sur l'islam ?
- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE