La charmante sœur qui prenait soin de mon âme me donna, lors de la dernière fête de Pâques1, une raison très personnelle de méditer sur la destinée du père Teilhard de Chardin. Comme d’un certain point de vue je suis très teilhardien, mais très peu d’un autre2, elle me donna à lire le dernier livre paru sur ce grand mystique (a). C’est un livre qui réchauffe le cœur. « Tant qu’il y aura sur notre petite planète des justes de cette trempe, se dit-on, l’humanité qui les produit mérite de survivre ».
Commençons par les réserves pour les réduire à ce qu’elles sont : des difficultés scientifiques, seulement scientifiques, et donc de peu d’importance, toujours provisoires. Au centre de sa vision du monde, Teilhard place l’évolution : les galaxies, les étoiles, la Terre, les êtres vivants, l’homme, tout évolue. Fort bien. C’est en effet ce que l’on constate dans tous les domaines, avec la dernière évidence.
Seulement, avec l’évolution, Teilhard accepte sans insister l’explication néo-darwinienne de l’évolution. L’acceptait-il vraiment ? Ou bien a-t-il pensé qu’il avait déjà son lot de polémiques et d’adversaires et qu’il était sage de ne pas s’en forger inutilement une autre armada, de surcroît fort hargneuse et pas très regardante en matière de coups bas ? Ou encore, ayant beaucoup vécu en milieu anglo-saxon, s’en tint-il au consentement commun tenant l’explication néo-darwinienne pour un dogme qu’il serait inconvenant de mettre en doute ?
Quoi qu’il en soit, Teilhard s’accommodait du néo-darwinisme, à un ou deux détails près (l’orthogenèse).
Je ne comprends pas qu’il s’en soit accommodé sans rechigner. Car le néo-darwinisme implique un univers strictement livré au hasard, donc aveugle, sourd, et bien entendu dénué de sens. Déjà Darwin l’avait bien vu, dont la dernière correspondance exprime un agnosticisme complet et assez désespéré.
Que l’évolution puisse ne pas impliquer son explication darwinienne, voilà, il est vrai, qui chagrine fort les savants de langue anglaise. Curieusement, ils ont presque toujours dans leurs livres (par exemple Time Frames, de Niles Eldredge3) une aigre pointe contre « l’enseignement de l’Église », ou bien contre « le premier chapitre de la Genèse », qui évidemment excluent l’interprétation métaphysique ultime des choses et des êtres par le hasard, mais laissent toute liberté à la science pour proposer toute explication que l’on voudra aux phénomènes de l’univers, et en particulier à l’évolution4.
Ni l’Église, ni la Genèse ne se soucient de disputes scientifiques.
Cela ne commence à grincer que si la science sort de la science pour philosopher et encore ! Le néo-darwinisme est une idéologie fondée sur le postulat métaphysique que la vérité ultime, c’est le hasard, le non-sens. On peut démontrer le hasard dans des cas particuliers, comme d’ailleurs l’ordre et la finalité. Inférer de cas particuliers à la généralité métaphysique, c’est évidemment de la métaphysique, non de la science. Je ne voudrais même pas dire par là que la religion nous enseigne la métaphysique : « Mon Royaume n’est pas de ce monde ». Évidemment, tout et son contraire existent en métaphysique ; il est facile de proférer des idées métaphysiques (si ce sont des idées !) inacceptables du point de vue religieux. Si c’est une idée métaphysique que rien n’a de sens, que Dieu n’existe pas… Mais j’appellerais plutôt cela des assertions religieuses.
(Peut-être m’objectera-t-on encore ici Galilée, Giordano Bruno, l’Inquisition, les félicitations du Pape pour la Saint-Barthélémy, etc., et certes il y aurait beaucoup à dire, mais ce sera pour une autre fois, si cela intéresse encore quelqu’un, ce qui me navrerait, du moins du point de vue métaphysique effleuré ici)5.
Revenons à Teilhard. S’il n’avait publié que ses articles scientifiques sur la géologie de la Chine et les mammifères de l’éocène, son nom resterait comme celui d’un savant éminent et intuitif. Mais il avait pris au sérieux le mot divin : « ainsi acheva-t-il la Création, et voilà : il trouva que c’était très bon ! »6.
Le savant Teilhard, élève remarqué du célèbre Marcellin Boule examina la création et trouva lui aussi que c’était bon, très bon, et il écrivit force livres exprimant ce point de vue.
