Antoine Arjakovsky, Collège des Bernardins
Dans un essai récent, La religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous (2018), l’essayiste Jean Birnbaum montre de façon convaincante que la redécouverte de la puissance de la croyance djihadiste pousse en retour les Européens, surtout depuis la vague d’attentats de 2015, à devoir défendre les fondements de la civilisation européenne, en y incluant ses postulats religieux. Nous nous pensions modernes, affranchis de toute dépendance à l’égard d’un dieu transcendant, indemnes de toute croyance. A l’inverse, comme le reconnaissent Peter Berger, Charles Taylor, Marcel Gauchet ou Jürgen Habermas, nous découvrons que nos modes de vie, – de la sociabilité des cafés à l’expérience des piscines municipales –, sont les marques vivantes de choix profonds, longtemps enfouis dans la profondeur de nos inconsciences collectives, et dont il nous faut retrouver au plus vite la pointe métaphysique si nous souhaitons les préserver et les enrichir.
Jean Birnbaum rappelle que dès 1955 Albert Camus suggérait que la tâche des intellectuels était de donner « un contenu aux valeurs européennes, même si l’Europe n’est pas pour demain ».
Toute la difficulté cependant, comme le rappelle le philosophe chrétien Rémi Brague, consiste en ce que les valeurs des croyances séculières peuvent fluctuer au gré des passions collectives ou des saisons idéologiques tandis que les fondements de la foi religieuse sont arrimés à des corps de doctrine et à des traditions interprétatives.
Or le fondamentalisme, qu’il soit laïc ou religieux, a pour caractéristique majeure de vouloir séparer la foi et la raison, le sens de la transcendance et celui de l’expérience immanente, le projet civilisationnel et l’expression de la différence.
Mais on n’élimine pas « les dieux criminels » selon l’expression d’Antoine Fleyfel par la seule force militaire. Pour contrer la violence fondamentaliste, celle du califat comme celle de l’État agnostique, il est donc indispensable de retrouver les passerelles, invisibles à l’œil nu, qui unissent, dans les deux sens, la conviction religieuse aux postulats rationnels.
Il convient pour cela de sortir d’une vision présentiste de notre époque et de prendre un peu de recul historique. L’âge post-moderne qui est le nôtre est celui de la désillusion en un progrès continu de la civilisation. Il est marqué par une blessure narcissique : la perte de la croyance dans les valeurs humanistes définies par l’époque moderne. Celles-ci furent de fait, malgré tous les efforts de certains philosophes, d’Emmanuel Kant à Edmond Husserl, pour préserver le monde des noumènes du monde de la raison pratique, incapables de résister à la montée des totalitarismes et des fondamentalismes. Pour éviter de sombrer dans la faiblesse de cet âge désenchanté le journaliste du Monde invite son lecteur à reconnaître le retour de la croyance en politique, la marque gnostique de nos convictions, les a priori existentiels de nos pratiques politiques, économiques et culturelles.
Ce travail de reconnaissance pourrait conduire dans un premier temps le monde universitaire à prendre au sérieux le fait qu’il existe, au-delà de la seule connaissance compréhensive, un « savoir qui sauve » selon l’expression de Philippe Sollers. François Jullien fait le même constat et appelle à dépasser les rayons « développement personnel » en librairie pour accéder aux ressources vivantes que fournissent les traditions religieuses, du taoïsme au christianisme. Dans un second temps, une fois qu’aura été accompli ce travail de lucidité auto-critique auquel Jean‑Marc Ferry invite chacun, il conviendra de s’interroger sur les chemins les plus sûrs permettant d’affronter dans la paix l’époque nouvelle, néo-gnostique et ultra-violente qui s’ouvre devant nous. On pourra consulter sur cette époque la revue littéraire Ligne de risque animée par François Meyronnis et Yannick Haenel, en particulier le n°24, « La sagesse qui vient », de février 2009.
L’attentat de l’État islamique] contre les chrétiens au Sri Lanka qui a fait 253 morts le dimanche de Pâques 21 avril 2019 est un rappel dramatique de cette tâche immense. En plus de la cinquantaine de conflits qui sont dénombrés sur la planète il faut ajouter les menaces systémiques croissantes à commencer par le dérèglement climatique et la conscience, croissante du fait de l’extension médiatique, des inégalités croissantes générées par le mode de développement ultra-libéral.
Le colloque du 15 mai 2019 au Collège des Bernardins sur l’avenir de la civilisation européenne sera une occasion de poursuivre sans tarder l’appel venu à point nommé de Jean Birnbaum au nécessaire sursaut de la conscience européenne.
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Antoine Arjakovsky, Historien, Co-directeur du département «Politique et Religions», Collège des Bernardins
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.