Dès 1998, vous aviez annoncé la crise dans un premier livre qui s’intitulait « Le Capitalisme malade de sa finance »
Jean-Luc Gréau : La maladie s’est déclarée. Elle est virulente. L’implosion financière a commencé il y a trois ans. Le premier signe de mauvais augure date d’octobre 2005 : il s’agit de l’indice des mises en chantier de l’immobilier résidentiel américain, négatif pour le mois de septembre. Puis, en janvier 2006, on constate que le nombre des permis de construire diminue et, pendant l’été, le stock de logements neufs et anciens est le double de la normale. En novembre 2006, la banque HSBC annonce l’augmentation des défauts de paiements des ménages américains qui sont endettés sur le marché hypothécaire. Puis on assiste à de petits krachs boursiers en Asie en février, mai et juin 2007, qui n’ont pas retenu l’attention. La banque d’affaire Bear Stern est touchée, elle ferme deux de ses fonds et les liquide rapidement : la crise financière couve.
Elle éclate deux mois plus tard, le 9 août 2007, lorsque la Banque centrale européenne injecte dans la nuit près de 50 milliards d’euros sur le marché interbancaire. Il y a un krach de ce marché car les banques qui veulent emprunter à court terme ne trouvent plus de banques disposées à leur prêter. Cette crise financière est internationale : aux États-Unis et en Europe, des banques font faillite : Northern Rock, puis Bear Stern… Depuis, la crise se développe avec des phases d’accalmie suivies de nouvelles dégradations de la situation.
On peut mesurer l’ampleur de la catastrophe en consultant Bloomberg qui récapitule chaque jour le montant des pertes et des provisions annoncé par les établissements financiers : banques, assurances, sociétés de crédit, fonds de placement… En septembre 2007, ces pertes et provisions étaient estimés à 60 à 100 milliards de dollars ; au début de l’été, nous en étions à 400 milliards ; le 15 novembre à 684 milliards de dollars, le 18 novembre on atteignait 918 milliards de dollars. La vitesse de propagation de la crise est particulièrement inquiétante.
Cette crise marque-t-elle la fin du néolibéralisme ?
Je suis un ancien cadre du patronat français. J’ai connu la fin de la période des Trente glorieuses puis les années grises de la stagflation quand nous n’étions plus dans le système keynésien efficace de l’après-guerre. Puis j’ai vu l’expérience néolibérale se déployer dans le temps. Elle a commencé à la fin des années 1970. Le prétexte du « changement », comme on disait alors, c’est une forte inflation. Elle atteint 6-7 % en Allemagne ; aux États-Unis, elle est de 14 % ; elle dépasse les 20 % en Italie et en Angleterre ; en France, elle est également à deux chiffres. Les politiques peuvent s’accommoder de l’inflation quand il y a de la croissance et un faible taux de chômage. Mais l’opinion publique est toujours très réticente à l’égard de l’inflation car elle s’estime toujours flouée par la hausse des prix, même si les salaires augmentent plus rapidement que les prix. Au printemps 1974, le pic d’inflation est de 14 % sur l’année et le salaire horaire de la métallurgie augmente de 18 %.
On décide donc de casser l’inflation par différents moyens : au Japon et en Allemagne on comprime les salaires ; aux États-Unis on agit par la politique monétaire au prix d’une récession violente et profonde ; en France on mêle les deux politiques à partir de 1983.
Dans la mise en place du néolibéralisme, quel rôle a joué Milton Friedmann ?
Il faut d’abord rappeler les trois thèses principales qu’il a énoncées :
1/L’inflation est pire que le chômage. On peut s’accommoder d’une certaine dose de chômage à condition que l’inflation reste à un très bas niveau. Pourquoi ? Parce que l’inflation ruine la possibilité d’un développement durable.
2/Les changes fixes doivent être remplacés part des changes flottants afin que le cours des monnaies soient fixées par l’offre et la demande. Sur ce point, Friedmann est aidé par les circonstances puisque le président Nixon décroche le dollar de l’or en 1973.