Horreur ! C’était se mettre tout le monde sur le dos. D’abord les savants les plus sourcilleux, qui jugeaient à juste titre que le mot « bon » est scientifiquement inexistant, hors de la plaque, « irrelevant » dirent les english speaking, et (derrière la tête, mais ces « idées » de derrière la tête sont les plus tenaces) qu’elles défiaient le pessimisme de rigueur depuis que Voltaire s’était moqué de Leibnitz7. Ensuite les gens d’Église, qui, depuis les incidents auxquels je faisais allusion plus haut, ont horreur d’avoir les savants à leurs trousses. Et qui, renchérissant, accusèrent Teilhard de passer par profits et pertes le Péché Originel (ce qui était faux, mais pour le prouver il fallait disputer avec d’éminentes autorités détentrices de l’imprimatur)8. Bref : Teilhard se trouva doublement soupçonné d’hérésie au sein de ses deux communautés : la scientifique et la religieuse.
Là commence ce que l’on peut bien appeler le martyre de cet homme obsédé par le Christ. Non seulement il n’eut pas d’imprimatur, non seulement il lui fut interdit d’enseigner, non seulement se répandit chez les savants le bruit qu’un paléontologiste faisait de la théologie, mais on l’exila, et quel exil ! en Chine occupée par les Japonais.
Il ne m’appartient pas, juste ciel, de canoniser qui que ce soit, ayant assez à faire avec mon propre salut. Mais je peux, grâce au livre prêté par ma très respectée Sœur, donner la parole aux témoins d’une vie. À ses plus proches témoins.
Voici Mme Dominique Wang, épouse d’un ingénieur chinois, qui fut pendant vingt ans l’une des filles spirituelles de Teilhard dans son exil. Elle décrit sa souffrance, son angoisse, sa solitude, sa piété.
Question de Paul André Corneau : – Comment avez-vous réagi lorsqu’on a commencé à répandre la rumeur que Teilhard serait devenu, à la fin de ses jours, un scientifique agnostique ou presque ?
D. Wang – Oh ! Mais c’est indigne cela ! Jamais, jamais je n’ai entendu cela ! Écoutez, quinze jours avant la mort du Père, mon vieil ami Maurice Lambilliotte9 est allé le voir à New-York (son dernier exil). C’était en mars 1955. Et Lambilliotte lui dit : « on vous a fait tant de mal, tant d’ennuis… On vous tue véritablement… Quittez les ordres ! ». Teilhard jeta les bras en l’air dans son geste habituel de surprise. « Non, mon ami… Ce que j’ai fait, je veux que ce soit un des leurs qui l’ait fait » (C’est-à-dire : mon apologétique du christianisme par la science, je veux qu’elle soit l’œuvre d’un Jésuite, non d’un défroqué). Et il ajouta : « L’important est la fidélité à ce que l’on croit. Et plus que jamais je crois ». D’autres témoins rapportent l’extraordinaire piété de la messe que chaque matin il disait, le rayonnement surnaturel qui en descendait sur les assistants. D’autres encore, qui recueillaient ses humbles dépouilles, décrivent son vieux bréviaire usé par plus de cinquante années de fidélité, à une époque, rappelons-nous, où, chez d’autres qui s’étaient prudemment garés de tout soupçon, la pratique quotidienne du bréviaire commençait à passer pour un exercice suranné.
Fidélité. Je ne sais quelle maxime orne les armes de la vieille famille Teilhard. Le plus illustre de ses fils peut en tout cas y inscrire celle-là. Fidélité à sa foi, à son Église, à son Ordre, à sa science.
Je ne sais pas davantage la place qu’il occupera après quelques siècles dans la rénovation historique de l’Église à laquelle nous assistons, et qui souvent nous déconcerte. Que vaut-il mieux ? Se séparer de l’Église en marche pour rester fidèle à l’image qu’elle donne d’elle-même pendant quelques siècles ? Ou bien obéir, même contre son sentiment, et surtout pour un prêtre, qu’y a-t-il de plus grand et de plus vrai que la fidélité ?10
Teilhard, en auvergnat, cela veut dire le vieux tilleul. Je vois Teilhard comme un grand arbre odorant et qui survit aux tempêtes. Ce qui restera de lui, je ne le sais pas davantage ; sauf sur un point : c’était un grand arbre, qui toute sa vie poussa ses branches, qui souffrit beaucoup, et qui mourut dans le vieux terreau où il avait germé.
Aimé MICHEL
(a) Plusieurs auteurs : Pierre Teilhard de Chardin : la victoire sur le Non-Sens (Éditions Paulines, 8, rue Madame, Paris).
