Peu avant sa mort en 1950, le philosophe Emmanuel Mounier publiait un ouvrage intitulé Feu la chrétienté. Il ne s’agissait pas seulement d’établir un constat historique, résultant de l’évolution de l’Europe depuis l’âge des Lumières. Il ne s’agissait pas encore vraiment de prendre la mesure de la déchristianisation, même si déjà on pouvait s’en inquiéter. Non, pour le fondateur de la revue Esprit, il s’agissait de remettre en cause la notion même de civilisation chrétienne, en plaidant pour une sorte de régime commun dans lequel les chrétiens pouvaient se reconnaître dans une volonté de coopération. Jacques Maritain, à la même époque, ne s’était-il pas associé à l’élaboration d’une charte des Droits de l’homme, sous l’égide des Nations unies ? C’était aussi, de la part de l’auteur d’Humanisme intégral, répondre à une volonté de refondation sociale. C’est donc qu’il semblait possible de dépasser certains clivages qui avaient rendu incompatibles différentes visions du monde, celle de la modernité et celle qu’il avait défini comme la civilisation sacrale et théocentrique du Moyen Âge.
Pourtant, la question de l’héritage civilisationnel chrétien se retrouve de nouveau posée aujourd’hui avec vigueur, sinon violence, dans le débat de l’élection présidentielle, au-delà des polémiques et des invectives. On la retrouve d’ailleurs sur le terrain philosophique, lorsque certains affirment la nécessité de se réapproprier l’héritage de la pensée chrétienne, indépendamment de l’espace propre à la foi.
Ce qui provoque parfois quelques protestations. En effet, qu’est-ce que le christianisme sans adhésion à la personne du Christ, à son message et à la pratique sacramentelle qu’il exige ? Pourtant, le propre du christianisme est aussi de s’incarner dans la réalité temporelle. Et de ce point de vue, il est indéniable qu’une civilisation nouvelle s’est développée autour du bassin méditerranéen, qui, sans renier ses assises gréco-latines, a abouti à une évolution sensible des mentalités et des mœurs.
L’Afrique du Nord terre de chrétienté
On est bien obligé aussi de prendre la mesure de la dimension géopolitique liée à la propagation de la foi. La notion de chrétienté correspond à un espace qui s’est trouvé, au cours des siècles, en expansion, en régression et toujours en lutte. On peut le regretter, mais c’est être aveugle que d’oublier que l’actuelle Afrique du Nord était, sous saint Augustin, une terre de chrétienté, qui, par la suite, est devenue conquête de la civilisation islamique.
De même, l’Espagne a opéré une Reconquista qui l’a émancipée de la domination de cette civilisation. Et comment oublier que la Turquie actuelle, au début du XXe siècle, était encore largement chrétienne, et que la présence de l’orthodoxie s’y est trouvée réduite dans une proportion proche de l’anéantissement !
Rappeler ces réalités historiques, ce n’est pas vouloir attiser la guerre des civilisations prédite par Samuel Huntington, c’est prendre conscience que le spirituel vit aussi dans le lit de camp du temporel, pour reprendre l’expression de Péguy.
Il conviendrait donc de clarifier certains débats, non pour revenir à d’anciens états historiques, mais pour réinventer les conditions d’un espace politique où le spirituel n’est pas bafoué et retrouve sa valeur de ferment civilisateur.