3/L’actionnaire est le propriétaire de l’entreprise et le rôle des managers est d’accroître au maximum le rendement des actions. C’est ce qu’on appelle la « création de valeur » – qui se fait pour l’actionnaire.
Les trois thèses de Milton Friedmann sont devenues des références majeures. Cependant, il n’a pas été l’architecte du néolibéralisme car il n’a pas construit de théorie, en dépit de ses tentatives d’apport dans le domaine monétaire. Le système néolibéral n’est pas sorti de son cerveau : il est le produit des circonstances et du poids déterminant des opérateurs boursiers.
En quoi consiste la nouvelle organisation économique qui s’est mise en place aux États-Unis, en Angleterre et à un moindre degré dans les pays de l’Europe de l’Ouest ?
Son principe, c’est la subordination des marchés économiques et de leurs opérateurs publics (l’État, l’administration) et privés (les entreprises et ceux qui y travaillent) aux marchés financiers et à leurs propres opérateurs.
Ces opérateurs financiers, ce sont les salles de marchés des banques et des fonds de placement. Il n’y a pas lieu de distinguer : les banques sont devenues des salles de marchés qui emploient des centaines de traders et qui sont installées sur les grandes places financières : Londres, New York.
La nouvelle organisation économique repose sur six caractéristiques essentielles :
Premier point : la subordination des entreprises, grandes et petites, avec obligation de réaliser des « superprofits ». Ces superprofits n’existent pas dans la théorie économique, sauf chez Marx qui parle de la maximisation du taux du profit. En réalité, la plupart des entreprises cherchent à réaliser le profit qui leur permettra de financer leurs investissements à moyen et à long terme. Elles n’ont pas besoin de superprofits. Ceux qui en ont besoin, ce sont les nouveaux actionnaires des entreprises, donc les gérants des fonds de placement (SICAV, hedges funds, fonds de pension) qui demandent un rendement maximal : pas toujours les fameux 15 % ; cela peut être 12… ou 25 % selon les cas.
Deuxième point : l’indépendance des banques centrales. Cette indépendance est considérée comme un dogme et l’on cite toujours l’exemple des États-Unis et de l’Allemagne. Mais, dans ces deux pays, c’est un héritage historique et non le résultat de décisions politiques. Aux États-Unis, on n’a pas réussi à instituer une banque centrale et l’on s’est contenté de rassembler en 1913 sous une même enseigne (Federal Reserve) les banques centrales des États américains – l’institut monétaire ayant été renforcé après la grande dépression. En Allemagne, on a proclamé l’indépendance de la Banque centrale après la période d’hyperinflation et elle a été considérée après la guerre comme une garantie – l’État ne pouvant plus financer une armée par le recours à son institut d’émission.
Aujourd’hui on affirme que l’indépendance des Banques centrales les affranchit de l’obéissance à un pouvoir politique qui voudrait créer de la monnaie pour financer ses dépenses excessives. Ces Banques peuvent doser la création monétaire afin que l’économie puisse croître avec un minimum d’inflation : 2 % par an.
Cette thèse est-elle fondée ?
Elle ne l’est pas ! On a dompté l’inflation dans des pays qui avait des Banques centrales subordonnées aux États. C’est dix ans après la fin de l’inflation que l’on a décidé, en France, que la banques centrale serait indépendante.
De plus, cette lutte contre l’inflation est fort ambiguë : on est hostile à l’augmentation des prix des biens de consommation et des salaires – mais on soutient la valeur des actifs financiers et des actifs immobiliers. Ce devoir de préservation de la stabilité financière n’est pas dans le traité de Maastricht !
J’en viens à mon troisième point : la liberté de circulation pour les capitaux. Elle paraît aller de soi mais on confond deux choses :
– le transfert d’une certaine somme dans un autre pays pour financer un équipement productif, activité normale ;
– les investissements de portefeuille qui permettent de transférer son argent sur le marché boursier ou sur le marché de la dette d’un pays (Ukraine, Pakistan…) et de retirer cet argent d’un jour sur l’autre : c’est cette possibilité qui fut à l’origine de la crise asiatique. En fait, on a proclamé ce principe pour favoriser deux capitales financières – Londres et New York – pour qu’elles puissent écrémer les plus-values financières partout dans le monde.