Chronique n° 448 parue dans F.C. – N° 2159 – 3 juin 1988
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 17 septembre 2018
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 17 septembre 2018
- Depuis juin 1987, Aimé Michel va d’hôpital en maison de repos (voir la chronique n° 442, Dans la nuit de l’hôpital : savoir qu’on ne sait pas, en particulier la note 1). En 1988, ayant rejoint sa fille à Épinal, il connaît de nouveaux épisodes hospitaliers qu’il me résume ainsi dans une lettre datée du 15 juin 1988 : « 2 passages au billard, 1 collapse cardiaque, 3 transfusions sanguines ». Peu avant Pâques (3 avril, cette année-là), il est au plus mal. La sœur qui s’occupe de lui à l’hôpital d’Épinal, lui dit : « Vous allez avoir la chance de mourir le même jour que Notre Seigneur ». Mais lui regimbe : « Je ne voulais pas mourir ! » me racontera-t-il plus tard. Son heure n’est pas venue et quelques semaines après il va mieux. À la fin juin, une visite à Épinal me donne l’occasion de rencontrer cette sœur : je la revois assise sur une chaise dans une grande pièce à quelque distance du bureau derrière lequel se tient Aimé Michel. Elle doit me faire une certaine impression car je me souviens fort bien de la scène en dépit de sa brièveté (elle s’éclipse bien vite après mon arrivée) : peut-être est-ce dû à son visage avenant ou à je ne sais quelle douceur qui émane d’elle.
- Cette affirmation un peu sibylline, « d’un certain point de vue je suis très teilhardien, mais très peu d’un autre », se trouve en partie expliquée dans les cinq chroniques où il est question de l’œuvre de Teilhard, à savoir les n° 98, Sous le lampadaire et à côté ; 102, Le lit de Procuste ; 236, Teilhard de Chardin et les temps déchiffrés, avec une lettre du père de Lubac ; n° 354, L’homme n’est pas le produit d’un bricolage, et la présente qui suscitera également la lettre d’un lecteur que nous publierons à la suite dans deux semaines. Ce que Teilhard et Aimé Michel ont en commun, c’est une même insistance sur l’Évolution en tant que processus cosmique décrit à la fois par l’astrophysique et par la biologie, chacune dans son domaine, et une même « presque certitude » de « la multiplicité des mondes habités » (c’est le titre d’un texte de Teilhard écrit à New York en 1953). Mais A. Michel se désolidarise de son illustre ainé sur deux points. Le premier est que Teilhard adhère trop à l’explication de ce processus par Darwin et ses successeurs comme si cette explication était complète et définitive (voir note 4). Le second point de désaccord est que Teilhard n’a pas donné à l’apparition de la conscience, chez l’homme, et très probablement chez les animaux, l’importance qui convient dans sa description de l’Évolution – ce point est développé dans la chronique n° 102 (voir aussi la n° 207, où A. Michel reproche aux teilhardiens de considérer la matière comme la « réalité première »).
- Le titre complet est Time frames. The rethinking of Darwinian evolution and the theory of punctuated equilibria (Simon and Schuster, New York, 1985). Niles Eldredge est l’auteur avec Stephen J. Gould de la théorie des équilibres ponctués (leur article : « Punctuated equilibria : an alternative to phyletic gradualism », in T.J.M. Schopf (ed.) Models in Paleobiology, 1972, est reproduit en annexe de Time frames). Sur cette théorie, voir les notes 7 des chronique n° 333 et 356. J’avais signalé et procuré ce livre à Aimé Michel en novembre 1987. Une semaine après, il m’écrivait « merci pour Eldredge, qui confirme une fois de plus l’incapacité métaphysique des english speaking à considérer l’évolution comme un phénomène, sans traîner le boulet d’une “explication”, à savoir la tarte à la crème darwinienne. (…) Si je suis tellement antidarwinien, c’est que cette idéologie aveugle les chercheurs, les empêche de chercher, bouche leur imagination. Eldredge appelle “vitalistes, mystiques”, propres à des “lunatic fringes”, toutes recherches non faites selon les préjugés de ses “causes physiques” inconnues de la physique. C’est très agaçant à la longue. »
- Comprenons que ce qu’Aimé Michel reproche à de nombreux darwiniens, c’est de faire mal, ou pas du tout, la différence entre une théorie faisant jouer un rôle au hasard dans des processus accessibles à l’investigation scientifique et une théorie fondée sur un hasard ultime relevant d’une interprétation métaphysique scientifiquement invérifiable. Il est facile de glisser de l’une à l’autre surtout dans des textes de vulgarisation dont l’objectif principal est de présenter les acquis scientifiques et non d’éclairer sérieusement le lecteur sur le contexte métaphysique. Il en résulte souvent, comme chez Eldredge, une bipolarisation du débat où l’ignorance et la naïveté des Créationnistes sert de faire valoir à l’intelligence des Évolutionnistes. Comme si la seule alternative à l’approche scientifique était le recours à un créationnisme naïf qui ne se pose guère de questions et conçoit la nature comme un système parfait (Time frames, op. cit., p. 148) où, selon la Genèse, Dieu a placé ce qu’il lui a plu (p. 142).
