Alors que Vladimir et Estragon, les protagonistes insignifiants de ‘En attendant Godot’ de Samuel Beckett s’évertuent à prouver leur existence à eux-mêmes et au monde extérieur, ils posent une question insolite.
« Vous nous voyez, n’est-ce-pas ? »
S’ils peuvent être vus, raisonnent-ils, c’est qu’ils doivent exister. Etre vu comme forme de reconnaissance n’est pas nouveau. L’aristocratie anglaise de l’époque géorgienne savaient que faire une apparition dans la grande salle des thermes de Bath était essentiel à leur position sociale. Et, d’une certaine façon, notre culture des « selfies » est un appel désespéré pour être vu.
Les clochards à la dérive de Beckett donnent leurs instructions à un jeune messager pour Godot : « dites-lui que vous nous avez vus ». Sans action ni don de soi ni autre focalisation, ils espèrent, ayant été vus, avoir authentifié la réalité de leur existence.
Mais être vu peut avoir un impact plus profond si quelqu’un ayant des yeux pour voir regarde plus attentivement.
Nicholas Kardaras fait face à notre soif d’être vus dans son exposé décisif : ‘Enfants connectés : comment l’addiction aux écrans détourne nos enfants – et comment interrompre la transe’. « La connexion émotionnelle », fait-il remarquer, « est bâtie sur le contact visuel. Nos écrans et notre culture des écrans ont normalisé l’expérience d’avoir une conversation avec peu ou pas de contact visuel… Malheureusement, nous sommes en train de perdre quelque chose de vital et intrinsèquement humain ».
Si se regarder dans les yeux est intrinsèque à notre humanité, comment allons-nous faire sur le front des rapports humains ? Bien avant la génération des enfants connectés, nous devenions de moins en moins disponibles les uns pour les autres. Dans ‘Our Town’ de Thornton Wilder, Emily Webb revient de la tombe pour revivre son douzième anniversaire et s’émerveille de revoir sa mère, préparant le petit déjeuner et commençant la journée. Le Régisseur la prévient : « tu ne le vis pas seulement, tu te vois le vivre ».
Ce que voit Emily la fait éclater en sanglots. Elle voit sa mère se dépêchant dans la routine matinale, remarquant à peine sa présence. Emily supplie : « oh, maman, regarde-moi rien qu’une minute comme si tu me voyais vraiment… Regardons-nous mutuellement ». Elle retourne à la tombe le cœur brisé et avec l’opinion ancrée que nous, ici-bas, échouons souvent, « nous n’avons pas de temps pour nous regarder mutuellement ».
Nous aspirons tous à être vus. Quand nous sommes vus dans notre beauté, nos talents, notre bonté, par une autre personne, cela a un pouvoir vivifiant et nous donne souvent le courage et la confiance d’accomplir un potentiel que nous n’avions pas vu en nous-mêmes.
Le regard du Christ a ce pouvoir. Le regard du Christ sur Pierre après son triple reniement, « le Seigneur se retourna et fixa Pierre » (Luc 22:61), remplit Pierre le Défaillant de scrupules et il sort de la zone du Temple et pleure. Mais sous ce regard aimant, il est devenu un homme meilleur, Pierre le Rocher, sur lequel le Christ a bâti son Eglise.
Pierre lui-même deviendra un guérisseur. Il regarde avec puissance, par exemple, l’homme estropié : « Pierre le fixa, comme l’avait fait Jean. Alors Pierre dit : ‘Regarde-nous… Au nom de Jésus de Nazareth, marche’ » (Actes 3:4-6).
Du haut de la croix, le Christ confie l’humanité au regard de Sa Mère, proclamant : « femme, regarde ton fils ». En retour, Il la confie à notre regard, nous ordonnant : « regarde ta Mère ».
Nous sommes appelés par le Christ, comme dernière volonté, à connaître la puissance vivante et vivifiante de la contemplation, de la vision de l’existence et de la bonté de la personne en face de nous, la reconnaissant, la recevant et lui répondant dignement. Il nous a dit de prendre Marie dans la demeure de notre cœur, et a promis qu’elle nous prendrait dans le sien. Saint Jean a pris Marie chez lui à Ephèse, et bien plus encore dans son cœur et dans sa vie, devenant la personne que Notre Seigneur l’avait appelé à devenir de toute éternité.
Toujours le regard de Notre Dame guérit, restaure, rassure. Dans son apparition à Guadalupe, elle dit à l’humble Juan Diego : « Ne suis-je pas là, moi qui suis votre Mère ? N’êtes-vous pas à mon ombre et sous ma protection ? Es-ce que je ne vous vois pas ? »
Un aspect fort de la tilma miraculeuse de Guadalupe est la preuve scientifique trouvée dans les yeux de l’image de Notre Dame. Examinés au microscope ils portent, incrustée dans l’iris, une réplique parfaite de tous ceux qui étaient présents quand Juan Diego a déplié l’image miraculeuse.
Les yeux de Notre Dame les voyaient, et nous les voyons dans ses yeux. Ils sont connus et aimés. Ils sont appelés par son regard. La Vierge Mère continue de nous regarder dans les yeux alors même que nous regardons dans les siens. Son regard est plein d’amour jaillissant de son cœur parfaitement uni au cœur de son Divin Fils.
Par son regard aimant, elle nous appelle à la plénitude. Elle nous dit que nous sommes beaux et irremplaçables, nous aidant à voir ce qu’elle voit de bon en nous. Son regard est un don de son Fils à notre égard. Et, en étant vus par ses yeux, nous devenons pleinement et pour la première fois tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle sait que nous sommes.
Mère Térésa nous pressait de dire à ceux que nous aimons : « je me réjouis de ton existence ». Je te vois, et ce que je vois est bon. Tu es important. Croyez au pouvoir vivifiant que vous avez de voir quelqu’un dans une existence plus complète. Permettez-lui de se voir à travers vos yeux.
« Tu me connais, Seigneur », dit le prophète Jérémie, « Tu me vois » (Jérémie 12:3).
Voir semble si simple. Bien sûr que nous voyons. Mais quand nous connaissons quelqu’un par le regard, quand nous l’inspirons, l’encourageons et en appelons à sa secrète beauté cachée, nous donnons la vie par notre regard.
Elizabeth A. Mitchell a reçu son doctorat en communications sociales institutionnelles de l’Université Pontificale de la Sainte Croix à Rome, où elle a travaillé comme traductrice pour l’office de presse du Saint-Siège et ‘L’Osservatore Romano’. Elle est responsable de vie scolaire à Trinity Academy, une école catholique privée (de la maternelle au lycée) du Wisconsin.
Illustration : « Calvaire » par Josse Lieferinxe, vers 1500 [Musée du Louvre, Paris]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/09/15/woman-behold-your-son/
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