Quatrième point : tout doit être soumis au jugement des experts : les dettes publiques, les créances privées, les matières premières y compris les produits agricoles, le fret maritime… Ce ne sont pas des producteurs et des acheteurs qui s’entendent sur un prix, selon la théorie libérale, ce sont des traders. D’où la hausse phénoménale du baril de pétrole qui est ensuite tombé de 140 dollars à 40 dollars en quelques mois. Les marchés financiers fonctionnent comme des bourses qui traitent de toutes choses comme si c’étaient des actions. La loi de l’offre et de la demande ne fonctionne qu’entre traders, dans le cadre des marchés financiers.
Cinquième point : la titrisation…
La presse financière en parle beaucoup mais le mot et la chose restent énigmatiques pour le grand public !
C’est assez simple : une banque ou une société de crédit octroie des prêts à des entreprises et à des ménages, puis découpe ces prêts en petits morceaux pour les revendre à d’autres intervenants financiers. Le lien entre le prêteur initial et l’emprunteur est donc rompu et le premier prêteur n’a pas aucune responsabilité quant à la qualité du prêt qu’il a consenti. Une banque allemande qui a fait du crédit hypothécaire en Espagne n’est donc pas responsable pénalement, alors qu’une entreprise qui vend des yaourts avariés sera poursuivie et sanctionnée. Tout ce qui vient derrière (subprimes et beaucoup d’autres produits financiers) n’auraient pu être créé s’il n’y avait pas eu la titrisation.
Ainsi, la crise financière est une crise de la titrisation comme l’a dit Richard Fischer, président de la Réserve fédérale de Dallas.
Sixième et dernier point : le libre échange des marchandises. L’intrusion massive de l’Asie émergente dans le commerce international a changé les données fondamentales et elle s’est faite sur le mode de la mise en concurrence des sites de production sur le critère du plus bas coût possible de la matière grise et de la force de travail.
Quel est selon vous le bilan de l’expérience néolibérale ?
On a réussi une certaine désinflation salariale, plus ou moins accusée selon les pays. Cela dit, il faut bien comprendre les conditions qui ont permis un tel résultat. Car le niveau de la consommation n’a pu être maintenu qu’au prix d’un surendettement des ménages : ce fait est devenu évident depuis quelques mois mais les apôtres du néolibéralisme continuent d’affirmer que la crise financière est simplement l’effet d’une mauvaise gestion du système. Les mêmes disaient que la capacité de production croissante devait trouver ses débouchés sans préciser que cela supposait l’endettement des consommateurs.
L’endettement des ménages a été différent selon les pays. Mais j’observe que les pays les plus prospères, ceux qui approchaient du plein emploi, étaient les pays qui connaissaient le plus fort taux d’endettement des ménages. Au forum d’Aix-en-Provence, il y a quelques mois, les néolibéraux célébraient la réussite de la Grande Bretagne et de l’Espagne et soulignaient les mauvais résultats français. Aujourd’hui, l’Espagne est sur la voie d’une dépression aussi sévère que celle des États-Unis et de l’Allemagne au début des années trente : un million de chômeurs en treize mois ! Et cela ne fait que commencer.
L’endettement des ménages sera très difficile à résorber car les entreprises sont en train de mettre les gens au chômage.
Par ailleurs, il faut souligner l’échec de la titrisation : nous ne connaissons pas encore le montant des mauvaises créances mais leur nombre va encore s’accroître car les bons débiteurs, les entreprises bien gérées et les ménages prudents dans l’achat d’un logement ou d’une voiture auront eux aussi des difficultés à rembourser leurs dettes. C’est pour cela que le taux de défaut de paiement des ménages américains continue d’augmenter – telle est la cause directe de la crise – pendant qu’on essaie de renflouer le système bancaire.
