Parmi les cadeaux de ma femme pour Noël se trouvait un livre que je n’avais jamais eu l’occasion de lire: « Fahrenheit 451 » de Ray Bradbury. Je l’ai aussitôt dévoré, avec la tarte aux myrtilles.
Le titre : 451°F 1 est la température d’inflammation du papier. Le héros : Guy Montag, « incendiaire ». Son métier : brûler les livres, et les maisons où ils se trouvent. Et pourtant, à la fin du roman, Montag est devenu lui-même un « homme du livre », adhérant à un groupe de vagabonds « hobos » 2 qui conservent les livres en apprenant les chapitres par cœur. Ainsi, le premier livre de l’Énéide peut cheminer sur une voie ferrée de l’Ohio tandis que le second livre s’abrite, sdf, sur les quais de Staten Island.
Beaucoup pensent que « Fahrenheit 451 » concerne la censure gouvernementale, particulièrement à l’époque du McCarthysme. Pas du tout. Bradbury précise que son roman n’a que peu de rapports avec la censure. Le chef de Montag, Beatty — un individu étrange et malfaisant qui a une vaste connaissance de ces vieux bouquins, spécialement de Shakespeare — prétend que les gens ont cessé de lire bien avant que les « incendiaires » aient commencé à brûler les livres. Bradbury racontait ce qu’il voyait autour de lui, tout comme avec « 1984 » George Orwell décrivait le malfaisant « Ministère de la Vérité » en s’inspirant de son employeur, la BBC.
Autrement dit, il y a bien des façons de brûler un livre. J’ai récemment reçu une lettre d’un homme qui se dit « Restaurateur » : il restaure les vieilles chansons en les chantant, et les vieux livres, en les lisant. On brûle les livres en les condamnant au lent et silencieux foyer de la décrépitude et de l’oubli, ou, pire, au sinistre foyer du mépris et de la détestation.
J’ai connu une « incendiaire » dans mon école. Elle venait dans la Section « Langue Anglaise » proposer une série de cours sur les contes de fées. Féministe, elle déteste les contes de fées qu’elle enseigne. Elle nous a dit, toute innocente, qu’elle a eu envie d’abandonner le sujet, mais qu’en regardant la télévision elle a constaté avec effroi qu’ils — les contes de fées — sont de retour.
Le travail de cette femme n’est ni fait ni à faire : elle inspire à ses étudiants des soupçons sur Cendrillon; elle soumet à la question (ses propres termes) les Sept Nains de Blanche-Neige; elle veut révéler le secret de Walter Mitty; elle dépouille Hans Christian Andersen de ses vêtements. Elle a plein de copains dans le métier d’incendiaire de livres.
Un jour, Bradbury a dit que si les Mormons n’aimaient pas son théatre, ils pouvaient bien écrire leurs propres pièces s’ils en avaient envie. Il voyait bien comme la bien-pensance politico-culturelle a des effets dégradants.
Mais remarquons qu’il n’y a rien d’obscène dans » Fahrenheit 451″. Et le seul ouvrage que Guy Montag consacre à la mémoire est l’Ecclésiaste, avec quelques extraits de l’Apocalypse. Bradbury n’exprimait nulle crainte que « L’amant de Lady Chatterley » ou « Playboy » crépitent dans les flammes. Il était persuadé que la Bible, Milton, Johnson, Keats et autres membres du grand héritage de l’occident se faisaient déjà enfourner dans l’incinérateur.
Ces incinérateurs ronflaient dans les lycées et les facultés de tout le pays. Et ils continuent. Préparant un programme de langue Anglaise, votre premier souci n’est ni l’excellence intrinsèque des œuvres, ni leur influence historique et culturelle. Vous voulez calmer des étudiants peu enthousiastes — alors vous choisissez des « romans figuratifs », ou des trucs écrits à l’eau de rose sur des adolescents boutonneux.
Mark Twain a écrit à propos de Jeanne d’Arc sur le bûcher; vous jetez Mark Twain sur le bûcher. Imaginez que, par souci de « diversité », vous sélectionnez des textes du tout-venant politique ou des historiettes d’auteurs de race ou origine « convenable ». Vous avez ainsi jeté aux oubliettes d’authentiques grands écrivains dont vos étudiants auraient pu conserver le souvenir pour toute leur vie. Vous avez collé Melville dans un musée de baleiniers. Vous avez expédié Milton gémir et grincer des dents en bas sur le bûcher.
Ou supposez que vous êtes les auteurs du « Tronc Commun de Programmes » — titre absurde à moins de prendre le mot « tronc » avec une acception bizarre pouvant se rapprocher de ce morceau de trognon qu’on extrait de la pomme. [NDT: nouveauté lancée au niveau fédéral pour encadrer les programmes scolaires selon la nouvelle mode pédagogique.]
Mais on n’y trouve même pas un noyau; rien que les étudiants pourraient apprendre sur la tradition de la littérature anglaise; rien qui montre que des auteurs tels que Chaucer, Shakespeare, Milton, Wordsworth, Keats, Dickens, sont indispensables pour un véritable lecteur lettré en Anglais; en fait, les tenants de ce tronc commun ne montrent guère d’attirance pour la poésie, et n’accordent à la lecture que l’intérêt de pouvoir acquérir certaines prétendues « compétences ».
Il ne s’agit pas seulement d’incinérer les livres. Il est aussi question d’incinérer les cerveaux capables de lire les livres. Lisez Fahrenheit 451. La première personne qui éloigne Montag de cette maudite vie est une adolescente qu’on ne voit jamais un livre à la main. En revanche, elle passe bien du temps assise à réfléchir ou, simplement, à exister. Elle aime sortir quand il pleut et déguster les gouttes de pluie sur sa langue. Elle prend son temps, attitude que le second conseiller de Montag, un professeur à la retraite, déclare indispensable pour une véritable lecture des livres.
Quand Montag répond que les gens disposent de nombreux loisirs, le professeur explique que ce n’est pas la même chose. Prendre son temps, c’est s’installer dans un espace calme et silencieux loin du travail, du bruit incessant et de la banalité du monde moderne.
Les tenants du « tronc commun » n’ont pas la moindre idée de ce qu’est ce genre de loisir. Ils ramènent tout au travail et au bulletin de vote. Il ne penseraient pas qu’en lisant Milton on apprend ce que sont la vie, les hommes, les femmes, ce qu’est la fragilité humaine, la grâce divine — il ne leur vient même pas à l’esprit que les gens ont une âme.
Ils feraient bien de fréquenter les vagabonds de Bradbury, symboles errants de la raison d’être des livres. On ne peut consacrer un livre à sa mémoire sans en faire en quelque sorte son bien propre, sans devenir l’incarnation de la sagesse qu’il porte. Les livres sont destinés à des humains pleinement accomplis, pas à des bricoleurs, ou à des clientélistes du scrutin. Les bons livres sont pleins de sagesse, et ils défient et dérangent les gens en quête de sagesse.
Ces bons livres brûlent dans leurs cœur, mais ne sont pas consumés.
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Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/lets-build-a-bonfire.html