- L’histoire de l’Église est lourde à porter et nul n’en était plus conscient qu’Aimé Michel. Cette histoire scandaleuse l’éloigna de l’Église et alimenta jusqu’à la fin un fond de méfiance aux contours difficiles à préciser car, à ma connaissance, il ne s’en est pas complètement expliqué. C’est dans sa longue correspondance avec le musicien Paul Misraki que ses critiques à l’égard des errements de l’Église sont les plus apparentes.
- La répétition de « Et Dieu vit que cela était bon » dans le récit de la Genèse est un caractère distinctif vis-à-vis des mythologies comparables du Proche Orient ancien, comme le poème babylonien de la création, l’Enuma elish.
- Leibniz s’est efforcé de résoudre le problème du Mal – comment un Dieu bon peut-il créer un monde où existe la souffrance et la mort ? –dans Les Essais de Théodicée, écrit en français et publié en 1710 (c’est le seul de ses livres qu’il ait publié de son vivant). Il y défend en détail la thèse que le monde dans lequel nous sommes est le meilleur des mondes possibles. Cette thèse est ridiculisée par Voltaire dans Candide (1759) dont le héros éponyme confronte l’optimisme béat du Dr Panglos, son précepteur-philosophe, pour qui « Tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles », à l’évidence du mal universel. La critique de Voltaire a emporté la conviction de beaucoup et constitue un des fondements de l’athéisme moderne. En réalité, elle est inopérante. D’une part, comme l’écrivent Michael J. Murray et Sean Greenberg dans l’Encyclopédie philosophique de Stanford : « Leibniz ne pense pas que chaque événement individuel soit le meilleur événement possible, ni que des esprits finis puissent démontrer que tous les événements doivent faire partie du meilleur monde possible ; il croit plutôt que le monde dans son ensemble est le meilleur monde possible. (…) En tout état de cause, de l’avis de Leibniz, notre incapacité à savoir comment le changement de certains événements dans le monde affecterait d’autres événements et notre incapacité à savoir comment de tels changements affecteront la bonté globale du monde, empêchent de prétendre que les maux manifestes dans le monde constituent la preuve qu’il n’est pas le meilleur monde possible. » (https://plato.stanford.edu/archives/win2016/entries/leibniz-evil). D’autre part, la physique et la cosmologie peuvent servir d’appui à la conception de Leibniz car elles montrent le caractère tout à fait exceptionnel des constantes fondamentales qui figurent dans les lois qui régissent notre univers (voir les chroniques n° 417, Le rassurant petit fromage – Du melon de Bernardin de Saint-Pierre au super-melon du Principe anthropique, et n° 420, Cet univers où nous passons – Apprendre à reconnaitre la délivrance du mal). Compte tenu de ce qu’on sait aujourd’hui, il n’est pas exclu que, de tous les univers concevables du genre « espace-temps-matière », le nôtre soit le seul (ou l’un des très rares) dans lequel puissent exister des êtres vivants et pensants. Le problème du Mal se pose évidemment de manière fort différente selon que l’univers est conçu suivant un tel cadre contraint ou bien malléable de façon plus ou moins arbitraire (voir note suivante).