Je n’ai pas besoin d’insister sur l’effondrement des bourses, qui est notamment caractérisé par le massacre des actions d’entreprises très puissantes.
Je tiens en revanche à souligner l’échec des banques centrales. Dans l’après-guerre, les Banques centrales voulaient obtenir la confiance, état intermédiaire entre l’optimisme et le pessimisme. Pendant l’expérience néolibérale, nous avons connu un état d’euphorie, qui a été finalement catastrophique. Mais la peur est dangereuse ! Or c’est cette alternance d’euphorie et de panique qui s’observe sur le marché boursier. Les Banques centrales ont eu tort de prendre la Bourse comme modèle de compréhension et de mesure de l’activité économique. Il faut en revenir à une situation où la confiance résulte d’un grand nombre de facteurs – tout particulièrement la politique économique du gouvernement.
Dernier point : pendant que nous faisions l’expérience néolibérale, nous avons transféré une énorme puissance aux pays émergents et tout particulièrement à la Chine. Je ne vois pas comment nous allons récupérer cette puissance. Je crains que ce transfert ne soit irréversible et que nous ayons modifié profondément l’équilibre du monde dans le seul intérêt des traders de Londres et de New York.
Quelles actions faudrait-il mener, selon vous, dans l’immédiat pour enrayer la progression de la crise ?
Je reste en principe partisan de la privatisation de l’appareil productif et des services financiers mais nous sommes dans une situation d’urgence. Les banques doivent être nationalisées. Il faut à cet égard s’inspirer de la Suède entre 1990 et 1994. Les banques étaient en faillite en 1990. L’État a nationalisé les banques, remplacé les dirigeants et demandé aux grands actionnaires de mettre la main au portefeuille. Puis il a de nouveau privatisé.
Dans notre pays, il faut procéder à cette nationalisation de la manière la plus simple possible : l’État devient actionnaire de référence de la banque.
Il faut aussi donner un nouveau tableau de bord aux Banques centrales : elles doivent continuer d’observer le taux d’inflation mais elles doivent aussi s’inquiéter de l’emploi, de la dette des ménages, des entreprises et de l’État… C’est en fonction de tous ces facteurs que la politique monétaire peut être faite avec une supervision de l’État qui doit quant à lui indiquer les priorités.
Dans le domaine monétaire, je suis partisan des changes fixes, qui permettent que les exportateurs fassent leurs plans et je souhaite la création d’un étalon monétaire international formé d’un panier de monnaies.
Il nous faut aussi un cordon douanier protecteur : dans les mois à venir, nous allons voir la demande se reporter vers les produits à bon marché et beaucoup d’entreprises vont se délocaliser ou fermer si nous n’organisons pas une protection des économies de l’Union européenne.
En Europe, nous n’en sortirons pas sans recourir à la monétisation de la dette publique : les créanciers de l’État lui présentent leurs bons du Trésor et ils sont payés avec de la monnaie qu’on appelle trivialement de la monnaie de singe et qui n’en est pas : on crée une dose d’inflation qui porte atteinte à l’intérêt du créancier mais qui est une nécessité. Les particuliers, les entreprises, les collectivités locales ne peuvent pas supporter le poids de la dette.
Je pensais que nous aurions une récession économique graduelle : la récession va beaucoup plus vite que ce que j’avais imaginé. Si les gouvernants continuent de considérer que la crise est un simple accident de parcours, les prochaines années seront très dures.
Lire de Jean-Luc Gréau : La trahison des économistes, Gallimard, 248 pages, 15 euros.
http://www.canalacademie.com/La-trahison-des-economistes-de.html
http://www.volle.com/lectures/greau2.htm
Pour aller plus loin :
- LES MALADIES DE LA DÉMOCRATIE ÉLECTIVE : COMMENT N’ÉTRE PAS DÉSABUSÉ ?
- « PASSANT, VA DIRE À SPARTE »
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- CASSANDRE « MOURRA IDIOTE »