- Le péché originel est l’un des principaux sujets d’un recueil de textes écrits par Teilhard entre 1920 et 1953, publié en 1969 sous le titre Comment je crois (Points Sagesse Sa140, Seuil, Paris ; il s’agit du tome X de ses Œuvres complètes). L’un de ces textes, « Note sur quelques Représentations historiques possibles du Péché originel », non daté, antérieur à Pâques 1922, pouvant laisser penser que le mal serait apparu dans l’homme comme pur résultat d’un processus d’évolution, aurait conduit à son interdiction d’enseigner à l’Institut Catholique et à son exil en Chine. Dans son dernier texte à ce sujet, daté de novembre 1947, « Réflexions sur le péché originel », il confirme et précise ses idées antérieures : « De l’avis unanime des Théologiens (je pense), le réactif (nécessaire et suffisant) de la présence du Péché Originel dans le Monde, c’est la Mort. Voilà pourquoi, fort logiquement, les tristes auteurs de l’Évolution régressive cherchent à localiser la Chute avant tous fossile connu c’est-à-dire dans le Précambrien. Or, pour passer au-dessous, sinon de la Mort au sens strict, mais de ses racines, n’est-ce pas beaucoup plus en arrière, infiniment plus en arrière même (c’est-à-dire jusqu’à l’origine première des choses) qu’il faudrait aller ? Réfléchissons un instant. Pourquoi les vivants meurent-ils, sinon en vertu de la “désintégrabilité” essentielle à toute structure corpusculaire ? Prise au sens le plus général et le plus radical du terme, la Mort (c’est-à-dire la désagrégration) commence véritablement à se manifester dès l’atome. (…) Impossible dès lors de sortir du “mortel” (et par suite de l’influence ou domaine du Péché Originel) sans sortir du monde lui-même. Repéré et suivi à la trace dans la nature par son effet spécifique, la Mort, le Péché Originel n’est donc pas localisable en un lieu ni en un moment particuliers. (…) S’il y a dans le monde un Péché Originel, il ne peut y être que partout et depuis toujours, depuis la première formée jusqu’à la plus lointaine des nébuleuses. – Voilà ce dont nous avertit la science. » Plus loin, il précise : « dans le cas d’un vaste système en voie d’organisation, il est absolument “fatal” : que, 1) en cours de route, des désordres locaux apparaissent (…) et 2) que de ces désordres élémentaires résultent, de niveau en niveau, (par suite de l’interliaison organique de l’étoffe cosmique) des états collectifs désordonnés. – Au-dessus de la Vie, il entraine la Douleur. À partir de l’Homme il devient Péché. » Dans son Introduction à la pensée de Teilhard de Chardin (Seuil, Paris, 1956), Claude Tresmontant fait deux remarques éclairantes (p. 119). D’une part, écrit-il, « Le mérite de Teilhard (…) est de nous libérer de l’idée gratuite d’un mal “accident”. Dans notre Univers, tel qu’il se construit, la mort, le mal et la douleur ne sont pas des accidents survenus d’une manière fortuite : ils font partie intégrante, par construction, du processus de la création. Il est donc illégitime de penser que Dieu “aurait pu” faire un Monde sans le Mal et la Douleur. Telle est la conclusion d’un examen physique du problème. » D’autre part, « dans la Révélation, nous ne trouvons aucune trace d’une tentative d’“explication” du mal. Le livre de Job semble écrit exprès pour nous dire qu’il est impossible d’expliquer ni de justifier le mal. Job, c’est le refus de toute théodicée à la Leibnitz. Certains textes du Nouveau Testament sont également formels à cet égard : si tel homme est aveugle au paralytique, ce n’est pas parce que lui ou ses pères ont péché. » Ce dernier point (l’absence d’explication) est en parfait accord avec la conclusion d’Aimé Michel (voir note 12 de la chronique n° 444). Par contre, dans la n° 293, Aimé Michel suggère que le péché originel fut une « catastrophe intérieure » spécifiquement humaine, ce qui illustre le reproche qu’il adresse à Teilhard, dans la n° 102, d’ignorer le problème de la conscience.
- Maurice Lambilliotte (1900-1972), ingénieur, sociologue, attaché au Cabinet du ministre belge du ravitaillement en 1946, fondateur la même année de la revue « Synthèses » (Bruxelles). Dans l’éditorial du n° 119-120 (avril-mai 1956) de cette revue, il écrit : « Nos lecteurs savent en quelle admiration nous tenons ici le Père Teilhard de Chardin et sur combien de points nous sommes fondamentalement d’accord avec lui. Nul n’a eu jusqu’ici, autant que lui, un sens aussi large, aussi aigu, et nous dirions volontiers aussi prophétique de l’évolution. On apercevra d’ailleurs de mieux en mieux à l’avenir, à quel point sa pensée lucide aura contribué à faire sauter les amarres d’un statisme trop longtemps entretenu sous prétexte qu’il était indispensable d’opposer l’être à quelque vague et flottant devenir. » (Reproduit sur http://www.revue3emillenaire.com/blog/voir-et-aimer-par-maurice-lambilliotte/ ; la revue 3e millénaire a publié plusieurs de ses articles).
- Comme j’ai eu plusieurs fois l’occasion de m’en rendre compte, pour Aimé Michel, la fidélité, en particulier la fidélité à la parole donnée, est une vertu cardinale.